28/12/2016

Les 6 dimensions des rivières: impératif du pluralisme et besoin d'une socio-écologie

Le cours d'eau, un phénomène naturel? Pas si simple. Produit historique de la nature et de la société, la rivière est un objet hybride et complexe, elle défie les approches réductionnistes qui voudraient lui assigner un seul horizon d'existence. On peut distinguer au moins six dimensions de la rivière dans les représentations et les pratiques humaines. Accepter cette diversité a des implications pour nos politiques publiques.


Il existe une seule et même rivière coulant dans nos montagnes, nos vallées ou nos plaines, mais elle est un composé de multiples actions passées et un assemblage de nombreuses représentations présentes. En voici quelques-unes.

Rivière nature : définie par sa morphologie et sa biologie, ses écoulements et ses peuplements, c'est la rivière vue à travers son écologie.

Rivière culture : ponts, gués, lavoirs, moulins, forges, douves, canaux, barrages… c'est la rivière porteuse d'un patrimoine visible qui manifeste les usages humains à travers les âges.

Rivière paysage : rencontre de la nature et de la culture, le paysage est la première image que la plupart des gens ont d'une rivière, selon sa visibilité et son accessibilité.

Rivière usage : elle se définit par son exploitation utilitaire, qu'il s'agisse d'eau potable, d'irrigation, d'énergie, de navigation, d'extraction de granulats, de pisciculture, de pêche professionnelle, etc.

Rivière plaisir : elle occupe nos souvenirs d'enfants (ou d'adultes) avec la baignade, la pêche, la randonnée, le canotage, le kayak, le rafting, etc.

Rivière risque : dans la mémoire et l'actualité, la rivière ne véhicule pas que des images positives, elle est aussi associée aux crues et aux inondations, ainsi qu'à un caractère imprévisible (étiages, assecs).



Rivière nature, de la négligence à la prééminence
La rivière nature est le lieu d'un paradoxe : elle est la première en place puisqu'elle pré-existe à l'homme, mais elle est sans doute la dernière née dans nos représentations, car il faut attendre les travaux de la biologie et de l'écologie modernes pour appréhender le fonctionnement complexe de la rivière. Outre la rareté des connaissances théoriques (compensée par une expérience et une mémoire locales), les sociétés humaines pré-modernes ont eu pour contrainte forte la survie incertaine de leurs membres, de sorte que l'exploitation des ressources de la rivière est le premier angle qui transparaît des archives du passé.

La méconnaissance de la rivière nature a induit certaines dégradations des cours d'eau au fil des siècles, et singulièrement des dernières décennies (voir cet article sur la grande accélération de l'Anthropocène).

A partir des années 1990, on a assisté à un retournement des politiques publiques de la rivière, matérialisés par la directive cadre européenne sur l'eau (2000) et en France la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006). Après une longue indifférence, puis une lente prise de conscience (années 1970-1990), un paradigme écologique a fini par s'imposer dans la gestion de la rivière. En assez peu de temps, la rivière nature longtemps négligée est devenue le référent à partir duquel toutes les autres dimensions devaient être évaluées.

L'hégémonie d'une seule vision de la rivière est non durable
La rivière nature peut-elle prétendre à cette hégémonie qui lui est soudainement accordée? Non. La prise en compte de l'environnement est un trait structurant du développement durable qui ne disparaîtra pas. Mais ce développement durable inclut deux autres piliers – économie et société – qui n'ont pas vraiment vocation à disparaître eux non plus.

On ne peut pas dissoudre toutes les représentations de la rivière en une seule, encore moins dans un délai très court. Mais ce n'est pas qu'une affaire de temps qui changerait les esprits et les moeurs. Le problème est aussi épistémologique: la nature ne peut être une nature sans humain, pas plus que la rivière ne peut être une réalité sans riverain. La nature est aussi un produit de l'histoire, car l'homme la modifie depuis des millénaires et le vivant rétro-agit à ces altérations.

La dimension plurielle de la rivière a des implications pour chaque acteur. Par exemple, les défenseurs des ouvrages hydrauliques (dont nous sommes) ne sauraient ignorer les interpellations dont ils font l'objet au seul prétexte que la rivière comme culture, comme paysage, comme plaisir ou comme usage a leurs faveurs. Il est exact que les ouvrages hydrauliques ont des impacts sur d'autres usages de l'eau, également qu'ils modifient la biologie de la rivière. La bonne attitude n'est jamais dans l'ignorance des connaissances nouvelles, mais dans la prise en compte des faits établis et la recherche de solutions raisonnables là où des problèmes se posent.

Inversement, les adversaires des ouvrages hydrauliques (ceux qui souhaiteraient leur disparition) ne peuvent fonder une position audible sur la négation radicale des autres dimensions de la rivière, comme s'il existait un consensus social sur le sacrifice de nos héritages et de nos usages à la seule rivière nature. Ce consensus n'existe pas. On acquiesce collectivement à l'idée de diminuer l'impact humain sur les milieux, pas de donner prééminence aux milieux sur toute activité humaine.

La question essentielle n'est toutefois pas ici la position particulière de tel ou tel acteur de la rivière, plutôt la manière dont on peut et doit articuler les positions. C'est la politique publique de la rivière qui est en jeu, la politique où tous les citoyens doivent se reconnaître et le cas échéant s'investir. Cette politique de la rivière doit acter la diversité de ses dimensions et organiser l'expression du pluralisme au lieu de l'étouffer.

Le paradigme de la gestion de rivière appelle donc une socio-écologie davantage qu'une écologie, soit une compréhension croisée de la place de la nature dans la société et de la place de la société dans la nature.

Usines à eau en France: 108.030 au milieu du XIXe siècle (Nadault de Buffon 1841)

Le nombre de moulins et usines à eau a fluctué à travers les âges, avec un probable pic au XIXe siècle. Il est intéressant de rechercher les statistiques anciennes. Voici celle de Nadault de Buffon en 1840.

Ancien élève de l'École polytechnique (1823), ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, professeur d'hydraulique et de génie rural à l'École des Ponts, Benjamin Henri Nadault de Buffon (1804-1880) était le petit neveu du naturaliste bourguignon. Ce haut fonctionnaire a exercé des rôles gouvernementaux, notamment à la division hydraulique du ministère des Travaux Publics.

Dans un essai paru en 1841, consacré aux réglementations applicables à l'exploitation de l'eau, Nadault de Buffon a proposé une estimation des usines hydrauliques alors en activité en France :


Hélas, il n'y a pas d'analyse départementale. On aboutit donc selon cet auteur à un total de 108.030 usines à eaux en activité vers le milieu du XIXe siècle, dont près des trois-quarts sont des moulins. Ce chiffre est sans doute proche du maximum historique. Son ampleur rappelle l'importance de l'hydraulique dans le développement de la France, et explique sa présence encore importante dans le patrimoine industriel, technique et rural de notre pays.

Référence : Nadault de Buffon BH (1841), Des usines sur les cours d'eau, développement sur les lois et règlements qui régissent cette matière, Paris, Carilian-Goeury et Dalmont.

Sur les estimations historiques de l'hydraulique en France, voir aussi:
La petite hydraulique en 1927 et aujourd'hui

26/12/2016

La préservation du patrimoine hydraulique entre dans la gestion durable et équilibrée de l'eau

Les parlementaires viennent d'apporter une modification substantielle à l'article L 211-1 du Code de l'environnement, qui définit les principes généraux d'une gestion équilibrée et durable de l'eau. Désormais, cette gestion "ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique" faisant l'objet d'une protection. Une avancée, mais tous les ouvrages ne pourront en bénéficier. Explications sur la portée de ce texte, et lettre-type que les associations peuvent envoyer aux élus locaux, administrations et gestionnaires en charge de la rivière.


On se souvient de l'épisode tragi-comique de l'été 2016 où une disposition favorable aux ouvrages hydrauliques, votée avec la loi Patrimoine en juillet, avait disparu en août avec la loi Biodiversité (voir cet article). Depuis, la FFAM a continué son travail d'information des parlementaires et l'amendement supprimé vient d'être réintroduit à l'occasion du vote de la loi Montagne.

