25/10/2018

Les moulins au temps d'Elisée Reclus

En 1869, Elisée Reclus (1830-1905) publie Histoire d'un ruisseau. Militant anarchiste et progressiste, Elisée Reclus était passionné par la circulation des savoirs et l'éducation des citoyens. Son approche géographique intègre les faits de nature dans leurs contextes historiques et sociaux, avec une fibre poétique tout à fait remarquable et une conscience écologique précoce pour son temps. Nous reproduisons le chapitre XVI de l'Histoire d'un ruisseau, dédié au moulin et à l'usine.



"Le vaillant ruisseau ne se borne pas à fertiliser nos terres, il sait aussi travailler d'une autre façon quand il n'est pas employé en entier à l'irrigation des champs. Il nous aide dans notre besogne industrielle. Tandis que ses alluvions et ses eaux se transforment chaque année en froment par la merveilleuse chimie du sol, son courant sert à réduire le grain en farine, de même qu'il pourrait aussi pétrir cette farine en pain s'il nous plaisait de lui confier ce travail. Pourvu que sa masse liquide y suffise, le ruisseau substitue sa force à celle des bras humains pour accomplir tout ce que faisait autrefois les esclaves de guerre ou les femmes asservies à leur mari brutal : il moud le blé, brise le minerai, triture la chaux et le mortier, prépare le chanvre, tisse les étoffes. Aussi l'humble moulin, fût-il même rongé de lichens et d'algues m'inspire-t’il une sorte de vénération : grâce à lui des millions d'êtres humains ne sont plus traités en bêtes de somme; ils ont pu relever la tête et gagner en dignité en même temps qu'en bonheur.

Quel souvenir charmant nous a laissé ce moulin de notre petite bourgade ! Il était à demi caché - peut-être l'est-il encore- dans un nid de grands arbres, vergnes, trembles, saules, peupliers; on entendait de loin son continuel tictac, mais sans voir la maison à travers le fouillis de verdure. En hiver seulement, les murailles lézardées apparaissaient entre les branches dépourvues de feuilles; mais dans toute autre saison il fallait, avant d'apercevoir le moulin, pénétrer jusque dans la cour, déranger le troupeau des oies sifflantes et réveiller dans sa niche le gros chien de garde toujours grognant. Cependant protégé par l'enfant de la maison, notre camarade d'école et de jeux, nous osions nous approcher du cerbère, nous osions même avancer la main tout près de la terrible gueule et caresser doucement l'énorme tête. Le monstre daignait enfin se radoucir et remuait la queue avec bienveillance en signe d'hospitalité.

Notre site de prédilection était une petite île dans laquelle nous pouvions entrer, soit en passant par le moulin construit transversalement au-dessus d'un bras du ruisseau, soit en nous glissant le long d'une étroite corniche ménagée en forme de trottoir à l'extérieur de la maison : c'est là que s'ajustaient les pelles et que le garçon meunier allait tous les matins régler la marche de l'eau. Il va sans dire que c'était là notre chemin préféré. En quelques bonds nous étions dans notre îlot sous l'ombre d'un grand chêne à l'écorce usée par nos fréquentes escalades. De là le moulin, les arbres, le ruisseau, les cascades, les vieux murs se montraient sous leur aspect le plus charmant. Près de nous, sur le grand bras du ruisseau, une digue , formée de madriers épais, barrait le courant; une cascade s'épanchait par dessus l'obstacle, et des rapides écumeux venaient se heurter contre les piles d'un pont aux lézardes fleuries. De l'autre côté, la vieille masure du moulin emplissait tout l'espace, des arbres de la rive à ceux de l'îlot. Du fond d'une sombre arcade ménagée au bas des murailles, l'eau battue s'échappait comme d'une énorme gueule, et dans la noire profondeur de l'ouverture béante nous distinguions vaguement des pilotis moussus, des roues à demie disloquées, s'agitant gauchement comme l'aile brisée d'un oiseau, des palettes plongeantes déversant chacune sa cascatelle. Autour de l'arcade, un lierre épais recouvrait les murs et, grimpant jusqu'au toit, enlaçait les poutrelles de ses cordages noueux et frémissait en touffes joyeuses au-dessus des tuiles. Et dans l'intérieur de la maison, combien tout nous paraissait étrange; depuis l'âne philosophique, ployant sous le fardeau des sacs que l'on déchargeait près de la meule, jusqu'au meunier lui-même à la longue blouse enfarinée ! Autour de nous, pas un seul objet qui ne s'agitât convulsivement ou ne vibrât sous la cascade invisible qui grondait à nos pieds et dont nous discernions ça et là par les interstices la fuyante écume. Les murs, le plan cher, le plafond, tremblaient incessamment des puissantes secousses de la force cachée : pour que notre regard échappât un instant à la vue de ce frémissement universel, il nous fallait fixer les yeux avec effort sur l'azur et les nuées blanchâtres de l'espace qui se montraient à travers une lucarne. Dans un coin sombre du moulin, l'arbre moteur tournait, tournait sans relâche comme le génie du lieu; des roues dentées, des courroies tendues d'un bout de la salle à l'autre transmettaient le mouvement aux meules grinçantes, aux trémies oscillant avec un bruit sec, à tous ces engins de bois ou de métal qui chantaient, geignaient ou hurlaient dans un concert bizarre. La farine, qui jaillissait comme une fumée des grains broyés, flottait dans l'air de la salle et saupoudrait tous les objets de sa fine poussière; les toiles d'araignées suspendues aux poutres du plafond s'étaient en partie rompues sous le poids qui les chargeait et se balançaient comme de blancs cordages; les empreintes de nos pas se dessinaient en noir sur le plancher.


