26/03/2022

Le manifeste WaVE sur l’avenir du patrimoine lié à l’eau

 Cinq chercheurs de l’université Delft des Pays-Bas ont étudié les patrimoines sociaux et historiques de l’eau dans le cadre du projet européen WaVE (Water-linked heritage Valorization by developing an Ecosystemic approach). Ils publient une synthèse de leur étude se terminant par un manifeste sur l’avenir du patrimoine lié à l’eau, que nous traduisons. Pour ces universitaires, le patrimoine lié à l’eau possède la capacité de relier environnement, société, économie tout en montrant son utilité pour les enjeux de ce siècle, à commencer par l’adaptation au changement climatique dans chaque ville, chaque territoire. Un appel à diffuser, notamment auprès des gestionnaires publics de l’eau qui, en France, ont bien trop négligé la dimension historique, patrimoniale, humaine de l’eau. Voire détruisent le patrimoine au nom de modes passagères nourries d'une amnésie culturelle et historique.



L'eau et son patrimoine associé jouent un rôle très particulier dans les villes et les régions d'Europe. Les infrastructures hydrauliques historiques telles que les ponts, les quais et les berges, les installations portuaires, les écluses, les barrages ou les moulins, les paysages urbains et ruraux spécifiques basés sur l'eau, mais aussi les aspects immatériels du patrimoine lié à l'eau, tels que les connaissances sur la gestion de l'eau, les valeurs et traditions, peuvent constituer une base solide pour une approche écosystémique du développement urbain et régional durable. Le patrimoine lié à l'eau est unique à cet égard car il relie les domaines environnemental, économique et social, reflétant les trois piliers de la durabilité. En valorisant le patrimoine lié à l'eau en tant que vecteur de transformation écosystémique des villes et des régions, nous pouvons exploiter son potentiel souvent négligé pour engager diverses parties prenantes, relier stratégiquement les lieux reliés par l'eau et transcender les frontières disciplinaires, administratives et sectorielles. En d'autres termes, l'eau et le patrimoine qui lui est lié peuvent être un puissant vecteur de changement dans les villes et les territoires qui permet de capitaliser sur les pratiques et équipements passés pour faire face aux défis de demain.

Manifeste sur l'avenir du patrimoine lié à l'eau

1 Le patrimoine lié à l'eau est peut-être le plus vulnérable aux impacts du changement climatique, mais il peut aussi nous inciter à développer des solutions basées sur la nature pour l'adaptation au climat, en s'appuyant sur les techniques et les connaissances du passé.

2 Étant donné que l'eau est cruciale pour l'identité locale et représente des valeurs partagées, le patrimoine lié à l'eau est un atout pour sensibiliser les parties prenantes et les citoyens aux impacts du changement climatique et à la nécessité d'adopter l'eau plutôt que de s'efforcer de la tenir à distance.

3 Il est nécessaire de s'éloigner de la prise de décision descendante vers un engagement plus inclusif et ouvert des divers acteurs et groupes sociaux dans la valorisation du patrimoine lié à l'eau pour identifier et saisir les opportunités qu'elle peut apporter à nos villes et régions.

4 Engager les parties prenantes dans la co-exploration du statu quo, la co-conception d'actions de valorisation du patrimoine lié à l'eau et la co-décision sur les stratégies de leur mise en œuvre permet d'identifier de nouveaux potentiels, souvent négligés, et de sortir des sentiers battus pour relever les défis.

5 La co-création de connaissances et de solutions pour la valorisation du patrimoine lié à l'eau est un processus qui nécessite de construire et d'entretenir des relations avec les parties prenantes, qui porte ses fruits en créant des liens et des réseaux qui durent, en soutenant la collaboration à long terme, l'appropriation et l'acceptation sociale des stratégies de valorisation du patrimoine et impacts durables.
 
6 La narration d'histoires sur le patrimoine lié à l'eau est un outil puissant pour galvaniser l'attention et l'engagement des parties prenantes et créer une dynamique pour un changement de grande envergure. La narration sur le patrimoine lié à l'eau doit mettre l'accent sur l'identité du lieu (âme), les valeurs et les liens partagés (confiance), le potentiel du patrimoine à créer des lieux meilleurs et plus vivables (qualité) grâce à l'engagement créatif du public (théâtre), aux interventions et stratégies audacieuses, visionnaires, fortes (courage) qui, ensemble, nourrissent la fierté collective et l'appropriation des stratégies et des politiques.

Au lieu d'une approche centrée sur l'humain pour la valorisation du patrimoine lié à l'eau, nous avons besoin d'une approche écosystémique, dans laquelle les connaissances passées et les valeurs patrimoniales informent la conception de nouveaux paysages et voies vers la durabilité. Dans cette approche, l'eau est un élément important reliant les visions de profondes transformations écosystémiques urbaines et régionales aux transitions nécessaires dans les éléments de base des systèmes et des structures urbaines (énergie, mobilité, espaces bleu-vert).

8 Pour réaliser le potentiel du patrimoine lié à l'eau en tant que vecteur de changement écosystémique, nous devons élargir notre compréhension du patrimoine, pour inclure non seulement les bâtiments et les infrastructures, mais aussi le patrimoine culturel immatériel et le patrimoine naturel.

9 Alors que nos sociétés deviennent de plus en plus diversifiées et mobiles, nous devons repenser et enrichir la signification du patrimoine lié à l'eau en nous appuyant sur les contributions de citoyens ayant des valeurs, des origines culturelles et des expériences différentes, et en exploitant le potentiel du patrimoine en tant que vecteur d'inclusion et d'intégration sociale.

10 Le patrimoine, comme l'eau, est toujours en mouvement. Au lieu de le conserver dans son état actuel, nous devons oser l'utiliser pour développer des zones riveraines dynamiques et multifonctionnelles, créer de nouvelles valeurs et de nouveaux usages du patrimoine à travers un processus de développement dans le dialogue, poussant nos villes et nos régions vers un avenir plus durable.

Référence : Dabrowski, M. M., Fernandez Maldonado, A. M., van der Toorn Vrijthoff, W., & Piskorek, K. I. (2022). Key lessons fro

20/03/2022

La scandaleuse destruction en cours des étangs du Châtillonnais

 Les gestionnaires publics – Office national des forêts, Parc national des forêts , services de l'Etat (DDT, OFB) – sont en train de détruire un par un tous les étangs, retenues, biefs et plans d'eau du Châtillonnais. Leur cible actuelle est formée par les étangs des Marots, un patrimoine naturel, culturel et paysager remarquable. Les riverains sont vent debout contre l'orientation actuelle vers la destruction de ces sites, qui ont déjà été asséchés et laissés sans remise en eau depuis 5 ans. Une pétition est lancée. Hydrauxois se joint au collectif local des associations et riverains dont la notre pour envisager des actions en justice si ce désastre devait persister. 



Voici bientôt 5 ans, la vidange des étangs des Marots situés en forêt domaniale de Châtillon a été réalisée dans la perspective d’en effectuer le curage et de procéder à la réparation des digues. Les riverains se sont réjouis de cette entreprise qui devait assurer la pérennité de ces petits plans d’eau.