Le texte définitif de cette loi Montagne voté par le Sénat contient une modification importante de l'article L 211-1 Code de l'environnement.
« III. – La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l’utilisation de la force hydraulique des cours d’eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme. »
Pourquoi cette évolution est-elle notable?

  • L'article L 211-1 CE est celui qui fixe la notion de "gestion durable et équilibrée" de l'eau, il est donc important pour la "doctrine" juridique française des rivières;
  • le patrimoine est pleinement reconnu comme élément de cette gestion ("la gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique")
  • le moulin est cité, avec ses "dépendances" et "ouvrages", ce qui inclut bien sûr biefs, déversoirs, chaussées ou barrages selon les cas;
  • les protections citées concernent tout le livre VI du code patrimoine (pas seulement les monuments historiques, mais aussi ZPPAUP, les secteurs sauvegardés, etc.), ainsi que les plans locaux d'urbanisme communaux et intercommunaux (PLU et PLUi).




Pour la suite, que faire?

Individuellement, les propriétaires d'ouvrages hydrauliques d'intérêt patrimonial peuvent envisager de les faire protéger par les divers outils existants. En particulier, chaque propriétaire d'un ouvrage ancien doit veiller à ce que le plan local d'urbanisme (communal ou intercommunal) signale les bâtiments et annexes comme site remarquable.

Associativement, les acteurs engagés dans la défense du patrimoine doivent écrire aux préfectures, aux gestionnaires et aux élus pour leur signaler que tout chantier de continuité écologique doit désormais intégrer une enquête patrimoniale et le cas échéant des solutions en conformité à la préservation du patrimoine. Nous produisons ci-dessous un exemple de lettre-type.

Cette avancée législative est une étape importante, mais elle ne concerne probablement qu'une minorité de moulins, étangs, plans d'eau et autres systèmes hydrauliques bénéficiant d'une protection réglementaire au titre du patrimoine. Par ailleurs, ce nouveau texte ne corrige en rien les problèmes observés dans la mise en oeuvre de la continuité écologique :
  • manque de rigueur scientifique dans la définition des classements et des besoins de connectivité, 
  • coût considérable des travaux en rivière sur les ouvrages et financement défaillant des Agences de l'eau (hors destruction), 
  • effet négatif de cette réforme pour notre engagement collectif sur les vraies priorités des directives européennes (ne concernant pas des poissons migrateurs au premier chef, mais la lute contre les pollutions, dégradations et surexploitations de la ressource en eau). 
Beaucoup de travail reste donc nécessaire pour parvenir à une continuité écologique réellement concertée et raisonnée (voir cet article).


Modèle de courrier

Lettre circulaire aux correspondants locaux: DDT-M, Onema, Agence de l'eau, syndicats ou parcs, fédérations de pêche, conseil régional, présidents d'intercommunalités et maires. Ci-dessous, un modèle générique que vous pouvez personnaliser.

Madame, Monsieur,

La réforme de continuité écologique, ouverte par la loi sur l'eau 2006, le PARCE 2009 et le classement des rivières 2012-2013, vise à améliorer le franchissement piscicole et le transit sédimentaire au droit de certains ouvrages hydrauliques.

Cette ambition, légitime, a néanmoins donné lieu à certains excès, avec une programmation publique accordant souvent la prime à la destruction pure et simple des ouvrages hydrauliques, au lieu de leur aménagement initialement prévu par la loi. 

Ces choix de destruction ont soulevé et soulèvent encore de vives oppositions, non seulement de la part des propriétaires d'ouvrages, mais aussi de celle des riverains qui jouissent des avantages de la rivière aménagée, et de tous les citoyens interloqués de voir la destruction du patrimoine ancien et du paysage familier des rivières désignée comme l'une des priorités des politiques publiques de leur pays.

 Conscients de ce problème, qui a donné lieu à plus d'une centaine d'interpellations du Ministère de l'Environnement par les députés et sénateurs ces deux dernières années, les parlementaires viennent de procéder à la révision de l'article L 211-1 Code de l'environnement. Cet article définit la "gestion durable et équilibrée" de l'eau en France, il a donc une portée particulièrement importante. 

Un nouvel alinéa énonce ainsi :

« III. – La gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins hydrauliques et de leurs dépendances, ouvrages aménagés pour l’utilisation de la force hydraulique des cours d’eau, des lacs et des mers, protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l’article L. 151-19 du code de l’urbanisme. »

Vous voudrez noter que ce texte de loi indique clairement la nécessité générale de préserver la patrimoine hydraulique. En conséquence, notre association souhaite que cette nouvelle orientation nationale se traduise dans les choix locaux de gestion de rivière, prioritairement bien sûr sur les rivières classées en liste 2 au titre de la continuité écologique. 

Nous espérons des services instructeurs de l'administration, des établissements gestionnaires (EPCI, EPAGE, EPTB) et des collectivités ayant la compétence milieux aquatiques des choix de continuité écologique s'orientant désormais vers des solutions respectueuses du patrimoine ancien: bonne gestion des vannes, passes à poissons, rivières de contournement… 

Ces options existent déjà, mais elles étaient trop peu appliquées et trop mal financées : elles doivent désormais avoir priorité. Dès cette années 2017, notre association sera particulièrement vigilante dans l'application de ces dispositions nouvelles, qui permettent de concilier patrimoine culturel et patrimoine naturel, au lieu de les opposer comme cela fut parfois le cas.

Nous vous rappelons enfin que la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 a demandé que chaque ouvrage soit "équipé, géré, entretenu" au titre de la continuité en rivière classée, et que la loi de Grenelle de 2009 a demandé que "l'aménagement des ouvrages les plus problématiques" soit "mis à l'étude". De même, la loi a exclu toute charge "exorbitante" sans indemnisation. Ces dispositions souhaitées par les représentants élus de la volonté générale ne constituent en rien un appel à la destruction des seuils et barrages. Le Ministère de l'Environnement a récemment rappelé que "la politique de restauration de la continuité écologique ne vise pas la destruction de moulins" (JO Sénat du 25/08/2016, 3607). Nous attendons que ces paroles deviennent des actes, en particulier que les établissements et services administratifs sous la tutelle de ce Ministère exposent de la manière la plus claire leur souhait de préserver le patrimoine hydraulique. 

Illustrations : en haut, seuil et moulin Saint-Jean sur l'Armançon, à Semur-en-Auxois. Détruire les seuils et mettre hors d'eau les moulins soulève une incompréhension totale chez les riverains. Au milieu : la passe à poissons sur le seuil Léger (Cousin, Avallon) montre que l'on peut faire des aménagements de continuité respectant le patrimoine. En bas : la destruction du seuil Nageotte (Cousin, Avallon) à l'été 2016, alors que l'ouvrage est en ZPPAUP. La nouvelle version du L 211-1 CE interdit a priori ce genre d'issue pour le reste de la zone protégée, ce que nous ferons savoir aux administrations, en particulier à l'Agence de l'eau dont le choix centré sur la destruction pour la plupart des ouvrages est de plus en plus illisible et conflictuel.

25/12/2016

Fleuves et rivières de Bourgogne

Plus de 200 cours d'eau traversent la Bourgogne, et beaucoup naissent chez elle, au partage des trois bassins versants de la Seine, de la Loire et du Rhône. Historien, diplômé de la faculté de sciences humaines de Dijon, bourguignon passionné par le patrimoine de sa région, Philippe Ménager nous fait découvrir l'histoire et la géographie de ces eaux courantes, tantôt calmes tantôt furieuses. Des terres calcaires aux massifs granitiques jusqu'aux marnes ou alluvions des plaines, la géologie bourguignonne porte en elle la diversité de ses rivières. Rûs et torrents du Morvan, sources, résurgences et autres douix des zones karstiques, puissante Saône qui se marie au Doubs plus puissant encore, vigoureuse Yonne qui faillit détrôner la Seine à Paris, Loire en majesté qui la borde sur son couchant… l'hydrographie de la Bourgogne est exceptionnelle par sa richesse. Ce livre nous raconte la longue histoire de ces rivières, qui fut d'abord une histoire naturelle, puis qui devint une histoire sociale, économique et culturelle. Car des nombreux projets de navigation à l'aménagement des grands canaux, de l'exploitation de l'énergie hydraulique au flottage du bois, de la lutte contre les inondations aux réjouissances des plaisanciers, les fleuves et rivières de Bourgogne portent l'empreinte humaine de millénaires d'occupation et nous transmettent le souvenir de cette harmonieuse co-existence. Un essai aussi érudit que plaisant, avec plus de 500 illustrations dont beaucoup d'archives, un livre à lire et à offrir en ces périodes de fêtes.