Dans l'immense brouhaha des voix qui s'échappaient des engrenages, des meules, des boiseries et des murailles elles-mêmes, à peine pouvais-je entendre ma propre voix, et d'ailleurs, je n'osais parler, me demandant si l'habitant de cet étrange lieu n'était pas un sorcier. Son fils, mon camarade d'école, me paraissait moins redoutable, et même à l'occasion je ne craignais pas de me colleter avec lui; pourtant, je ne pouvais m'empêcher de voir aussi en sa petite personne un être mystérieux, commandant aux forces de la nature. Il connaissait tous les secrets du fond de l'eau; il pouvait nous dire le nom des herbes et des poissons, discerner dans le sable ou la vase le mouvement imperceptible à nos regards, révéler les drames intimes visibles à lui seul. Dans notre pensée, c'était un véritable amphibie, et il s'en défendait à peine : il s'était promené sur le lit du ruisseau dans les endroits les plus profonds et mesurait de mémoire, à un centimètre près, les gouffres que nos perches n'étaient pas assez longues pour sonder. Il connaissait aussi sur tous les points la force du courant contre lequel il avait lutté à la nage ou à la rame : plus d'une fois il avait manqué d'être emporté par les roues et broyés sous les engrenages; familiarisé avec le danger, il le bravait d'autant plus, comptant toujours sur l'effort de son bras ou sur une corde secourable lancée au dernier moment. Un de ses frères, moins heureux, avait trouvé la mort dans un gouffre où l'avait entraîné le remous. Effarés, nous regardions le trou sinistre. Le père plein d'une horreur sacrée, en avait fait murer le fond.

Le mystère qui pour nous entourait le vieux moulin ne planait pas sur la grande usine, située beaucoup plus avant dans la plaine, à un endroit où le ruisseau a reçu tous ses affluents. D'abord, l'usine est une énorme construction qui, loin de se cacher sous les ombrages, se dresse au milieu d'un espace nu et dont la puissante masse pourrait être presque comparée, pour la hauteur, aux coteaux environnants. A côté de l'édifice, une cheminée, pareille à un obélisque, s'élève à dix mètres plus haut dans l'atmosphère et semble encore se prolonger vers le ciel par les noires volutes de fumée qui s'en échappent. Le jour, ses murs badigeonnés détachent l'usine sur le vert des prairies; le soir lorsque le soleil se couche, des centaines de vitres s'allument sur la façade comme autant de regards flamboyants; la nuit, les lumières de l'intérieur rayonnent au dehors en faisceaux divergents et, comme la lueur d'un phare, brillent à dix lieux de distance.