La remise en eau devait être réalisée dans un délai variant entre un et deux ans après la vidange. Or, il n'en fut rien.

Selon les informations recueillies auprès des représentants de l’Office national des forêts, chargé de la gestion des lieux pour le compte de l’État, la poursuite des travaux était subordonnée à la réalisation d’aménagements à effectuer et imposés par la DDT et l'OFB, dont le coût, très élevé, ne pouvait être assuré par l’ONF.

Aujourd’hui, il serait question de l’effacement pur et simple de ces plans d’eau, au titre de la loi sur l’eau et de la continuité écologique, contrairement à ce qui avait été affirmé. Ces effacements feraient suite d’ailleurs à ceux des étangs Narlin, situés un peu en amont, entrepris il y a une quinzaine d’années et à l’effacement, en cours, de celui de Combe Noire, faute d’entretien.

Le parc national des forêts , nouvellement créé en 2019, vient d'appuyer la démarche d'effacement dans un note officielle publiée ce mois de mars 2022. 


Cette position soulève la stupeur et la colère des riverains. Les populations locales, très attachées à la beauté de la route d’accès à l’abbaye du Val-des-Choues (ou Choux), sont vent debout contre ce projet et demandent de sursoir à son exécution.

En effets, l'assèchement puis l'éventuelle destruction des étangs des Marots représentent :
  • la destruction d'un cadre de vie très apprécié, ces étangs étant fréquentés toute l'année par les riverains (quand ils sont en eau!),
  • l'altération de la recharge hydrologique des nappes et aquifères, dans une région qui connaît désormais des assecs sévères, aggravés par des travaux lourds de recalibrage des lits dans les années 1960-1980,
  • la perte de la biodiversité acquise autour des étangs, cette richesse faunistique et floristique ayant été documentées par des promeneurs passionnés et naturalistes (exemples ci-dessous),
  • l'élimination d'un patrimoine historique remarquable, les plus anciens sites datant probablement du XIIIe siècle,
  • le torpillage de l'attrait touristique et paysager du Parc des forêts, alors qu'une enquête avait montré que les visiteurs sont attirés à hauteur de 4% par les forêts et 44,9% par le milieu aquatique (rivières, plans d’eau, étangs).
La charte du Parc de forêts approuvée par décret du 6 novembre 2019 dit : "le cœur de parc national est avant tout un espace de conservation et de mise en valeur des patrimoines naturels, culturels et paysagers… C’est une 'vitrine' des patrimoines et des savoir-faire, un espace conservatoire de cibles à forte valeur patrimoniale, locale, régionale ou nationale…"

Pour cette raison, le patrimoine à la fois naturel, culturel et paysager des étangs des Marots doit être préservé et restauré dans toutes ses fonctions utiles au vivant et à la société. 

Hydrauxois se joint au collectif local d'associations et de riverains dont la notre, et engagera si nécessaire des démarches en justice pour empêcher le gestionnaire public de détruire un patrimoine remarquable. Nous appelons déjà à signer la pétition citoyenne en ce sens, qui a reçu plus de 1000 signatures locales en une semaine.


15/03/2022

Non à l'effacement de 800 ans d'histoire dans le parc National des Forêts

 



Vous n'êtes pas sans savoir que quatre des étangs qui bordent la route d'accès à l'abbaye du Val des Choux ont été asséchés depuis quelques années. Ces étangs, à forte valeur patrimoniale car datant du moyen-âge étant menacés de suppression pure et simple, les associations de défense de la nature du Châtillonnais se mobilisent pour leur sauvegarde.
Si vous n'approuvez pas ces mesures incompréhensibles de la part des services de l'état et si vous souhaitez soutenir notre  mouvement nous vous remercions de signer la pétition avec ce lien.

https://chng.it/WBbm5sdRQZ

construits il y a 800 ans afin d'alimenter en poissons la cour des Ducs de Bourgogne, les étangs ont été dernièrement asséchés, l'effacement des ouvrages hydrauliques reste une  priorité nationale  qui passe malheureusement  bien  avant la vraie problématique de nos cours d'eau, la pollution. Tout cela en contradiction avec  la loi Climat et résilience qui a posé  l’interdiction de destruction de l’usage actuel ou potentiel des ouvrages au nom de la mise en œuvre de la continuité écologique.
Le développement touristique dans notre parc doit rester une des priorités, il semble pour cela nécessaire de préserver les plans d’eau pas encore détruits. Nous pensons tout particulièrement à ceux qui ont un intérêt collectif comme les étangs des Marots ou le lac du docteur Parisot pour le 21.
Les chiffres de la fréquentation des parc nationaux sont là : 4% des visiteurs viennent  pour les forêts, 44,9% pour les lacs, cascade, rivières ….
 https://fr.calameo.com/read/002416533c14cefb73c0d

 Préservons donc les étangs, biens communs des habitants du Châtillonnais .

 
 Une réunion d'information sera organisée avec la Société Mycologique du Châtillonnais et la Société Archéologique et Historique du Châtillonnais.

 Elle aura lieu à de Châtillon-sur-Seine le mercredi 30 Mars 2022 à 18h salle Luc Schréder 

Une visite du site des étangs sera organisée à 16h en amont de cette réunion.
(rendez-vous sur le parking face à l’étang supérieur des Marots et l’aire de pique-nique).

Plaidoyer en faveur des étangs des Marots et de Combe noire

https://drive.google.com/file/d/1IB1Ib-XtIK_jCP30h1qjroL5fGUVRhgM/view?usp=sharing



L'eau comme bien commun, ce ne peut pas être l'eau figée en musée d'histoire naturelle

 Alors que la qualité de l'eau et de ses milieux avait été dramatiquement altérée au 20e siècle, des lois environnementales ont proposé un nouveau cadre de développement durable à partir des années 1970. Toutefois, ces mesures de bon sens et qui parvenaient à créer un consensus sur les actions nécessaires sont menacées depuis une quinzaine d'années par les excès d'une écologie dogmatique dénonçant systématiquement l'humain comme problème et voulant revenir à une nature sauvage. Au regard de la contamination d'une partie de l'administration par ces idées erronées et dangereuses, il est important que la prochaine loi sur l'eau recadre la politique publique de notre pays à ce sujet. L'eau est un bien commun car elle a de nombreux usages humains, et ce sera d'autant plus évident dans la reconfiguration actuelle du monde: transition énergétique, adaptation climatique, relocalisation productive, économie circulaire. 



La loi de 1992 a défini l'eau comme patrimoine commun de la nation, en ces termes : "L'eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général." (article L 210-1 du code de l'environnement)

En effet, l'eau accompagne les humains depuis toujours, et en particulier depuis l'apparition des sociétés sédentaires néolithiques, qui ont été amenées à maîtriser le cycle de l'eau. Cette eau sert à des usages multiples : alimentation, santé, hygiène, irrigation, élevage, énergie, navigation, industrie, agrément et loisir. 