Référence : Ménager Philippe (2016), Fleuves et rivières de Bourgogne, L'Escargot Savant, 448 pages, 35 €

21/12/2016

Pourquoi la restauration écologique produit-elle des échecs? (Hiers et al 2016)

La restauration écologique des rivières est devenue la nouvelle religion du gestionnaire de bassin en France. Hélas, notre pays a très souvent une guerre de retard et, dans la littérature scientifique en écologie, l'heure est plutôt au retour critique sur les premières expériences menées à compter des années 1970. Cinq chercheurs pointent ainsi le problème dans une tribune récente. Ils soulignent que les objectifs excessivement précis des chantiers de conservation ou restauration sont fondés sur une image trop peu informée et trop statique des espèces et des écosystèmes, particulièrement dans la période d'évolution rapide induite par le changement climatique.


"La restauration et la conservation écologiques sont affligées par un paradoxe prenant une importance croissante : des cibles étroitement définies de conservation ou de restauration, conçues pour garantir des succès, mènent souvent à des efforts mal dirigés et même à des échecs complets".

C'est par ce constat très direct que s'ouvre l'article de J. Kevin Hiers et de 4 autres chercheurs travaillant sur ces questions aux Etats-Unis et en Australie.

L'un des problèmes que ces chercheurs soulignent concerne le reprofilage des rivières au nom de leur restauration physique (ou "morphologique") : "Les projets de restauration de rivière dans des écosystèmes de types fortement divergents convergent vers un spectre étroit de résultats qui interfère avec les buts sous-jacents de conservation. Une approche dominante utilisée en restauration de rivière dans le monde développé  est la conception du chenal naturel (natural chanel design NCD), un processus utilisé pour recréer la dimension, la forme et le profil d'habitats de rivière dégradés en vue d'atteindre des formes, une sinuosité et une stabilité particulières du chenal. Les projets de NCD impliquent des déplacements extensifs et coûteux de sédiments et reconnectent les rivières avec leurs zones riveraines. Les agences gestionnaires posent souvent des contrôles stricts sur les critères et métriques de succès par lesquels ces projets sont évalués. La tendance à construire un chenal unique et sinueux dans quasiment tous les paysages, sans attention aux conditions des rivières moins dégradés alentour, a été jugée responsable d'importants échecs de gestion".  Les chercheurs citent ici les travaux de Kondolf et al 2007, Smith et al 2005 et Wilcok et Parker 2006.


Image in Hiers et al, art cit, droit de courte citation. Le réamandrage est l'une des options favorites des aménageurs de rivière, et cette pratique se développe en France, sans beaucoup d'esprit critique hélas. Hiers et ses collègues montrent que l'on en arrive à des solutions standardisées et banalisées.

Quel est le problème mis en avant par J. Kevin Hiers et ses co-auteurs? L'excès de précision, qu'ils appellent ironiquement "précisonnisme". Ce travers frappe selon eux de nombreux gestionnaires qui, en compensation d'une faible base empirique à leurs travaux, développent des projets très locaux et spécialisés. Mais pas forcément durables. Car ces gestionnaires manquent plusieurs facteurs, selon les auteurs :
  • sous-estimation (par défaut de connaissances du terrain et de son histoire) des conditions dans lesquelles des populations ou des écosystèmes peuvent se maintenir,
  • simplification des procédures (pour des raisons de faisabilité politique et administrative) qui se trouvent décalées face à l'hétérogénéité du monde réel,
  • défaut de distance par rapport aux évolutions temporelles, notamment au changement climatique risquant de rendre désuets les aménagements (soit parce qu'ils ne seront plus fonctionnels, soit parce que les espèces cibles ne seront plus là),
  • fragilité de la vision traditionnellement statique des approches par espèces, habitats et stations, alors qu'il existe une reconnaissance croissante par la recherche du caractère rapidement changeant des milieux.
Leur conclusion : "La connaissance scientifique accumulée de la biologie des espèces, des processus écosystémiques et de l'histoire environnementale indique que le monde est plus complexe que nos préconisations en gestion ou politique de conservation l'assument. Le déséquilibre entre réalité et politique conduit à des ressources gâchées, des efforts mal orientés et des échecs potentiels pour conserver et restaurer la nature, et ceux-ci deviendront de plus en plus prévalents avec le changement climatique".

Les chercheurs en appellent à un nouveau dialogue entre la science, la politique et la gestion, afin de mieux comprendre les limites actuelles de certaines actions en écologie de la restauration, et d'élargir l'horizon des scénarios d'intervention.

Discussion
Nous avions recensé ici l'analyse de Lespez et al 2015 sur la méconnaissance des trajectoires sédimentaires dans la restauration des rivières de l'Ouest de la France, et rappelé plus généralement dans une synthèse les problèmes d'incertitude sur l'efficacité qu'affronte la restauration physique des rivières.

Ce topique est très répandu dans la littérature scientifique en écologie: il est quasiment absent des propos tenus par le législateur, l'administration et le gestionnaire en France. C'est un vrai problème. A la suite de la directive cadre européenne sur l'eau (2000), la politique publique des rivières s'est entichée d'un nouveau paradigme écologique dans la gestion des bassins (voir Morandi et al 2016). Et comme la lutte contre les pollutions chimiques diffuses se révèle beaucoup plus difficile et lente que prévu, on a mis en avant la restauration morphologique comme une autre manière de parvenir à une amélioration des milieux. Tout y paraît plus simple, et de surcroît spectaculaire car visible, contrairement à la lutte contre les contaminants : on reméandre le chenal, on diversifie l'habitat, on supprime des plans d'eau, on reconnecte des affluents…  Mais en fait, l'action sur la morphologie est plus complexe que celle sur les pollutions. Et elle ne peut pas garantir ses résultats, ce qui est évidemment un problème tant au regard de son coût et de son acceptabilité sociale qu'au regard des délais courts – et passablement irréalistes – de la DCE (bon état physique, chimique et biologique de tous les cours d'eau en 2027).

L'écologisme comme idéologie est simple, voire simpliste: il faut sauver la nature. L'écologie comme pratique de gestion alimentée par la connaissance scientifique est redoutablement compliquée.  Elle est bien sûr nécessaire, mais ses bonnes intentions affichées ne l'exonèrent pas d'une prudence très progressive dans ses réalisations et surtout d'une analyse rigoureuse des résultats obtenus, avant de préconiser à large échelle des solutions dont rien ne démontre que le bénéfice est réel et durable (voir le projet Reform de retours d'expérience en Europe, Muhar et al 2016Friberg et al 2016 ; voir Nilsson et al 2016 sur les prérequis d'une restauration).

Tant que le volet connaissance et suivi scientifique sera aussi faiblement doté dans les choix financiers des Agences de l'eau, et tant que la programmation nationale ou par bassin sera planifiée avec une notable indifférence aux incertitudes et aux réserves de la recherche, nous n'aurons pas en France les conditions de cette rigueur. Car nous l'observons sur toutes les rivières où nous intervenons: on se hâte à préconiser et réaliser des mesures sur des bassins versants dont on ne connaît même pas au préalable les trajectoires environnementales, ni même parfois l'état actuel.

Référence
Hiers JK et al (2016), The Precision Problem in conservation and restoration, Trends in Ecology & Evolution, 31, 11, 820–830

Récemment paru sur ce thème
Restauration de rivière: l'avenir d'une illusion
Diagnostic écologique de chaque rivière: le travail que nous attendons des gestionnaires
Défragmenter les rivières? 25 enjeux pour le faire intelligemment

20/12/2016

Canal de Bourgogne: quel avenir pour la vallée de Marigny?


Le Canal de Bourgogne va-t-il faire l'objet d'un lent abandon, en commençant par ses biefs les moins fréquentés comme ceux de la vallée de Marigny dans le Haut Auxois? C'est l'inquiétude de Laurent Richoux (association Autour du Canal de Bourgogne) dont nous reproduisons la tribune. Il nous appelle à une réflexion collective sur la ré-invention du canal au XXIe siècle.