A l'intérieur comme au dehors, l'usine ne présente que des angles droits et des lignes géométriques. Les grandes salles, pleines de la lumière qui entre à flots par les vastes fenêtres, ont néanmoins je ne sais quoi de terrible dans leur aspect. Des piliers de fer, se dressant à distances égales, soutiennent le plafond; des machines de fer agitent d'un mouvement régulier leurs roues, leurs bielles, leurs bras coudés; des dents de fer et d'acier saisissent la matière qu'on leur donne à diviser, à ronger, à broyer ou à pétrir de nouveau, et la rendent en pâte, en fils, en flocons ou en nuées à peine visible, ainsi que le lui demande la volonté maîtresse. De tous ces engins de métal qui s'agitent et grondent comme des monstres féroces, l'homme a fait ses esclaves : c'est lui qui les déchaîne après leur avoir donné la pâture; mais tout maître qu'il est, il n'en doit pas moins trembler devant cette force brutale qu'il a domptée. Qu'il oublie seulement un instant de mettre son propre travail en harmonie parfaite avec celui de la formidable machine, que sous l'impression d'un sentiment ou d'une pensée, il s'arrête dans ses va-et-vient rythmiques, et peut-être le puissant mécanisme qui, lui, n'a ni regret ni espérance ,pour le ralentir ou l'accélérer, va le saisir et le lancer broyé contre la muraille; peut-être va-t-il l'entraîner par un pan de son vêtement, l'attirer dans ses engrenages et le réduire en une bouillie sanglante. Les roues tournent toujours d'un mouvement toujours égal, qu'il s'agisse d'écraser un homme ou de tordre un fil à peine visible. De loin, quand on se promène sur les coteaux, on entend le ronflement terrible de la machine qui fait vibrer autour d'elle le sol et l'atmosphère.


Cette force disciplinée, et néanmoins redoutable, des roues et des bras de fer, n'est autre chose que la puissance transformée du ruisseau, naguère indompté. Cette eau, qui jadis n'accomplissait d'autre travail que de renverser des berges et d'en créer de nouvelles, d'approfondir certaines parties de son lit et d'en élever d'autres, et devenue maintenant l'auxiliaire directe de l'homme pour tisser des étoffes ou pour broyer du grain. Guidé par l'ingénieur, le mouvement brutal de l'eau a pris la direction qu'on lui traçait : il s'est distribué dans les pinces les plus fines; dans les pinceaux les plus ténus, aussi bien que dans les engrenages les plus puissants de l'énorme machine, il brise et triture tout ce que l'on met sous le marteau pilon, étire les barres de métal qui s'engagent sous le laminoir; mais il sait aussi choisir et mêler les fils presque imperceptibles, marier les couleurs, velouter les étoffes comme d'un léger duvet, accomplir à la fois les travaux les plus divers, ceux que ne pouvait même rêver Hercule et ceux qui défieraient les doigts habiles d'une Arachnée. En donnant sa force à la machine , le ruisseau est devenu un gigantesque esclave remplaçant à lui seul ces milliers de prisonniers de guerre et de femmes asservies qui peuplaient les palais des rois; toute la besogne de ces tristes animaux enchaînés, il sait la faire mieux qu'elle ne fut jamais faîte, et que de choses en outre il peut accomplir! Bien utilisée, une cataracte comme celle du Niagara animerait un assez grand nombre de machines pour se charger du travail d'une nation. Presque incalculables sont les richesses dont l'usine a gratifié l'humanité; et chaque année ces richesses s'accroissent encore, grâce à la force que l'on sait dégager des combustibles, grâce aussi à l'emploi plus savant et plus général de l'eau courante qui glisse sur le lit incliné des ruisseaux. Et pourtant, ces produits si nombreux, qui sortent des manufactures pour enrichir l'humanité toute entière et pour aller d'échange en échange, initier les peuplades les plus lointaines à une civilisation supérieure, laissent encore bien souvent dans une misère sordide ceux qui les mettent en oeuvre. Non loin de la puissante usine dont les monstres de fer ont tant coûté, non loin de la magnifique demeure seigneuriale qu'entourent de beaux arbres exotiques importés à grands frais de l'Himalaya, du Japon, de la Californie, des maisonnettes en briques, noircies par la houille, s'alignent au milieu d'un espace jonché de débris sans nom et parsemé de flaques d'une eau fétide. Dans ces humbles demeures, moins hideuses, il est vrai, que les tanières de serfs dominées par le château du baron féodal, les familles sont rarement réunies autour de la même table; tantôt le mari, tantôt la femme ou les enfants en âge de travail, appelés par l'impitoyable cloche de la manufacture, doivent s'éloigner du foyer et se succéder au service des machines, travaillant elles-mêmes sans trêve ni repos comme le courant du ruisseau qui les met en mouvement. Parfois, la maison se trouve tout à fait vide, à moins qu'il ne reste dans un coin quelque nourrisson réclamant en vain sa mère par des vagissements plaintifs. Le pauvre enfantelet, enveloppé de langes humides, est encore tout chétif, à cause du manque d'air et de soins, tôt ou tard, il sera rongé de scrofules, à moins qu'une maladie quelconque, phtisie, variole ou choléra, ne l'emporte avec l'âge.