Par ailleurs, l'eau est aussi dangereuse : ses sécheresses comme ses crues peuvent détruire et tuer. Les riverains se sont donc très tôt organisés pour réduire ces aléas, domestiquer le cours de l'eau afin que son défaut comme son excès ne se traduisent pas par des tragédies humaines. 

Dans les années 1920-1970, certains abus du développement technologique et économique ont conduit à ré-introduire la question naturelle dans l'équation de l'eau. En effet, l'eau se trouvait massivement polluée par des effluents domestiques, agricoles et industriels. Son usage sans limite pouvait conduire à des tensions sur la ressource car les uns vidaient les cours et les nappes dont devaient aussi profiter les autres. Les interventions trop systématiques des machines pour endiguer les berges, creuser et rectifier les lits, extraire des matériaux, ont mené à un appauvrissement des cours d'eau, et n'ont souvent fait que repousser à l'aval le problème des inondations. Les édifications de grands barrages sans passage pour les poissons et sans relargage des sédiments de la retenue menaient à divers problèmes.

Les politiques publiques ont donc vu la prise en compte croissante de thèmes écologiques sur la dépollution, les espèces, les milieux et les écosystèmes, des décennies 1970 à 2000. 

C'est une évolution heureuse. Toutefois, nous arrivons à un nouveau point d'équilibre. D'un excès, nous menaçons de verser dans un autre. 

De la défense du cadre de vie à l'exclusion des humains des cadres de vie
Certaines administrations, certains groupes sociaux ou politiques, inspirés des sciences naturelles, voudraient en effet aller nettement plus loin dans les mesures écologiques. Il ne s'agirait plus seulement de chercher un équilibre entre environnement, société et économie – le but premier d'un développement durable des humains dans leurs milieux –, mais d'exiger que les rivières, les lacs, les estuaires reprennent tous un fonctionnement "naturel" tel qu'il était lorsque les humains ne les utilisaient pas. 

Ces mesure dites de conservation et de restauration écologiques se sont répandues à compter des années 2000. Elles se fondent sur un idéal de "naturalité" ou "retour à la nature": le bonne eau serait l'eau d'une nature sans l'homme, ce dernier devant sans cesse réduire ses usages, si possible les faire disparaître.

L'écologie était la recherche d'un meilleur cadre de vie pour les humains : elle est devenue pour certains la recherche d'un cadre de vie... sans les humains, voire contre les humains!  

La question des ouvrages hydrauliques a été un exemple de cette radicalisation de certaines politiques écologiques, et c'est la raison pour laquelle ce sujet a été si souvent dans l'actualité judiciaire et parlementaire. Au lieu d'aménager des barrages, des seuils, des digues, des canaux pour les rendre conformes à des fonctionnalités écologiques tout en préservant leurs usages et leurs agréments, un discours violent a été tenu depuis 15 ans sur la nécessité de détruire purement et simplement ces ouvrages pour revenir à la nature passée. 

L'eau sera critique pour l'économie et la société à venir
Mais ce nouveau discours "hors-sol" où une écologie théorique décrit sa nature idéale passe très mal dans la réalité. Car nous avons toujours besoin d'eau. Plus encore, nous voyons que l'évolution du monde pousse chaque nation à mieux exploiter les ressources de son territoire, dans une logique certes durable mais aussi productive. 

Par exemple, nous devons assurer la sortie rapide des sources fossiles qui font les trois-quarts de notre consommation énergétique, ce qui passe par l'énergie de l'eau. Nous devons garantir l'adaptation au changement climatique qui va rendre le cycle de l'eau bien plus incertain, parfois critique dans des épisodes extrêmes de précipitation ou de sécheresse, donc demander des régulations et stockages. La souveraineté alimentaire, l'économie circulaire et le retour de certaines industries en France vont impliquer eux aussi des besoins accrus en eau dans certaines zones. De même, on pense que la démographie continuera de croître au moins jusqu'en 2050, avec 70 millions d'habitants : le souhait de favoriser de plus en plus le local sur le lointain pour des raisons d'économie de ressources et d'énergie fait que l'eau liée aux loisirs verra sans doute sa demande augmenter, chaque territoire devant avoir des offres attractives. 

Si l'eau est bien le patrimoine commun de la nation, si l'objectif des politiques publiques est bien sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, il est donc impossible de laisser croire que nous allons revenir à des milieux aquatiques tels qu'ils étaient dans le passé ou tels qu'ils seraient à l'avenir sans aucun usage humain. 

Pour sortir d'une certaine confusion des esprits, une évolution de la loi sur l'eau est sans doute nécessaire, comme nous le faisons à intervalle régulier (1964, 1992, 2006). Cette évolution devra préciser plus clairement que l'eau n'est ni un phénomène purement naturel lié à ses propriété physiques, chimiques et biologiques, ni un phénomène purement artificiel lié à ses usages sociaux, économiques et techniques, mais un phénomène hybride à la rencontre de tout cela. Cette évolution devra aussi rappeler plus fortement que l'eau comme bien commun inclut tous les usages que la société juge nécessaires et bénéfiques.

06/03/2022

Le patrimoine hydraulique exceptionnel de Clairvaux sera-t-il détruit?

 L’Etat va fermer la prison de Clairvaux, construite sur le lieu d’une abbaye cistercienne. Or, de premiers travaux de diagnostics montrent une ignorance complète de la dimension hydraulique fondatrice du site de Clairvaux, voire envisage la destruction pure et simple des ouvrages répartiteurs créant un vaste réseau annexe de biefs et sous-biefs. L’Etat laisse par ailleurs un site lourdement pollué faute de politique d’assainissement des effluents de la prison. Est-ce le comportement d’exemplarité que l’on attend de la puissance publique? Notre association et ses consoeurs montreront la plus grande vigilance sur ce dossier : la maîtrise de l’eau a fait naître Clairvaux et doit présider à sa renaissance.

 

La prison centrale de Clairvaux, où sont enfermés des détenus à longues peines, va fermer début 2023. La décision avait été annoncée en 2016 par le ministre de la Justice, et ce, malgré de récents travaux de rénovation d’un montant de 12 millions d’euros. 

Ce départ de l’administration pénitentiaire a suscité un projet de reconversion du site de Clairvaux, animé par un comité de pilotage regroupant l’État et les collectivités locales. Le site comprend une trentaine de bâtiments protégés au titre des monuments historiques, sur une surface totale de 27 000 m². La seule restauration du clos et du couvert de ces bâtiments est estimée à 150 millions € : l’enjeu est donc conséquent. Il a donné lieu à de premiers travaux de diagnostics culturels.

Pourtant, une dimension structurante du site semble oubliée : son statut de patrimoine hydraulique cistercien, où l’eau n’est pas un détail mais le guide même de l’édification des lieux. Cet oubli est d’autant plus dommageable que la France compte un réseau d’historiens de l’hydraulique monastique de réputation internationale, notamment à travers les recherches animées par Paul Benoit (voir par exemple Benoit dir 1997,  Benoit et Berthier dir 1998). 