C’est un endroit très particulier sur le Canal de Bourgogne que cette Vallée de Marigny. Cette trouée à travers le Haut Auxois, drainée par le ru de la Lochére, est empruntée par le canal pour passer de la vallée de la Brenne à celle de l’Armançon.

Ce passage a été retenu par les constructeurs du canal (1832) pour éviter les étroits méandres de l’Armançon au niveau de Semur.

Il faut noter que la ligne de chemin de fer de Maison-Dieu aux Laumes-Alésia, a choisi en 1876 ce même passage, pour sa moindre déclivité (ligne aujourd’hui animée par l’ACTA).

La particularité du canal à cet endroit est qu’il s'élève de 100 m sur moins de 14 km, et donc comporte une densité particulièrement forte d’écluses, de la 55Y “Venarey” (alt 240m) à la 16Y “Charigny” (alt 340 m). Dans le milieu des canaux, on parle d’ ”échelles”, et ici plus particulièrement des échelles de Pouillenay et de Marigny.

Cette prouesse technique, galère pour les mariniers et les exploitants du canal, est un régal pour les promeneurs à pied ou à vélo. Avec la concentration de maisons éclusières et d’écluses, l’aspect tortueux du canal qui épouse le terrain naturel, la succession de miroirs d’eau dans lequel se reflètent des centaines de peupliers, il se dégage de cet endroit une ambiance particulière, très agréable, apaisante et unique.


Or cet endroit semble un peu délaissé. Lors de ma dernière balade, j’ai pu voir des signes d’abandon manifeste : maisons ouvertes, portes et volets battants au vent, carreaux brisés, de nombreux arbres malades ou cassés, gisant dans le talus.

Même si on note un bon état général du canal en lui-même (berges, bajoyers), et même des toits récemment refaits, mais quand on y réfléchit un peu, on trouve tout un faisceau d’éléments qui font craindre une fermeture prochaine :

  • Le plus “à la mode” est celui du réchauffement climatique. L'université de Bourgogne a montré à travers une étude nommée "Hyccare" qu’il n'y aura plus assez d'eau de surface pour alimenter le canal en 2040. C’est “demain”, quand il s’agit de penser à l’avenir du territoire.
  • Les coûts d'exploitation et de maintenance élevés (à cause des 40 écluses et la voûte de Pouilly)
  • Ce dernier point est d’autant plus fort ici quand on le rapporte à la faible fréquentation du secteur (à cause du handicap à la navigation que constituent les 40 écluses et la voûte de Pouilly).
  • Les fuites d’eau importantes dans cette partie du canal, car il est ici souvent construit en remblai. On limite ce phénomène par un abaissement du niveau d’eau, mais cela réduit d’autant le mouillage.
  • La forte soif du Grand Dijon et de ses 250 000 habitants (plus de la moitié des électeurs du 21!). Les grands opérateurs de la distribution d’eau potable lorgnent tous vers les réservoirs du canal, représentant des millions de m3 d’eau presque potable et qui grâce au canal, arrivent au cœur de Dijon.
  • La baisse, lente mais continue depuis les années 2000, de la fréquentation fluviale des canaux bourguignons 
  • Le désengagement de VNF national (Béthunes) pour ces “petits” canaux. Rappelez-vous qu’en 2011, VNF a voulu les céder à la Région Bourgogne, en vain.
  • La définition au sein de VNF régional (la DTCB) d’un axe à “vocations multiples”, sur lequel sera développé le fret : L’axe Saône-Seine, par le canal de Centre, le Latéral à la Loire, le canal de Briare et le canal du Loing. les travaux de dragage d’entretien par exemple sont réalisés “en priorité” sur l’axe Saône-Seine. Le canal de Bourgogne, classé dans les canaux à vocation touristique, souffre d’un envasement important.
  •  La pression “écolo” pour le retour à l’état naturel des cours d’eau, et donc, à terme, l’effacement des barrages qui alimentent le canal sur ses parties basses.
  • L'alimentation déjà perfectible du canal de Bourgogne, encore réduite par la mise aux normes européennes (pour crues quinquamillénaires) des barrages réservoirs. 

A noter que depuis quelques mois, VNF ne renouvelle plus les baux d’occupation des maisons éclusières (sous prétexte de raccordements VRD, alors que des gens y vivent depuis près de 200 ans).


Que se trame-t-il ? Quelle histoire est elle en train de s’écrire ici, sous nos yeux ?

La fin de la navigation sonnera la fin de l’entretien des écluses (les bajoyers, les abords et tout le patrimoine bâti). Il ne faut pas oublier que ces échelles sont artificielles, donc particulièrement fragiles et que sans un entretien régulier, la nature reprendra vite ses droits.  Après le départ des agents du canal, les pêcheurs suivront. Le manque du renouvellement de l’eau étant peu favorable au milieu halieutique.

Dommage car le territoire est déjà peu fréquenté. On dénombre juste un peu plus de 1 000 habitants dans l’ensemble des villages qui bordent ce petit paradis, ces 40 km de ruralité fragile.

Tout cela n'empêchera pas le passage des vélos, certes, mais pour quel plaisir ? Le spectacle risque de perdre grandement de sa magie : une vague tranchée reconquise par la végétation où subsistent quelques flaques, des portes d’écluses qui tombent, des maisons éclusières vandalisées, des peupliers squelettiques, et plus personne, plus de vie.

Et même si cette vallée de Marigny ne représente que 14 km sur les 242 km du canal, sa disparition serait catastrophique pour tout le canal de Bourgogne, qui dans un premier temps se résumerait en 2 bouts de canaux borgnes.

Cet endroit aura perdu tout son charme, son âme, et l'Auxois une chance de maintenir une activité économique, et sa population.

Il y a urgence à inventer une (ou plusieurs) raison(s) de venir ici.

Textes et photographies: L Richoux, Association Autour du Canal de Bourgogne

La loi face aux dérives administratives: rappel du contenu législatif de la continuité écologique

Les administrations de l'eau sont saisies depuis une dizaine d'années d'une frénésie réglementaire et programmatique, multipliant les trames, les plans, les décrets, les arrêtés, les circulaires, les instructions, les SDAGE, les SAGE, les SRCE et autres dispositions plus ou moins obscures.  Dans le domaine de la continuité écologique, il faut en revenir à la base : le texte de la loi votée par nos députés et sénateurs. La loi a prééminence sur la réglementation, et l'administration ne peut pas imposer des mesures que le législateur n'a pas programmées. Correctement appliquée, cette loi permet une mise en oeuvre raisonnable de la continuité. Nous le rappelons ici par une analyse mot à mot, et nous appelons à combattre comme excès de pouvoir toutes les tentatives pour sur-interpréter ce texte dans un sens indument agressif vis-à-vis des ouvrages hydrauliques. Nota : ce texte est une mise à jour d'un article plus ancien, suite aux évolutions récentes du droit et aux demandes de nombreuses personnes qui nous écrivent. Le rubrique vademecum de ce site contient des articles-outils pour se défendre.




En matière de hiérarchie des normes, la loi s'impose à la réglementation : cela signifie que la référence à la loi l'emporte sur les textes réglementaires (décrets, arrêtés, etc.) de l'Etat ou de l'administration déconcentrée s'il existe un conflit d'interprétation. Rappelons que la Directive-cadre-européenne sur l'eau, qui est de portée supérieure à la loi française, n'a jamais demandé la destruction des ouvrages hydrauliques (voir ce texte en détail).

Autre point important : Ségolène Royal a publié en décembre 2015 une instruction aux Préfets leur demandant de ne pas insister sur les effacements d'ouvrages tant que les propriétaires sont en désaccord. Vous pouvez opposer cette instruction à toute administration qui voudrait vous imposer une mesure d'arasement ou dérasement (voir le détail sur cet article).

Nous exposons ci-dessous ce que la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006) a introduit dans la partie législative du Code de l'environnement. Nous nous limitons ici au cas des rivières classées en liste 2, c'est-à-dire celles qui ont une obligation d'aménager les ouvrages au terme d'un délai de 5 ans, récemment prorogé de 5 années supplémentaires. Il y a également des problèmes sur les rivières classées en liste 1, mais ils sont moins urgents en raison de l'absence de délai contraignant.