Ainsi tout n'est pas joie et bonheur sur le bord de ce ruisseau charmant où la vie pourrait être si douce, où il semble naturel que tous s'aiment et jouissent de l'existence. Là aussi la guerre sociale est en permanence; là aussi les hommes sont engagés dans la terrible mêlée de la "concurrence vitale". De même que les monades ou les vibrions de la goutte d'eau cherchent à s'arracher la proie les uns aux autres, de même sur la berge chaque plante cherche à prendre à sa voisine sa part de lumière et d'humidité; dans le ruisseau, le brochet s'élance sur l'épinoche, et celle-ci happe le goujon : tout animal est pour quelque autre animal au guet un plat déjà servi. Parmi les hommes la lutte n'a plus ce caractère de tranquille férocité; grâce à la culture du sol et à la mise en oeuvre de ses produits, nous n'en sommes plus à nous entre-manger; mais nous nous regardons encore les uns et les autres d'un oeil oblique et chacun de nous suit avec envie le morceau de pain que son frère porte à la bouche. Les spectres de la misère et de la faim se dressent derrière nous, et pour éviter, nous et nos familles, d'être saisis par leur effroyable étreinte, nous courrons tous après la fortune, dût-elle même être acquise, d'une manière directe ou indirecte, au détriment du prochain. Sans doute nous en sommes attristés; mais saisis par un engrenage comme le marteau-pilon qui se soulève et qui broie, nous aussi nous écrasons sans le vouloir.



Cette lutte féroce pour l'existence entre hommes qui devraient s'aimer n'aura -t-elle donc pas de fin? Serons nous toujours ennemis, même en travaillant côte à côte dans l'usine commune ? Parmi tous ceux qui de leurs mains ou de leurs têtes sont associés de fait à la même oeuvre, les uns, de plus en plus enrichis, s'arrogeront-ils à jamais le droit de mépriser les autres, et ceux-ci de leur côté, condamnés à la misère, ne cesseront-ils de rendre haine pour mépris et fureur pour oppression ? Non, il n'en sera pas toujours ainsi. Dans son amour de justice, l'humanité, qui change incessamment, a déjà commencé son évolution vers un nouvel ordre de choses. En étudiant avec calme la marche de l'histoire, nous voyons l'idéal de chaque siècle devenir peu à peu la réalité du siècle suivant, nous voyons le rêve de l'utopiste prendre forme précise pour se faire la nécessité sociale et la volonté de tous.

Déjà par la pensée, nous pouvons contempler l'usine et la campagne environnante telles que l'avenir nous les aura changées. Le parc s'est agrandi; il comprend maintenant la plaine entière, des colonnades s'élèvent au milieu de la verdure, des jets d'eau s'élèvent au-dessus des massifs de fleurs, de joyeux enfants courent dans les allées. La manufacture est toujours là; plus que jamais, elle est devenue un grand laboratoire de richesses, mais ces trésors ne se divisent plus en deux parts, dont l'une est attribuée à un seul et dont l'autre, celle des ouvriers, n'est qu'une pitance de misère; ils appartiennent désormais à tous les travailleurs associés. Grâce à la science qui leur fait mieux utiliser la puissance du courant et les autres forces de la nature, les ouvriers ne sont plus des esclaves haletants de la machine de fer; après le travail de la journée, ils ont aussi le repos et les fêtes, les joies de la famille, les leçons de l'amphithéâtre, les émotions de la scène. Ils sont égaux et libres , ils sont leurs propres maîtres, ils se regardent tous en face, aucun d'eux n'a plus sur le front la flétrissure qu'imprime l'esclavage. Tel est le tableau que nous pouvons contempler d'avance en nous promenant le soir près du ruisseau chéri, quand le soleil couchant borde d'un cercle d'or les volutes de vapeur échappées de l'usine. Ce n'est encore là qu'un mirage, mais si la justice n'est pas un vain mot, ce mirage nous montre déjà la cité lointaine, à demi cachée derrière l'horizon."