Bernard de Clairvaux et l’hydraulique cistercienne
L'ordre cistercien est une branche réformée des bénédictins dont l'origine remonte à la fondation de l'abbaye de Cîteaux par Robert de Molesme, en 1098. Communauté vivant à l’intérieur d’une enceinte, les Cisterciens ont  grand besoin d’eau : pour la boisson des moines, pour la cuisson des aliments servis sans graisse, pour évacuer les déchets et les déjections, pour user de la puissance de l’eau à des fins de production de fer avec la première trace de forge hydraulique connu , mais aussi de farine, huile, textile (foulon), tannage (tan). La maison mère Cîteaux et ses quatre premières filles La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond se trouvent en Bourgogne et en Champagne. 

Au milieu du XIIe siècle, un peu plus de cinquante ans après la fondation de Cîteaux, les abbayes se reconnaissant dans l’idéal cistercien constituent un ordre très solidement établi. Il connaît une extraordinaire expansion entre 1129 et 1150, au moment où l’action de Bernard de Clairvaux (1090-1153) s’impose en Europe. En 1153, à la mort de Bernard, il existe environ 350 monastères rattachés à l’ordre cistercien, dont une moitié en France (180). Depuis les sites de Bourgogne et Champagne, les abbayes disposent d’équipements hydrauliques.

Paul Benoit rappelle comment l’hydraulique a structuré le travail des cisterciens à Clairvaux (extrait de Benoit 2012) :
« Faute d’eau, ou manque d’eau en quantité suffisante, plusieurs abbayes ont dû déplacer leurs bâtiments, à commencer par Cîteaux implantée tout d’abord en un lieu qui deviendra la grange de la Forgeotte. 
L’exemple le mieux connu est celui de l’abbaye de Clairvaux. Bernard et ses compagnons arrivent en 1115 dans le Val d’Absinthe, vallon parcouru par un ruisseau affluent de l’Aube. Ils construisent sur place un monastère, appelé par la suite Monasterium vetus, qui se révèle dès les années 1130 trop petit pour une communauté en pleine croissance, tant le rayonnement de l’abbé Bernard est alors grand. Les différentes vies du saint montrent le conflit qui naît alors entre une majorité de moines souhaitant se rapprocher de l’Aube et Bernard qui estime l’opération trop coûteuse. La question est traitée sans détour par Arnaud de Bonneval dans la partie de la Vita prima qu’il rédige. Les questions financières mises en avant par l’abbé paraissent à la communauté insuffisantes face aux arguments des compagnons de Bernard, dont celui du cellérier Gérard, frère de Bernard, et selon le Grand Exorde de Cîteaux un véritable technicien. 
Un des aspects majeurs, et sans doute des plus coûteux du projet, consistait à faire venir une dérivation de l’eau de l’Aube dans l’abbaye. Déjà un bief sur l’Aube alimente alors en énergie un moulin situé à Ville-sous-la-Ferté en amont de Clairvaux. Les sources manquent de précision et les vestiges archéologiques s’avèrent peu lisibles du fait de l’entretien pluriséculaire de la dérivation qui alimentait les différents moulins situés dans l’abbaye. On ne sait si l’énorme débit qui conduit l’eau à Ville-sous-la-Ferté dont une part très importante retourne à l’Aube grâce à des vannes avant même d’actionner la roue du moulin, est dû à un travail des moines désireux de s’assurer une quantité suffisante d’eau en période de sécheresse. L’hypothèse est séduisante mais reste une hypothèse. »

Un héritage toujours vivant
Aujourd’hui et comme le montre ces cartes, le complexe hydraulique de Clairvaux est l’héritier de ces travaux commencés par les cisterciens et poursuivis pendant près d’un millénaire, ayant redessiné l’écoulement et la morphologie de la rivière et de ses biefs, afin d’alimenter entre autre une usine hydroélectrique construite à l’intérieur même de la prison.  


 Carte des archives départementales, réseaux hydrauliques de Ville sous la Ferté et Clairvaux.

 

Réseau hydraulique sur base du Plan de dom Milley, 1708

Un avant-projet a été  réalisé pour la communauté de communes de la région de Bar-sur-Aube par le cabinet SEGI en février 2020 (phase 2) avec 5 scénarios : effacement de l’ouvrage de répartition (baisse de 1,5m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; démantèlement des vannes de l’ouvrage de répartition (baisse de 1,2m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; démantèlement des vannes de l’ouvrage de répartition et ouverture sous le moulin (baisse de 1,7m de la cote d’eau au niveau du moulin) ; contournement de l’ouvrage ; remise en production de l’usine hydroélectrique (moulin). Une étude complémentaire est demandée par le syndicat de rivière SDDEA en  juin 2021.

En l’état, ces travaux diagnostiques posent de graves problèmes légaux.

Depuis 2021, la loi interdit de détruire l’usage actuel ou potentiel des ouvrages hydrauliques dans la restauration de continuité écologique des rivières en liste 2. En particulier les ouvrages de moulins. Donc l’ensemble des solutions visant à l’arasement ou au dérasement des ouvrages du complexe hydraulique de Clairvaux sont hors-la-loi et ne doivent plus faire l’objet du moindre financement public, y compris en études diagnostiques. 

Avant même cette interdiction, en 2016, la loi a introduit la notion de patrimoine dans la gestion durable de l’eau. L'article L 211-1 Code de l'environnement a intégré la disposition suivante : «III. – La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l’utilisation de la force hydraulique des cours d’eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme.» 

En conséquence, une circulaire (18 septembre 2017) commune entre le ministère de la transition écologique et celui de la culture, a demandé d’établir un socle commun de connaissances, pour notamment intégrer le patrimoine culturel dans les études préparatoires aux travaux de restauration. Le document «Grille d’analyse de caractérisation et de qualification d’un patrimoine lié à l’eau»  ne semble pas avoir été établi et n’apparait pas dans le CCTP de juin 2021. 


Sources : photos SEGI (étude SEGI 2020, décembre 2018)

Indifférence au patrimoine… et à la pollution
Outre son désintérêt pour le patrimoine hydraulique, l’administration d’Etat a montré un manque total d’attention à la pollution. Le ruisseau qui sert d’exutoire à la prison s’appelle «la Merdeuse» : et pour cause, il fonctionne encore comme au temps des moines, n’ayant jamais été raccordé à un assainissement (Ville-sous-la-Ferté dispose pourtant d’une station d’épuration depuis 1992). 

Les riverains témoignent des matières fécales, des déchets, des médicaments. «En 2009, Jean-Jacques Skiba a commencé l'exploitation hydroélectrique du barrage des forges de Clairvaux, en aval de l'endroit où "la Merdeuse" débouche dans l'Aube. Très vite, il fait de drôles de découvertes. "Cela fait dix ans que je ramasse des médicaments, comme de la Dépakine, mais aussi des préservatifs, des milliers de cotons-tiges, des sachets de thé ou de café lyophilisé", énumère-t-il, en précisant que son ouvrage n'arrête pas tout. Cet écologiste revendiqué n'en "revient pas" que franceinfo se penche sur le problème : "J'avais écrit à un média national il y a quelques années et il ne s'était rien passé.» (voir cet article). 