S'il y a donc un seul texte que vous devez connaître par coeur dans le domaine de la continuité écologique, c'est celui-là. D'autant que nul n'est censé ignorer la loi. Nous indiquons en orange les mots et concepts importants de ce texte, qui sont explicités ensuite.

I.-Après avis des conseils départementaux intéressés, des établissements publics territoriaux de bassin concernés, des comités de bassins et, en Corse, de l'Assemblée de Corse, l'autorité administrative établit, pour chaque bassin ou sous-bassin 
(…)
2° Une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant.
(…)
III.-Les obligations résultant du I s'appliquent à la date de publication des listes. Celles découlant du 2° du I s'appliquent, à l'issue d'un délai de cinq ans après la publication des listes, aux ouvrages existants régulièrement installés. Lorsque les travaux permettant l'accomplissement des obligations résultant du 2° du I n'ont pu être réalisés dans ce délai, mais que le dossier relatif aux propositions d'aménagement ou de changement de modalités de gestion de l'ouvrage a été déposé auprès des services chargés de la police de l'eau, le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant de l'ouvrage dispose d'un délai supplémentaire de cinq ans pour les réaliser.
(...)
Les obligations résultant du I du présent article n'ouvrent droit à indemnité que si elles font peser sur le propriétaire ou l'exploitant de l'ouvrage une charge spéciale et exorbitante.
(...)
IV.-Les mesures résultant de l'application du présent article sont mises en œuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme.

Transport suffisant des sédiments : personne ne sait au juste à quoi correspond ce concept de transport "suffisant", qui n'est pas une notion scientifique. Il revient à l'autorité administrative de le définir et le justifier au cas par cas. Ne vous en inquiétez pas outre mesure : nous n'avons encore jamais rencontré de demande absurde en ce domaine – et pour cause, le sort des limons, sables et graviers n'est quand même pas une cause de première importance, d'autant que quasiment tous les seuils et petits barrages ont un impact négligeable sur ce plan au regard des volumes de charriage concernés sur les bassins versants. Si un petit ouvrage bloquait tous les sédiments, il serait rempli en quelques mois ou années. A noter : l'art. L-214-17 CE n'a pas introduit une obligation de "restaurer des habitats", ce qui est l'interprétation (militante) de certains de vos interlocuteurs en rivière. L'ensemble retenue-bief-chute ne forme pas spécialement un habitat "dégradé", terme portant jugement de valeur, n'ayant pas de fondement juridique clair (en tout cas dans le domaine de la continuité) ni de réel consensus scientifique. Même l'administration a reconnu ce point dans la Circulaire d'application du L 214-17 CE, donc aucun fonctionnaire n'est fondé à invoquer le L 214-17 CE pour "restaurer de l'habitat" (voir cet article).

Circulation des poissons migrateurs : le texte de loi parle de la "circulation", sans préciser le sens (montaison, dévalaison). Par défaut et en première intention, le choix le plus simple de dévalaison (migration vers l'aval) peut être retenu sans sortir du texte de la loi. L'administration voudra éventuellement imposer la montaison (migration vers l'amont), c'est à elle d'en justifier la nécessité et la faisabilité, pas à vous. Ce texte parle des "migrateurs" et exclut par là les espèces non migratrices que certains bassins ont ajouté dans leur document technique d'accompagnement en liste 2. Lamproie de planer, chabot, vairon et autres cyprinidés rhéophiles ne sont pas des espèces migratrices, toute exigence d'aménagement de montaison pour ces espèces devra être considérée comme discutable dans une rivière classée seulement L2. Il faut exiger sur chaque rivière la présentation de l'ensemble des inventaires piscicoles (fait depuis 30 ans par le CSP devenu Onema et par les fédérations de pêche) afin de démontrer qu'il existe des déficits d'espèces d'intérêt attribuables à des discontinuités. A noter : la présence de grands barrages sans projet de mise en conformité ou de chutes naturelles à proximité d'un ouvrage classé est à un motif à considérer comme disproportionnées des mesures coûteuses ou destructrices le concernant.

Géré, entretenu et équipé : en aucun cas le texte de loi n'emploie les mots "effacé", "arasé", "dérasé", "détruit", "échancré", etc. La pression actuelle en faveur de l'effacement n'a rien à voir avec la continuité écologique définie par la loi (elle est le fait d'une dérive interne d'une partie de l'appareil administratif, de certaines Agences de l'eau et de certains syndicats). Au terme de la loi, tout ouvrage autorisé (L214-6 CE) doit au contraire voir sa consistance légale (hauteur, débit) respectée : une proposition d'effacement au titre du L 214-17 CE n'a donc pas de base légale et doit être dénoncée dans les meilleurs délais à votre association (ou votre avocat). Notamment, contrairement à ce que certains agents DDT(-M) ont laissé entendre, une préfecture ne pourra certainement pas imposer une échancrure qui remettrait en cause le niveau amont, donc la consistance légale de l'ouvrage (outre le fait qu'une simple échancrure ne serait pas jugée fonctionnelle si elle prétend répondre à un besoin spécifique de montaison). Aucun moyen de gestion, entretien et équipement n'est spécifié à l'avance dans le texte de loi : pour la plupart des seuils de taille modeste, une bonne gestion des vannages peut suffire de notre point de vue. Voire pas d'action du tout pour les ouvrages les plus modestes et les rivières à faible enjeu piscicole (on reconnaît dans ce cas que l'ouvrage en l'état est conforme aux exigences du L 214-17 CE). L'administration peut toujours estimer le contraire et demander des règles spéciales de gestion, équipement et entretien : elle doit simplement les motiver, cf point suivant, et si elle demande un équipement lourd au plan des travaux et du coût, elle doit fournir les éléments de proportionnalité permettant de juger que ce n'est pas une charge spéciale exorbitante, cf ci-dessous.

Règles définies par l'autorité administrative : le texte de loi oblige de manière non ambiguë l'administration à définir et donc motiver les règles présidant à sa demande de gestion, entretien et équipement. Ce n'est pas au propriétaire de payer un bureau d'études (coûteux), c'est à l'administration de proposer et justifier des règles spécifiques à chaque ouvrage où elle entend promulguer une mesure de police administrative en matière de continuité écologique. Nous avons préparé un questionnaire (pdf) à cette fin. Sur chaque seuil ou barrage, l'autorité administrative doit par exemple : justifier la présence des espèces cibles ; indiquer le score de franchissabilité ICE de l'ouvrage en l'état ; exposer la nécessité de changer ce score. Et plein d'autres choses que nous attendons. C'est tout à fait normal : l'argent public paie des organismes spécialisés (comme l'Onema) ou des administrations déconcentrées (DDT, Dreal) dont le travail est justement de collecter et analyser toutes les informations sur les rivières et leurs ouvrages. Si le mot "service public" a un sens, ce n'est pas celui de déléguer le travail à des bureaux d'études privés... payés par les administrés! Bien sûr, un propriétaire peut préférer payer 5, 10 ou 20 k€ un bureau d'études, mais la plupart n'ont pas ces moyens. Il peut être utile de payer un BE pour contrer une proposition administrative jugée excessive voire abusive, mais en première intention, faites des économies, rejoignez plutôt des associations pour exercer une pression démocratique et justement éviter dès la source les propositions excessives des services de l'Etat !. Que l'administration définisse des règles n'implique pas qu'elle peut les imposer de façon arbitraire, cf le point concertation.