20/10/2018

Sortir de l'indifférence et de l'ignorance sur les écosystèmes aquatiques artificiels (Clifford et Hefferman 2018)


Dans un vaste passage en revue de la littérature scientifique, deux chercheurs de l'université Duke appellent à une prise en compte des écosystèmes aquatiques d'origine artificielle dans la gestion écologique de l'eau et des milieux aquatiques. Ils soulignent que ces écosystèmes sont déjà incontournables, et parfois majoritaires dans le "paysage aquatique" de nos sociétés. Si ces artificialisations représentent des impacts sur la nature, elles produisent également des services écosystémiques. Même du point de la vue de la biodiversité, l'évolution locale des espèces est rapide : il n'est plus possible de gérer l'avenir du vivant en se restreignant à la seule fraction des masses d'eau très peu impactées, ni en opposant le naturel à l'artificiel pour négliger le second terme, alors que chaque bassin versant est devenu une réalité hybride. Partout dans le monde, des chercheurs en sciences de l'environnement et sciences sociales appellent à ce changement de paradigme en vue d'une écologie de la réconciliation. L'action publique en France a urgemment besoin de s'en inspirer, car ce sont des enjeux concrets pour les milieux aquatiques comme pour les populations humaines, notamment face aux pressions croissantes du changement climatique. A l'heure où des choix précipités et peu informés menacent partout l'existence de lacs, retenues, étangs, canaux et zones humides dans nos bassins, il est grand temps d'envisager la question de l'eau en se débarrassant de certaines oeillères.




L'article de Chelsea C. Clifford et James B. Heffernan s'ouvre sur un constat : "Les humains modifient la géomorphologie à une échelle de plus en plus grande, comparable à et, à certains égards, supérieure à la vitesse des processus naturels. Chaque changement que les gens apportent à la surface de la Terre peut avoir une incidence sur le débit et l’accumulation de l'eau. Les gens ont creusé des fossés, endigué des ruisseaux et des rivières, et déplacé d’une manière ou d'une autre la surface de la Terre pour diriger et stocker de l’eau à des fins humaines, en particulier de l’agriculture, pendant plus de 5 000 ans."

Les chercheurs observent que toutes ces masses d'eau d'origine humaine sont finalement peu connues. On les classe comme "artificielles" ou 'anthropiques", mais on ne reconnaît pas leur intégration dans un "paysage de l'eau" (hydroscape) complexe, hybride. L'étude de ces masses d'eau est confiée à des disciplines diverses qui travaillent trop peu entre elles. Leur valeur écologique manque d'une base de connaissance solide.

Clifford et Heffernan appellent la communauté savante à sortir de cet état d'ignorance. Les chercheurs proposent de mieux caractériser l'artificialisation d'un milieu, en fonction de traits permettant de comprendre la nature, l'extension, l'ancienneté des interventions humaines (construction ex nihilo, transformation, altération). Ils appellent aussi et surtout à une évaluation complète de leur valeur écologique : "Les systèmes aquatiques artificiels auront probablement une importance écologique, en raison de leur étendue, qui peut rivaliser avec celle des systèmes de drainage naturels et des masses d’eau. Les fonctions écologiques des systèmes artificiels ont probablement une signification sociale, souvent en tant que services et "disservices" écosystémiques, en raison de leur emplacement fréquent près d'un grand nombre de personnes. De plus, l'étendue, la répartition et les caractéristiques des masses d'eau artificielles sont susceptibles de changer rapidement, parallèlement à celles des masses d'eau naturelles. Une compréhension interdisciplinaire des services et disservices des systèmes aquatiques artificiels, des facteurs qui les influencent et de leur répartition dans l’espace et dans le temps pourrait favoriser la prise de décisions qui accroissent leur valeur écologique."

L'article de Clifford et Heffernan passe ainsi en revue plus de 200 références scientifiques et propose en annexe une première liste indicative des services (ou disservices) rendus par les écosystèmes aquatiques artificiels. Même dans le domaine de la biodiversité, où l'action humaine est souvent pointée comme négative, ce tableau fait apparaître que des masses d'eau artificielle peuvent aussi avoir des aspects positifs (pour des invertébrés et plantes aquatiques, des amphibiens, des espèces localement menacées qui ont colonisé ces milieux etc.)