Notre association, Hydrauxois, la CNERH et la FFAM sont aujourd’hui mobilisées pour suivre ce dossier. La tentative de destruction du patrimoine hydraulique de Clairvaux ou d’assèchement de ses milieux aquatiques ferait évidemment l’objet d’une plainte en justice. Nous souhaitons que les ouvrages hydrauliques soient rattachés, protégés et entretenus pour leurs miroirs d’eau  au même titre que les bâtiments classés monuments historiques du site. L’eau doit être la clé de la renaissance du site comme elle a été la clé de sa fondation cistercienne.

23/02/2022

Quand riverains et usagers des canaux résistent à la normalisation administrative de la nature (Collard et al 2021)

 Les béals sont des canaux gravitaires d'irrigation traditionnelle en Cévennes, avec un seuil qui détourne la rivière vers de multiples parcelles. Une sociologue et deux géographes ont analysé la mise en oeuvre des nouvelles normes administratives en écologie aquatique, issues des lois françaises et de la directive européenne sur l'eau. Les chercheurs relèvent des différences de perception de la nature chez les acteurs, ainsi qu'une difficulté à mettre en adéquation des propos théoriques sur le fonctionnement idéal de cette nature avec la réalité complexe des nouveaux écosystèmes issus des usages humains.



Aquarelles originales : Nicolas De Faver, Source : Livret "Béals et pesquiers dans la vallée du Gijou", ATASEA


Anne-Laure Collard, François Molle et Anne Rivière-Honegger (université Montpellier, CNRS, IRD, ENS Lyon) ont analysé la mise en oeuvre des nouvelles normes sur l'eau (directive européenne 2000, lois de 1992, 2006) dans les canaux d’irrigation gravitaire anciens de la Haute Vallée de la Cèze, en Cévennes gardoises. Ces canaux y sont appelés béals et maillent historiquement le territoire de moyenne montagne.

L'imposition d'une règlementation administrative se fait par des outils de gestion qui comportent des volets d'obligations et de préconisations : classement en Zone de Répartition des Eaux (ZRE), nécessité d'un Plan de Gestion de la Ressource en Eau (PGRE). L'argument est celui de la "modernisation" imposée aux associations d’irrigants (ASA, établissements réunissant des propriétaires privés sous tutelle du préfet) ou à des particuliers. Mais cette évolution ne se passe pas toujours bien.

Une première friction concerne l'effet de découragement lié à des procédures : "Le béal est une affaire locale et familiale. À ce titre, la modernisation n’est pas toujours bien reçue, car interprétée comme une complexification bureaucratique qui mine le «plaisir» pris à s’en occuper. En pratique, des procédures doivent être suivies telles que la rédaction d’un compte-rendu des Assemblées générales, la tenue d’une comptabilité et d’un suivi quantitatif des prélèvements engendrant des frais supplémentaires. Cette administration est aussi vécue comme une négation des dimensions flexibles et négociables des modalités de gestion de l’eau."

En outre, des choix sont contestés. La mise en conformité des béals par les ASA est une des conditionnalités d’accès aux aides publiques, avec obligation d'économie d'eau et de continuité écologique. Mais "la plupart des travaux subventionnés consistent à poser des tuyaux en PVC pour améliorer l’efficience du canal. Le béal est ainsi résumé à ses dimensions techniques de dérivation et de distribution de l’eau. Or, pour les habitants rencontrés, les béals sont un «art de vivre» se référant à des valeurs sensorielles et esthétiques, aux sociabilités villageoises". La pose de tuyaux est certes une solution efficace et pratique pour l’entretien du réseau à des endroits difficiles d’accès ou sujets à des pertes, mais le "tout tuyau" n'est pas pour autant apprécié. Et le béal n'est pas réduit dans l'esprit de son riverain à une fonctionnalité monodimensionnelle d'écoulement optimal.

Sur le terrain, il existe une complexité hydrologique et hydraulique des béals, que les études de débit mesurent mal. Plusieurs travaux, de l’Onema et du syndicat de bassin ABCèze laissent entendre que le débit de la rivière dérivée (Gardonnette) se reconstitue d’une prise d'eau à la suivante, ou que l'ouverture / fermeture des béals (sur le bassin du Luech) ne donna pas un résultat des jaugeages concluant. Or, cette incertitude de terrain ne nourrit pas le doute chez tous les acteurs : "malgré ces incertitudes, les convictions de celles et ceux responsables d’appliquer la réglementation ne sont pas ébranlées. La simplification hydraulique est suffisante dès lors qu’elle corrobore les postures individuelles, comme c’est le cas pour cet interlocuteur qui préfère nier le particularisme des béals et considérer que : «globalement, les canaux ont un impact fort sur la ressource en eau. De toute façon, en tout cas pour l’instant, c’est clair [...]» (Entretien Agence de l’Eau, novembre 2018).

Les auteurs pointent que la "continuité écologique" est l'une des dimensions de la normalisation administrative mal vécue sur le terrain. Pourtant, leurs entretiens très intéressants avec les acteurs (y compris publics) montrent que les faits sont loin d'être établis clairement quant à l'impact délétère des seuils et dérivations sur la rivière. Nous citons longuement ce passage qui intéresse de près notre propre réflexion et celle de nos lecteurs :

"Le raisonnement selon lequel l’impact "réel" des béals n’aurait pas vraiment besoin d’être démontré scientifiquement pour être retenu, car relevant du "bon sens", est conforté par les enjeux de continuité écologique. En effet, le béal est aussi envisagé comme un obstacle potentiel, susceptible de court-circuiter la rivière. Cet argument est régulièrement avancé par les acteurs publics rencontrés lorsque celui des prélèvements est trop mis à mal :

« L’eau est mieux dans le cours d’eau plutôt que de rester dans le canal, surtout en période d’étiage où les poissons en ont besoin ». (Entretien DDTM, mai 2019) « Ce que souhaitent l’AFB et l’Agence [de l’Eau], c’est d’essayer de court-circuiter le moins possible toute cette partie en amont. Entre l’amont et les restitutions, "on" prend une grande partie du débit et c’est sur cette partie-là où il ne faudrait pas que le débit de la rivière soit trop réduit ». (Entretien Chambre Agriculture, avril 2018)

Cette définition négative du béal pour les milieux correspond à une lecture centrée sur son potentiel de dérivation du cours d’eau et le risque d’intermittence encouru. Pourtant, l’impact local des seuils n’est pas quantifié, pas plus qu’il n’est envisagé par les acteurs publics familiers du terrain comme un obstacle à la reproduction piscicole ou au transport sédimentaire :

« Oui, quand il y a une crue, il y a deux ou trois seuils qui sont peut-être limites. Mais oui, elles remontent les truites. Elles remontent et elles descendent ». (Entretien AFB, juin 2018) « Même nous, on ne connait pas trop les impacts [des seuils]. Les seuils, une fois qu’ils sont comblés de sédiments, le transport se fait aussi. La vie piscicole en crue, suivant les seuils, ça peut passer. C’est une thématique où le syndicat ne s’est pas trop lancé ». (Entretien ABCèze, mars 2018)

Un pêcheur ajoute « n'avoir jamais vu l’un des siens se plaindre des béals » (Entretien, mai 2019). Ainsi la qualification du béal comme objet externe à la rivière procède d’une simplification hydraulique, elle est aussi la traduction d’une conception administrative de la rivière que l’injonction d’appliquer le cadre de régulation nourrit dans le sens où les agents responsables de faire respecter les réglementations se doivent d’agir, d’impulser une « mise en mouvement » comme l’un d’eux l’exprime, afin de se rapprocher des objectifs identifiés pour l’amélioration du bon état écologique des masses d’eau."