Charge spéciale et exorbitante : cette précision utile du législateur indique que les aménagements très coûteux (comme les passes à poissons) ouvrent droit à indemnité s'ils représentent une dépense trop importante par rapport à l'enjeu et aux capacités du maître d'ouvrage. Dans la jurisprudence administrative, cette notion de charge spéciale et exorbitante apparaît quand un propriétaire subit des dommages ou se voit imposer des dépenses hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi par des travaux. C'est manifestement le cas pour les dizaines à centaines de milliers d'euros que demandent certains ouvrages de franchissement (ou la perte considérable de valeur foncière que représenterait un effacement), alors que le gain pour les milieux est faible (voire parfois nul... sans compter des risques d'effets écologiques négatifs). Il résulte de cette notion de charge spéciale et exorbitante que l'autorité administrative doit aussi justifier la proportionnalité de sa proposition d'équipement (point précédent) à son effet attendu et à son coût de réalisation : état écologique et chimique de la rivière (poids relatif de la continuité dans l'impact sur les espèces cibles) ; gain estimé en biomasse sur les espèces cibles ; importance des espèces cibles en terme de services rendus par les écosystèmes locaux ; prise en compte du bilan chimique de la retenue ; anticipation du changement climatique, etc. Le questionnaire (pdf) que nous avons préparé inclut ces points, vous pouvez l'adresser aux services de l'Etat (DDT-M). Si l'administration propose une simple mesure de gestion des vannes, ce n'est pas exorbitant. Si l'administration veut imposer des travaux lourds de type dispositifs de franchissement, c'est exorbitant.

Concertation avec le propriétaire (ou l'exploitant) : concertation signifie qu'il doit y avoir procédure contradictoire, c'est-à-dire que les propositions de l'autorité administrative ne peuvent être édictées sous la forme d'un arrêté préfectoral sans avoir été au préalable soumises pour débat au maître d'ouvrage. Ce dernier peut, s'il n'est pas d'accord, l'exprimer par une contre-proposition (formulée par lui-même, par une association, par un avocat ou, cette fois, par un bureau d'étude).

Délai supplémentaire de 5 ans : initialement, le délai était fixé à 2017 ou 2018 selon les bassins. Face aux retards massifs dans la mise en oeuvre de la réforme et à ses coûts inaccessibles pour les particuliers, un délai supplémentaire de 5 ans a été accordé en 2016. Attention, il faut s'être manifesté dans le cours du premier délai pour en bénéficier. Voir en détail cet article pour les démarches à suivre.

Respect du patrimoine protégé : cet amendement voté en 2016 permet de s'opposer à la destruction des ouvrages hydrauliques dans plusieurs conditions (protection au titre des monuments historiques, périmètre de 500 m autour de sites classés ou inscrits, désignation comme patrimoine remarquable ou d'intérêt dans les PLU, PLUi). Si votre PLU(i) est en cours de construction, vous avez intérêt à y faire inscrire votre ouvrage avec l'ensemble de son système hydraulique (pas seulement le moulin ou l'usine mais le seuil, les canaux, vannes, déversoirs, etc.). Ecrire pour cela au maire (PLU) ou au président de l'intercommunalité (PLUi) avec une fiche de présentation de votre bien (cadastre, photos, histoire, intérêt patrimonial et paysager) et une demande d'inscription comme patrimoine remarquable de la commune.

Votre action : Vous avez donc pour le moment une seule chose à faire, expliquer ces points à votre administration, dans les comités de pilotage des projets et dans un courrier recommandé. Sachez aussi qu'en dernier ressort, un texte administratif (comme un arrêté de mise en demeure) peut toujours être attaqué au tribunal, ce qui suspend son exécution. Si nous devions être nombreux à y avoir recours, des solutions collectives seraient organisées. Vous pouvez toujours nous envoyer copie numérique d'un échange écrit avec l'administration, pour évaluer vos droits et si nécessaire être orienté vers un avocat.

Conclusion : les étangs, moulins, défenseurs du patrimoine, riverains et leurs assocations suivent désormais de près l'ensemble de cette procédure et, tant qu'ils seront en butte au mépris manifeste de la concertation affiché par le Ministère de l'Environnement, ils sont disposés à poursuivre en excès de pouvoir tout fonctionnaire qui tenterait d'abuser des propriétaires d'ouvrages. Nous attendons du Ministère qu'il prenne acte des réalités suivantes :
  • retards déjà énormes dans la mise en oeuvre de ce dossier, 
  • défaut de base scientifique solide pour le choix d'un classement massif des rivières, 
  • nombreuses protestations face à la destruction des cadres de vie locaux,
  • manque de méthode dans l'analyse des impacts du bassin versant, conduisant à des choix non-optimaux pour la qualité de l'eau et à des résultats médiocres par rapport à nos obligations européennes,
  • extrême complexité et coût disproportionné des aménagements induits,
  • disproportion fréquente entre la radicalité des solutions proposées (effacement à la chaîne d'ouvrages) et la réalité des gains attendus (quelques variations d'assemblage d'espèces, sans gain total de biodiversité),
  • absurdité qu'il y a à penser qu'en 2017 ou 2018, les propriétaires attachés à leur bien et conscients de leurs droits accepteront soit la destruction de leur propriété soit la ruine par des dépenses exorbitantes, deux issues inacceptables dont la loi les protège fort heureusement.
Il faut donc de notre point de vue convenir d'un moratoire sur la mise en oeuvre du classement des rivières (car les délais de 2017-2018 n'ont d'ores et déjà plus de réalisme) et construire la concertation sur une base saine, au lieu du dogmatisme stérile affiché par certains des hauts fonctionnaire en charge de ce dossier depuis plusieurs années. Des milliers d'élus et d'institutions demandent déjà ce moratoire. Suivons la voie du bon sens et refondons la politique de continuité sur une base beaucoup plus efficace pour la qualité de l'eau et des milieux.

Nota : un point essentiel dans cette application future de la loi de continuité écologique est la préservation du droit d'eau. Si vous perdez votre droit d'eau (par un arrêté d'abrogation de la Préfecture ou par une convention de transfert à un syndicat, une association de pêche, etc.), vous ne serez plus maître du destin de votre ouvrage et vous ne pourrez rien opposer à l'obligation de remettre la rivière en l'état antérieur à l'existence de l'ouvrage (à vos frais). Toute démarche de la DDT(-M) visant à annuler ce droit d'eau est donc un motif d'extrême urgence et, si la procédure est abusive, doit faire l'objet d'une requête contentieuse en annulation. Certains propriétaires mal informés pensent encore que ces questions sont mineures, mais c'est une grave erreur. Notre association a défendu plusieurs droits d'eau menacés, et est toujours disposée à aider ses adhérents en ce sens.

11/12/2016

Défragmenter des rivières? 25 enjeux pour le faire intelligemment

Agir sur la morphologie des rivières, comme on le fait sur la chimie, est un angle légitime de gestion. Mais cette action doit garantir au préalable qu'elle apporte des bénéfices écologiques significatifs, ce qui n'est pas automatique, et qu'elle respecte les attentes des riverains, car la rivière recoupe de nombreuses représentations sociales et symboliques. La politique publique de continuité longitudinale a été marquée depuis le PARCE 2009 par la précipitation et la confusion: milliers d'ouvrages à aménager en très peu de temps, rivières classées et traitées à la chaîne, sous-emploi des modèles scientifiques de la recherche appliquée, solutions toutes faites sans diagnostics approfondis de bassin, chantiers à coût inaccessible aux particuliers, absence de dialogue environnemental avec les riverains. Améliorer la continuité – et, pourquoi pas, détruire certains ouvrages quand les conditions sont réunies –, c'est possible si l'on montre un certain respect de la démarche scientifique en écologie, si l'on agit là où il y a des besoins prioritaires pour des espèces menacées et, surtout, si l'on permet aux citoyens d'exprimer leurs attentes au lieu de leur imposer des options définies à l'avance. 