Au final, notent les chercheurs, "selon cette manière de voir, le décompte des « pertes » est important et les restitutions sont ignorées ; la recherche d’économie d’eau, le respect de la continuité écologique comptent, les relations sociales et les histoires locales moins. Selon cette manière de voir, la rivière est une nature «muette et impersonnelle» (Descola, 2005), une «substance fluide» (Helmreich, 2011) que la présence des béals viendrait perturber, et qu’il vaut donc mieux fermer. Ce travail montre comment les savoirs hydrologiques empiriques issus de l’expérience sensible des « gens d’en haut » viennent interroger ceux produits par l’expertise (c’est là un autre nœud de friction). En effet, ces savoirs mettent en avant la complexité des processus de circulation de l’eau entre le lit de la rivière, le sol et le canal, et soulèvent la question du rôle des canaux sur la biodiversité, renseignée par ailleurs (Aspe et al., 2014). Enfin, ce travail montre que les ontologies sensibles et modernes «agissent» sur les réalités des acteurs en présence (Mol, 1999). Pour certains des gestionnaires de l’eau et des agents de l’administration française, les savoirs experts produits simplifient les béals pour les réduire à un prélèvement quelconque en eau, et maîtrisable. Selon une conception sensible, la perméabilité des canaux vue comme dysfonctionnelle par l’administration française est définie comme véritable lien et liant entre les habitants et la rivière, et les béals font la biodiversité locale, car indissociés de la rivière et des milieux."

Et leur mot de conclusion : "Ce travail montre donc l’intérêt de poursuivre les travaux sur les sociétés d’irrigants en mutation, illustrant les difficultés à prendre en compte les savoirs locaux dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques de l’eau, malgré la volonté affichée de le faire ; mais aussi les contradictions inhérentes à toutes les politiques environnementales qui visent à "rationaliser" les pratiques selon des principes uniformes et des paramètres calculés au niveau local dans un contexte de grande incertitude."

Discussion
Cette recherche montre tout l'intérêt de développer des sciences sociales et humanités de l'eau en appui des politiques publiques des rivières, des canaux, des plans d'eau, des écosystèmes originels ou anthropiques. 

D'une part, ces recherches permettent de comprendre le vécu et la perception de l'eau par ses riverains et usagers, dans leur diversité et complexité. Une administration qui aurait été formée à un discours simplificateur de l'eau comme phénomène biophysique ou comme phénomène économique rencontrera résistances et incompréhensions si elle veut plaquer son approche sur le réel. C'est ce qui arrive assez fréquemment aux administrations de l'eau depuis leur "tournant écologique" consécutif à la loi de 1992 (cf sur ce tournant Morandi 2016). Le problème est éventuellement aggravé en France par l'approche souvent verticale et hiérarchique de la gestion publique, là où d'autres pays laissent davantage de libertés aux acteurs locaux pour faire émerger des projets s'ils ont réellement un sens partagé (voir par exemple les observations en ce sens dans la thèse de Drapier 2019 sur la comparaison France - Etats-Unis et dans celle de Perrin 2018 sur les conditions de gouvernance durable de l'eau).

D'autre part, ces recherches mènent à interroger ce que signifie la "nature" des sciences de la nature. Les politiques publiques de l'écologie ont été menées en Europe et en France sur un mode assez technocratique, avec des batteries d'indicateurs et métriques visant à une normalisation et à une certification de résultat. Mais il y a beaucoup de trous dans la raquette. Des limnologues avaient par exemple montré qu'un demi-million de plans d'eau en France sont devenus invisibles au regard des nomenclatures de la DCE dans son interprétation française, alors même que ces milieux ont une existence singulière au plan de l'hydrologie, des fonctionnalités, de la biodiversité (voir Touchart et Bartout 2020). Ces milieux invisibilisés deviennent des anomalies, car la nomenclature attend uniquement une "masse d'eau rivière" dans l'ignorance des évolutions historiques de ladite masse d'eau, qui est en fait devenue au fil du temps une "rivière avec des retenues et des canaux". Un certain discours de l'écologie de la conservation, en affirmant que seule valait comme référence normative et biophysique une "nature sans humain", a joué un rôle négatif de ce point de vue, en évacuant comme non pertinente l'étude des écosystèmes réels, y compris ceux de milieux anthropisés.

Référence : Collard AL, Molle F et Rivière-Honegger A (2021), Manières de voir, manières de faire : moderniser les canaux gravitaires, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, 21, 2

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22/02/2022

Quels poissons reviennent après suppression d'ouvrages en rivières intermittentes? (Kukuła et Bylak 2022)

 Etudiant une rivière à truite de tête de bassin, devenue intermittente au fil du 20e siècle, des chercheurs montrent que la suppression des obstacles n'y a pas permis la recolonisation amont par les espèces originellement présentes. Les sécheresses créent des discontinuités hydriques sur le lit et une qualité de l'eau insuffisante en été pour des espèces sensibles. Si ces chercheurs estiment malgré tout que la restauration de continuité a des avantages pour la circulation des poissons en période de hautes eaux, leur travail montre que les gains de ces chantiers sont modestes et loin d'une "restauration de la nature" telle qu'elle nous est vantée pour justifier de tout casser, y compris des sites d'intérêt patrimonial. Un peu de réserve et de recul serait bienvenu chez les gestionnaires de rivières.



Les sites arasés ou aménagés de l'étude, extrait de Kukuła et Bylak 2022, art cit.

Le ruisseau Hołubla (5,89 km de long, bassin versant de 8,68 km2) est situé dans les contreforts des Carpates polonaise, dans le bassin de la rivière San et de la Vistule. En raison du drainage de la rivière San et de l'abaissement du niveau des eaux souterraines, la plupart des petits affluents comme le Hołubla se sont vidés pendant les saisons sèches. Selon les données historiques, jusqu'aux années 1930, le ruisseau était pérenne. Dans les années 1970, un déversoir en pierre de 3 m de haut et quatre gués en dalles de béton ont été construits sur le lit du ruisseau. Avec le temps, du fait d'une augmentation de l'érosion en aval des gués, des chutes d'eau se sont créées. En 2013, ces barrières ont été supprimées. Deux gués en béton ont été reconstruits en pierre naturelle, avec de larges passages  permettant aux poissons de se déplacer en amont. Les deux autres gués ont été remplacés par des ponceaux à voûte métallique. En aval de ces gués et ponceaux, le fond du chenal a été stabilisé par construction de rapides en pierres à pente douce. 

Les chercheurs ont voulu savoir l'effet de ces travaux de continuité longitudinale. Voici le résumé de leur examen des poissons avant et après l'intervention sur les ouvrages.

"Les effets de barrière observés en présence de seuils sont exacerbés par les faibles niveaux d'eau. Nous avons mené une étude de 10 ans pour évaluer les effets écologiques de la restauration des cours d'eau tout en analysant la possibilité d'un manque saisonnier de continuité hydrologique, avec de multiples mesures avant et après la restauration de la continuité structurelle des cours d'eau. L'hypothèse de recherche suppose que dans les cours d'eau intermittents, il y aurait peu ou pas de changement dans la communauté de poissons en aval de la barrière avant vs. après l'enlèvement de l'obstacle, et un changement significatif en amont de la barrière avant vs. après. 

Nos résultats indiquent qu'en supprimant les petites barrières, leurs effets néfastes sur le passage longitudinal des poissons et des assemblages de poissons peuvent être corrigés. Pendant la saison des pluies, des poissons migrants du cours principal de la rivière sont apparus dans la section aval du cours d'eau. L'intermittence des cours d'eau, cependant, a placé un filtre d'habitat sur l'assemblage. Ainsi, après le retrait de la barrière, seules deux espèces de poissons de petite taille qui tolèrent des carences périodiques en oxygène et la hausse des températures de l'eau se sont progressivement déplacées vers l'amont et ont formé des populations stables. 

Nous soulignons qu'il ne faut pas s'abstenir de restaurer la continuité longitudinale des cours d'eau intermittents, car ils fournissent périodiquement des refuges précieux pour les poissons et peuvent également être une source de nouvelles générations et renforcer les populations de poissons dans le cours principal."

Ce graphique montre les densités de poisson (par 100 m2) observées dans le temps sur le tronçon, avant (grisé)et après la suppression de l'obstacle. On notera les très faibles valeurs absolues à l'amont (1 à 3 individus par 100 m2).


L'infographie ci-dessous montre la tendance longue : la rivière devient intermittente en raison de changement de climat et d'usages humains de l'eau, avec populations fractionnées (a, b) puis l'obstacle supprimé aboutit à un double régime avec la colonisation amont réservée en saison sèche à quelques espèces supportant une eau plus rare et plus chaude (c, d). Aucune espèce ne s'installe complètement à l'amont.


Discussion
Le bassin versant étudié K. Kukuła et A. Bylak est représentatif des programmations publiques de continuité écologique dans d'autres pays d'Europe et notamment en France, où l'insistance a été portée sur les petites rivières de tête de bassin, en large partie à cause de leur population de salmonidés (truites) et de l'usage pêche dans ces rivières.

Ce travail permet de relativiser les discours pour le moins déplacés sur la "restauration de la nature" par suppression d'ouvrages. En réalité, on modifie la dynamique locale de populations de poissons, mais on ne revient pas à l'état antérieur des cours d'eau, qui sont généralement modifiés par d'autres impacts que des obstacles. On conçoit sans peine que si le changement climatique vient à s'intensifier et à imposer des épisodes plus fréquents et plus intenses de sécheresse (ce que prévoient les chercheurs du climat), l'intermittence du ruisseau Hołubla sera aggravée et sa colonisation amont par des espèces d'eau froide, abondante et oxygénée encore plus improbable.

Par ailleurs et comme trop souvent, les chercheurs n'ont regardé ici que la dynamique des poissons, et en particulier ils n'ont pas examiné avant / après l'écosystème nouveau que formait le plan d'eau du principal ouvrage. On aimerait pourtant savoir si des amphibiens, reptiles, invertébrés, oiseaux, mammifères s'étaient adaptés à ces modifications, et ce qu'ils sont devenus quand l'écosystème aménagé a disparu. Ce serait la moindre des choses de systématiser ces observations avant les chantiers, afin que le retour d'expérience sur les gains écologiques et biologiques ne soit pas biaisé

Enfin concernant les truites de la partie amont, il aurait été intéressant de documenter si leur disparition était liée aux seuils ou si elle était associée à la fin du caractère permanent de l'écoulement du chenal. En effet, eu égard aux nombreux témoignages qui attestent de l'abondance de truites en tête de basin jusque dans les années 1960 même quand il y avait de petits ouvrages hydrauliques (voir cet exemple sur la tête de bassin Seine et Ource), on doit s'interroger sur les facteurs qui ont réellement impacté l'hydrologie et la qualité de l'eau au cours des dernières décennies. 


20/02/2022

L'Office français de la biodiversité, meilleur ennemi de la transition énergétique

 Consulté dans le cadre de la programmation pluri-annuelle de l'énergie, l'Office français de la biodiversité vient de publier une nouvelle note incendiaire contre l'hydro-électricité, accusant les petits ouvrages comme les grands barrages de tous les maux des rivières. Le raisonnement des auteurs de cette note mène à des aberrations intellectuelles : aucune source d'énergie ni aucune activité humaine alimentée par cette énergie n'existant sans modification des milieux, nous ne devrions rien faire. Reprocher à l'hydro-électricité et aux ouvrages hydrauliques d'avoir changé les régimes des rivières au fil de l'histoire ne mène à aucune réponse constructive face au défi du changement climatique. Cela contribue à aggraver le retard de la France dans la transition bas-carbone, alors que nous avons une génération pour faire disparaître le fossile représentant 70% de nos usages d'énergie. 


Le Conseil supérieur de la pêche (dont le principe fut acté sous Pétain) était devenu l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema, 2006) avant de devenir l'Office français de la biodiversité (OFB, 2019), établissement public de l'Etat. 

Comme nous l'avions montré à de multiples reprises à l'époque de l'Onema, les personnels publics d'expertise sur les milieux aquatiques ont une solide aversion pour les ouvrages hydrauliques (voir les articles en notes ci-dessous).

La nouvelle synthèse de l'OFB sur l'hydro-électricité ne déroge pas à cette règle, elle est consultable en cliquant ce lien.



Nous avions publié avec le CNERH une synthèse de 100 études scientifiques récentes, françaises et européennes seulement (hors études Asie, Amérique, Afrique), concernant soit des analyses d'impacts d'ouvrage soit des analyses de restauration écologique de rivière (télécharger à ce lien). Plusieurs chercheurs ont publié récemment un livre collectif sur l'analyse critique de la gestion écologique des rivières (voir Lévêque et Bravard dir 2020). Vous pouvez procéder à un exercice amusant : vérifiez si l'OFB prend bien soin d'intégrer toutes les études scientifiques parues dans la littérature revue par les pairs. Vous constaterez que bizarrement, un certain nombre références ne sont pas intégrées ni discutées par l'OFB dans sa note... Il faut dire qu'elles amèneraient éventuellement à nuancer et à réfléchir, ce qui n'est pas l'objectif de certaines expertises publiques dont le rôle est davantage de certifier que les directions ministérielles d'Etat ont toujours raison dans leurs choix. 