Connaissance

Utiliser des modèles de connectivité, pour une priorisation des besoins de circulation sur le réseau hydrographique

Analyser la dynamique fluviale, car peu de bassins ont de réels problèmes de déficit sédimentaire lié aux petits ouvrages

Mobiliser des modèles hydrologiques, car l'évolution du régime crue-étiage et de l'alimentation des nappes doit être connue sur le bassin

Recourir à des modèles climatiques, car les choix doivent être sans regret à diverses hypothèses de changement thermique et pluviométrique

Estimer l'impact biogéochimique (nutriments, polluants, carbone), car les retenues peuvent avoir des rôles positifs

Vérifier les enjeux d'espèces invasives, car la continuité les favorise aussi

Evaluer la biodiversité, car les poissons ne sont qu'une faible part du vivant d'eau douce et de rive

Prendre en compte l'histoire et la culture, car les moulins et usines à eau ont une valeur patrimoniale

Prendre en compte le paysage, car les lacs, étangs, retenues, biefs et canaux sont souvent appréciés des riverains

Analyser le potentiel énergétique de l'existant, car la transition bas-carbone inclut l'énergie hydraulique

Estimer les services rendus par les écosystèmes restaurés, car le coût public doit être justifié par des bénéfices aux citoyens


Action

Agir d'abord pour les grands migrateurs menacés, car les espèces communes, quoique mobiles, sont moins impactées

Différer l'intervention en rivières polluées, car l'action morphologique ne corrige pas un mauvais état chimique

Prioriser les seuils sans intérêt patrimonial connu, construits au XXe siècle pour des usages devenus sans objet

Envisager des solutions douces (ouvertures de vanne, rivière de contournement, passe à poissons), car elles préservent les ouvrages d'intérêt et sont plus consensuelles

Tester sur des rivières pilotes, avant de généraliser à tous les bassins

Assortir de propositions paysagères et récréatives, car les territoires veulent des rivières attractives

Garantir la solvablité économique des projets, car il ne sert à rien de proposer des chantiers impossibles en raison d'un coût privé exorbitant


Gouvernance

Prendre le temps de la réflexion et de la concertation, car le véritable horizon d'action morphologique est séculaire (et non quinquennal)

Eviter le discours de la stigmatisation, car il provoque une crispation immédiate des maîtres d'ouvrage

Préférer l'incitation à la contrainte, en commençant par les propriétaires sans intérêt pour leur ouvrage

Ecouter l'ensemble des riverains de chaque projet, car ils sont aussi concernés par leur cadre de vie et les différents usages

Donner la parole aux citoyens, car les structures actuelles (SDAGE, SAGE) sont trop fermées et peu représentatives

Débattre des enjeux locaux concrets (gains espèces, habitats), en ne se limitant pas à des généralités abstraites

Développer une culture de la rivière, car la mémoire s'en est souvent perdue sur le bassin

Illustration : un moulin sur le Cousin (affluent de la Cure), en zone classée liste 2. Il n'a pas d'usage autre que d'agrément, mais il est parfaitement entretenu et situé dans le périmètre d'un site protégé. Sur cette rivière comme tant d'autres, plusieurs dizaines d'ouvrages sont sans projet à date, car la seule solution correctement financée est la destruction des ouvrages au bénéfice de résultats qui ne sont pas garantis, ni même pronostiqués et proposés en débat aux citoyens. A quoi bon persister dans ces blocages observés partout? La continuité écologique doit changer de méthode, choisir des priorités justifiées par des modèles scientifiques et rechercher des solutions fondées sur la concertation. Elle doit aussi revoir ses ambitions, car l'impact réel des ouvrages modestes (seuils, chaussées)  n'est toujours pas quantifié par la recherche et la diversité biologique des rivières ne se limite pas à des espèces de poissons migratrices ou rhéophiles. La grande majorité des citoyens informés des enjeux réels des chantiers ne considèrent pas que des gains locaux et modestes justifient des mesures aussi brutales que des effacements répétés sur un maximum de sites.

08/12/2016

Quatre scientifiques s'expriment sur la continuité écologique

Nous publions les vidéos des conférences données le 23 novembre 2016 à l'Assemblée nationale par quatre experts de la gestion des milieux aquatiques. Ces scientifiques sont de formation et spécialisation diverses (géographie et morphologie, hydrobiologie, sociologie), ils ont abondamment publié, enseigné et/ou travaillé sur l'écologie des rivières, ils sont membres pour certains des conseils scientifiques des Agences de l'eau. Il s'agit donc d'une critique interne de certains dysfonctionnements de la politique publique de la rivière.




Christian Lévêque, "Restaurer la biodiversité des cours d’eau, mais laquelle ?" 
Docteur ès sciences – directeur de recherches émérite à l’IRD- Président honoraire de l’Académie d’Agriculture. Spécialiste des milieux aquatiques, de l'écologie et de la biodiversité, il a publié récemment : Quelles rivières pour demain ? Réflexions sur l'écologie et la restauration des cours d'eau (éditions Quae).


Jean-Paul Bravard, "Des mesures pavées de bonnes intentions pour des rivières semées d’embûches"
Géographe, professeur émérite à l’Université de Lyon, membre honoraire de l'Institut universitaire de France, médaille d'argent CNRS, il a été responsable de la Zone Atelier Bassin du Rhône et a publié de nombreux travaux scientifiques sur la morphodynamique fluviale et l’écomorphologie de cours d’eau de Franc comme dans différents pays du globe (impacts des barrages, plaines alluviales).


André Micoud, "Protéger les rivières, est-ce tout naturel?"
Sociologue, directeur de recherche honoraire au CNRS, ancien président de la Maison du fleuve Rhône, officier du Mérite agricole. Il a publié de nombreux articles sur l'environnement, le patrimoine et le rapport aux fleuves, notamment : "Des patrimoines aux territoires durables ; ethnologie et écologie dans les campagnes françaises", "La patrimonialisation du vivant", "La campagne comme espace public".


Guy Pustelnik, "Quelle continuité pour quels poissons et quels sédiments ?" 
Docteur en géographie, ingénieur hydrobiologiste, il est directeur d' Epidor, EPTB du bassin de la Dordogne. Spécialiste des poissons migrateurs, il travaille à concilier tous les usages de l'eau.

Ces interventions rejoignent et confirment le diagnostic porté par notre association depuis plusieurs années déjà. La réforme de continuité écologique ne souffre pas d'un problème superficiel d'"incompréhensions" qui seraient solubles dans la "pédagogie", comme le veut un certain discours paternaliste d'une administration refusant de reconnaître les limites et échecs de cette réforme. Elle pâtit d'abord de problèmes structurels de conception, de méthode et de gouvernance.

Malgré une base scientifique fragile, limitée à quelques disciplines avec très peu de retours d'expérience scientifiques sur les petits ouvrages majoritaires, la continuité écologique a donné lieu à des choix précipités et irréalistes, tant par l'ampleur du linéaire concerné que par le délai d'aménagement, la complexité des dossiers, le coût des chantiers, la rigidité de la mise en oeuvre. L'objectif d'abord mis en avant – faire remonter des grands migrateurs menacés en aménageant progressivement depuis l'aval, améliorer le transit sédimentaire là où il est déficient par rapport à la capacité d'érosion et transport – s'est transformé en une entreprise protéiforme de "renaturation" où l'on intervient sans grande cohérence, y compris pour des espèces communes de rivières ordinaires, y compris sur des rivières en équilibre sédimentaire. La violence matérielle et symbolique de ses "solutions", consistant souvent à faire pression pour détruire des ouvrages et changer le cadre de vie riverain, ne cesse d'envenimer les rapports humains et de dégrader l'image des gestionnaires sur les sites concernés.

Certaines interventions de cette séance à l'Assemblée nationale révèlent aussi les pressions qui existent autour de cette réforme, non seulement la pression que subissent les maîtres d'ouvrage et riverains sur le terrain, mais aussi la pression dans la production, la discussion et la diffusion des informations scientifiques. C'est inacceptable. Le libre échange des idées et le libre examen des hypothèses sont au coeur de notre pacte démocratique moderne. Que l'écologie des rivières, intéressante et nécessaire, soit ainsi l'otage et l'alibi de rapports opaques de pouvoir est déplorable. Ceux qui l'ont emmenée dans cette impasse portent une lourde responsabilité sur la montée de la méfiance, voire de la défiance des riverains et usagers face à tout discours de progrès environnemental désormais perçu comme une pente glissante visant à imposer des contraintes ingérables ou un discours de façade cachant des arbitrages assez peu scientifiques (voire parfois assez peu écologiques) en dernier ressort.

Il faut en sortir, et en sortir par le haut.