L'humain modifie la nature... depuis qu'il est humain
Mais bien entendu, nous ne remettons pas en cause les études citées par l'OFB. Ces travaux sont simplement des choses que l'écologie et la biologie de la conservation répètent dans de nombreuses monographies : les rivières des 20e et 21e siècles ont perdu le fonctionnement et le peuplement qu'elles avaient auparavant dans l'histoire. 

Voilà par exemple la conclusion de synthèse de la note:

"Au final, en impactant les variables hydrologiques et morphologiques à l’origine de la création des habitats aquatiques et de leur connectivité, ainsi que les processus biologiques et le déplacement des organismes, les aménagements hydroélectriques et les ouvrages transversaux ont des conséquences plus ou moins importantes non seulement sur la continuité écologique et les communautés biologiques mais également et plus largement sur la structure et le fonctionnement des écosystèmes aquatiques"

Or cette conclusion est un truisme. 

Dans sa forme la plus simple, elle peut s'écrire : si l'humain occupe et exploite un environnement, cet environnement est changé. Nul ne le nie ! Une des conclusions les plus intéressantes de la recherche en histoire et archéologie de l'environnement ces 30 dernières années est justement d'avoir montré que les modifications humaines des milieux sont bien plus anciennes et profondes qu'on ne le pensait, en particulier les changements de morphologie des bassins versants amorcés dès la fin du néolithique. 

L'énergie fait partie des usages de l'eau qui ont modifié ce profil des bassins versants. Mais le même phénomène s'observe dans tout usage de milieu en vue d'extraire des ressources. Dans le même registre, l'OFB peut donc aussi décrire comment des fermes éoliennes vont artificialiser les sols et modifier le cycle de vie des oiseaux, chauve-souris ou insectes, comment des fermes solaires feront de même quand elles remplacent un sol végétalisé, comment l'usage de la biomasse est en concurrence avec les milieux de prairies et forêts, comment les sources fossiles ont évidemment des influences majeures à travers leurs effets d'extraction, pollution et réchauffement... et donc ? 

L'obsession des ouvrages hydrauliques, ou quand l'arbre cache la forêt
Par ailleurs dans le cas des milieux aquatiques, l'OFB charge les ouvrages hydrauliques de tous les maux en omettant de signaler aux décideurs publics la réalité globale de ce qui impacte les rivières, donc de mettre en perspective le cas particulier de l'ouvrage hydraulique. 

L'une des références citées par l'OFB pour blâmer l'hydro-électricité (Reid et al 2018) permet de le comprendre. Voilà ce que dit en fait cette référence (chacun peut la lire en accès libre), qui est loin de citer les seuls barrages comme le laisse entendre le rapport de l'OFB:
  • l'hydro-électricité altère les écosystèmes aquatiques
  • le changement climatique altère les écosystèmes aquatiques
  • le commerce des espèces exotiques altère les écosystèmes aquatiques
  • les pathologies infectieuses altèrent les écosystèmes aquatiques
  • les blooms algaux altèrent les écosystèmes aquatiques
  • les pollutions émergentes altèrent les écosystèmes aquatiques
  • les nanomatériaux altèrent les écosystèmes aquatiques
  • les microplastiques altèrent les écosystèmes aquatiques
  • la pollution sonore et lumineuse altère les écosystèmes aquatiques
  • la salinisation altère les écosystèmes aquatiques
  • la baisse du calcium altère les écosystèmes aquatiques
  • les stress cumulatifs altèrent les écosystèmes aquatiques
Et cette publication signale que ces altérations s'ajoutent en fait à d'autres déjà bien connues depuis la synthèse de Dudgeon at al 2006 :
  • l'exploitation de ressources biologiques altère les écosystèmes aquatiques
  • l'eutrophisation altère les écosystèmes aquatiques
  • l'usage de l'eau et le changement de débit altèrent les écosystèmes aquatiques
  • la destruction d'habitats par aménagements altère les écosystèmes aquatiques
Sur chacun de ces sujets, on pourrait faire des notes comportant des dizaines, centaines, milliers de références, comme l'OFB vient de le faire sur l'hydro-électricité. Et l'on conclurait toujours la même chose : si l'on veut des écosystèmes aquatiques "non altérés", il faudrait cesser les activités humaines non seulement sur la rivière, mais dans le bassin versant. Pas juste l'hydro-électricité. 

Fin des humains = fin des perturbations humaines : est-ce à ce genre d'impasse intellectuelle qu'il faudrait désormais se convertir? A quoi mène ce mode de raisonnement quand nous devrions être 70 millions de Français et 10 milliard d'humains à la mi-temps de ce siècle?

Poser les priorités, redéfinir une écologie d'intérêt général
Au lieu de refuser toute évolution de la nature sous l'effet de notre espèce et d'imaginer que nous pourrions mettre sous cloche le vivant en le séparant de l'humain, nous devons donc en revenir à des politiques publiques ayant quelque lucidité :
  • si le climat et l'énergie sont des problèmes existentiels pour les sociétés humaines, il faut hiérarchiser les enjeux et poser des priorités par rapport à la biodiversité, car aucune politique écologique durable ne se tiendra dans un contexte de désorganisation et de chaos,
  • les études comparatives d'impact en hydro-écologie (et non les monoographies locales sur sites ou tronçons) montrent que l'utilisation humaine des bassins versants est le premier prédicteur de dégradation des milieux aquatiques à travers les excès de pollutions et d'extractions d'eau, ce sont donc ces deux sujets qui sont à traiter en premier, pas l'énergie hydraulique qui a l'avantage d'être bas carbone, qui ne fait pas disparaître l'eau et qui n'altère pas ou peu sa composition chimique,
  • les rivières à très faible présence humaine et forte "naturalité" sont peu nombreuses (8,4% des tronçons en France), c'est éventuellement la protection de certaines qui importe si l'on souhaite conserver des fonctionnements et peuplements d'un certain type,
  • les rivières modifiées par la présence humaine depuis longtemps ne sont plus dans leur état écologique (biologique, morphologique) originel (à supposer que ce mot ait un sens dans l'évolution permanente du vivant), et elles n'y reviendront pas de toute façon ; il est donc peu utile d'imaginer comme standard un état passé de ces rivières, mais plutôt nécessaire de débattre sur des fonctionnalités que l'on juge d'intérêt (comme la connectivité ou la rétention d'eau) tout en conservant et améliorant les usages anthropiques,
  • les experts en écologie ne doivent pas faire des monographies sur les impacts sans apporter de solutions ni de hiérarchie des problèmes, ce qui n'apporte rien à l'intelligence du débat public ni à l'éclairage des décideurs. 
Les politiques publiques ont un urgent besoin de redéfinir le sens de l'écologie comme choix d'intérêt général. Et la transition bas-carbone a un urgent besoin de libérer toutes les énergies en France, sans quoi nous fonçons encore dans le mur de l'échec à force d'entraver les projets dans tout le pays. 

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