Notre premier besoin, c'est d'entendre la voix de l'ensemble de la communauté scientifique concernée, dans le cadre d'une expertise collective pluridisciplinaire visant à définir le cadre des connaissances actuelles, de leurs limites et de leurs incertitudes. Il faut dépasser l'omniprésence des "dires d'experts" (rapports de techniciens ou ingénieurs spécialisés) qui, s'ils ont une valeur d'information certaine, ne sont pas pour autant le reflet exact des connaissances scientifiques actuelles. Cette parole collective des chercheurs ne saurait être le monologue de telle ou telle spécialité : on ne peut pas parler des continuités biologiques et morphologiques sans parler aussi des continuités historiques, patrimoniales, paysagères, sociales et symboliques des territoires concernés ; on ne peut pas parler de l'impact des seuils et barrages sans préciser la nature exacte de ces impacts, la réalité des gains attendus, le coût pour atteindre ces objectifs, l'évaluation des services réellement rendus à la société dans l'hypothèse où les résultats sont au rendez-vous ; on ne peut pas parler de la "renaturation" des rivières sans problématiser ce paradigme qui n'a rien d'anodin ni d'évident au regard de plusieurs millénaires d'hybridation entre vivant, milieu et société, sans se demander "quelles natures" désirent les citoyens.

Notre second besoin, c'est de ré-inventer une gouvernance démocratique capable de porter le dialogue environnemental pour permettre aux citoyens de co-construire, et pas seulement subir, la programmation concernant leurs rivières. Le discours de la continuité (de la restauration de rivière en général) ne peut être limité à la contrainte réglementaire issue de normes, règles, classements décidés ailleurs, loin, dans des comités fermés où des experts mobilisent des savoirs partiels et ignorent les attentes des riverains. Nos sociétés démocratiques sont en panne d'espérance et de confiance, les citoyens ont un sentiment diffus d'être dépossédés de la capacité de décider de leur destin. S'il est un domaine où cette dépossession est perçue comme particulièrement illégitime, c'est celui de l'environnement, un domaine historiquement et socialement fondé sur la revendication d'une amélioration concrète et concertée des cadres de vie parfois malmenés, défigurés, pollués par les décennies passées. Si l'écologie devient synonyme de technocratie anonyme et lointaine, si son discours est confisqué par une oligarchie experte pratiquant le mépris des "non-sachants", si elle dérive dans des objectifs d'intégrité et muséification de milieux naturels faisant de toute présence humaine un problème, elle fera naufrage. Il faut l'éviter, car les rivières ont bel et bien besoin d'une attention qui leur a longtemps été déniée.

La séquence complète (plus de deux heures, incluant des interventions des députés) est aussi visionnable à ce lien.

A lire aussi
La continuité écologique au cas par cas? Supprimons le classement des rivières

30/11/2016

Le Conseil d'Etat retoque le régime d'autorisation des ouvrages hydrauliques (arrêté du 11/09/2015)


Par le décret du 1er juillet 2014 et l'arrêté du 11 septembre 2015, la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du Ministère de l'Environnement a poursuivi de manière méthodique le but qui est le sien: vider les droits d'eau de leur substance, étendre infiniment le contrôle administratif sur toute activité en rivière et, au final, décourager par un excès de complexité la reprise de la petite hydro-électricité. Le Conseil d'Etat vient cependant d'annuler une disposition de l'arrêté de 2015. Un bon point, mais nous sommes encore à des années-lumière du train de simplification dont ont besoin la gestion des ouvrages hydrauliques et la relance de l'énergie hydro-électrique dans notre pays. 



Nous avions déjà évoqué le décret de 2014 et l'arrêté de 2015, le premier étant une machine de guerre contre les droits d'eau fondés en titre ou sur titre (bête noire de certains hauts fonctionnaires du Ministère), le second étant un exemple de la kafkaïenne contrainte bureaucratique subie par certains propriétaires ou usagers au bord des rivières.

L'article 2 de l'arrêté du 11 septembre 2015 (qui, à la suite du décret du 1er juillet 2014, fixait les prescriptions complémentaires que l'administration peut imposer à un site) est annulé par le Conseil d'Etat, dans sa décision n°394802.

Voici les considérants :
11. Considérant qu'aux termes de l'article R. 214-18 du code de l'environnement : " Toute modification apportée par le bénéficiaire de l'autorisation à l'ouvrage, à l'installation, à son mode d'utilisation, à la réalisation des travaux ou à l'aménagement en résultant ou à l'exercice de l'activité ou à leur voisinage, et de nature à entraîner un changement notable des éléments du dossier de demande d'autorisation, doit être portée, avant sa réalisation, à la connaissance du préfet avec tous les éléments d'appréciation. / Le préfet fixe, s'il y a lieu, des prescriptions complémentaires, dans les formes prévues à l'article R. 214-17. / (...) / S'il estime que les modifications sont de nature à entraîner des dangers ou des inconvénients significatifs pour les éléments énumérés à l'article L. 211-1, le préfet invite le bénéficiaire de l'autorisation à déposer une nouvelle demande d'autorisation. Celle-ci est soumise aux mêmes formalités que la demande d'autorisation primitive. " ; qu'aux termes de l'article 2 de l'arrêté attaqué : " Pour les installations, ouvrages épis et remblais relevant du régime d'autorisation, une demande d'autorisation doit être déposée, dès lors que la modification est de nature à entraîner des dangers et des inconvénients pour les éléments visés à l'article L. 211-1 du code de l'environnement ce qui est le cas notamment si cette modification : / - conduit à la mise en place d'un nouveau tronçon court-circuité ; / - aggrave les conditions de franchissement de l'ouvrage par les poissons migrateurs ; / - entraîne une augmentation significative du débit maximal dérivé ; / - conduit à l'augmentation significative du linéaire de cours d'eau dont l'hydromorphologie est modifiée ; / - accroît les prélèvements autorisés pour l'usage initial, en cas d'équipement d'ouvrages déjà autorisés au titre de la loi sur l'eau, en application de l'article L. 511-3 du code de l'énergie, en vue d'une production accessoire d'électricité " ;
12. Considérant que les dispositions précitées de l'article R. 214-18 du code de l'environnement impliquent que le préfet porte au cas par cas une appréciation sur les modifications envisagées ; que ces dispositions n'ont pas donné compétence au ministre chargé de l'environnement pour définir par voie d'arrêté des catégories de modifications des installations devant nécessairement être regardées comme justifiant la présentation d'une demande d'autorisation par l'exploitant ; que les requérants sont par suite fondés à soutenir qu'en définissant des catégories de modifications qui impliquent nécessairement que l'exploitant présente une nouvelle demande d'autorisation, les dispositions en cause, qui sont divisibles des autres dispositions de l'arrêté attaqué, méconnaissent les dispositions de l'article R. 214-18 ; qu'ils sont, dès lors, fondés à en demander l'annulation.
Cet article 2 donnait la capacité d'imposer une nouvelle autorisation et énumérait une liste de modifications y menant. Le Conseil d'Etat a jugé que c'était là un abus de pouvoir du ministère, qui n'a pas compétence à arrêter cette liste.

Plusieurs parlementaires ont déjà fait savoir que le droit de l'eau a besoin d'un "choc de simplification" (selon les termes de la sénatrice Loisier) après 25 années ininterrompues de superposition en tous sens de mesures législatives et, surtout, réglementaires. La suppression des dispositions les plus arbitraires, disproportionnées ou coûteuses sera à l'ordre du jour des prochaines années, avec la nécessité impérative de revenir à une juste mesure entre l'impact écologique des ouvrages et les prescriptions dont ils peuvent faire l'objet.

Accélérer la transition énergétique bas carbone (où la France est en retard sur ses objectifs 2020, sans parler des horizons plus lointains) suppose également de rendre à l'hydro-électricité la place qu'elle mérite dans ce dispositif. Les nouvelles conditions d'accès aux tarifs de rachat H16 sont de surcroît moins favorables à l'hydro-électricité de petite puissance que l'ancien contrat H07. Cela n'en rend que plus indispensable la simplification des mesures réglementaires et environnementales pour les ouvrages déjà autorisés, afin d'inciter à la relance des moulins et usines à eau.

Au nom de quelques récriminations extrêmement minoritaires dans la société, mais artificiellement amplifiées par certains bureaux de l'administration centrale en charge de l'eau, on a cherché à brimer par tout moyen la petite hydraulique, voire à détruire purement et simplement son potentiel de production. Cette action publique est indigne d'être poursuivie dans sa partialité et sa brutalité. Il ne faut pas seulement stopper les absurdités les plus évidentes de ces dérives récentes, mais refonder une doctrine réellement durable et équilibrée de la gestion des rivières.