Enfin, dans leur conclusion que nous traduisons ci-après, les chercheurs appellent à une écologie de la réconcliation qui englobe tous les écosystèmes (naturels et artificiels) dans nos réflexions et nos gestions de paysages aquatiques en mutation permanente :

"Les systèmes aquatiques artificiels constituent une composante importante, peut-être prédominante et probablement durable du paysage moderne de l'eau (modern hydroscape). Parce que l'extension même des écosystèmes aquatiques artificiels, par certaines mesures, rivalise de plus en plus avec celle des systèmes naturels, ils peuvent jouer un rôle important à la fois dans la conservation et dans la fourniture de services écosystémiques au sein de ces paysages aquatiques hybrides. La prémisse sous-tendant une écologie de la réconciliation est l’étendue insuffisante des habitats relativement non perturbés pour préserver autre chose qu’une fraction des espèces existantes. Dans certaines régions, il peut être difficile d’adopter une politique de conservation de la biodiversité suffisamment large sans inclure des systèmes artificiels. Étant donné que les systèmes aquatiques artificiels sont intimement liés aux éléments naturels du paysage aquatique et ne sont pas séparés de ceux-ci, l'amélioration de l'état des systèmes artificiels peut également bénéficier aux masses d'eau naturelles, ou parfois peut dégrader ces masses d'eau naturelles par captage; l'effet net de leur création doit tenir compte de tout ce qui précède. Ainsi, les plans d'amélioration de la gestion des terres et des eaux devraient cibler les systèmes aquatiques artificiels ainsi que ceux d'origine naturelle.

Pour tirer le meilleur parti des avantages socio-écologiques des systèmes aquatiques artificiels, nous devons comprendre non seulement leur valeur actuelle, mais également leur fourniture éventuelle de services écosystémiques. Cette compréhension nécessitera d’abord et avant tout de meilleures évaluations de l’extension et de la condition des systèmes aquatiques artificiels. Pour améliorer cette situation, nous devrons suspendre notre hypothèse conventionnelle selon laquelle les systèmes aquatiques artificiels sont intrinsèquement inférieurs ; au lieu de cela, nous avons besoin de plus d'études fondées sur des hypothèses évaluant les facteurs tels que les paramètres des bassins versants, la structure et la conception physiques des écosystèmes, la durée et la gestion qui influencent leurs conditions écologiques. Au-delà de cette exploration initiale, nous devrons examiner plus en détail les interactions entre ces facteurs et les autres moyens de définir les mécanismes sous-jacents à l'artificialité (physique ou biologique, par exemple), d'abord conceptuellement puis au moyen d'études bien contrôlées.

Étant donné que la manière dont nous percevons les systèmes aquatiques artificiels peut affecter leur état et leur valeur ultimes, une gestion efficace du paysage hybride moderne de l'eau peut nécessiter de reconsidérer les normes culturelles relatives au concept d'artificialité, allant même jusqu'à défaire nos idées profondément ancrées sur la dichotomie homme / nature. Nous scientifiques de l'environnement et nos collaborateurs interdisciplinaires devons d'abord déployer de tels efforts pour soutenir notre propre travail, mais nous pouvons également jouer un rôle en aidant les responsables politiques et autres à faire face à ces défis."

Référence: Clifford CC, Heffernan JB, Artificial aquatic ecosystems, Water 2018, 10, 1096 - doi:10.3390/w10081096

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A lire notre requête 
Pour une étude publique de la biodiversité et de la fonctionnalité des ouvrages hydrauliques

15/10/2018

Qu'est-ce qui ne va pas avec l'idée d'une "santé de la rivière"? (Blue 2018)

Brendon Blue, géographe et chercheur en sciences de l'environnement à l'Université d'Auckland, vient de publier un article intéressant sur nos représentations collectives de l'eau. Son propos ? La "santé de la rivière" mise en avant par ses gestionnaires peine à justifier son sens et ne reflète pas nécessairement ce que les riverains en pensent. L'idée que la santé d'une rivière pourrait être objectivée par des indicateurs (métriques physiques, chimiques, biologiques) s'adosse toujours à l'idée que cette rivière pourrait avoir la "naturalité" comme une condition de référence : serait sain ce qui naturel, malsain ce qui est changé par l'homme. Cela s'éloigne de la réalité de rivières déjà modifiées de longue date comme de l'expérience ordinaire des gens, qui ont également des projections sociales, symboliques, pratiques sur ce qu'une rivière pourrait ou devrait être. L'idée de "santé de la rivière" et le paradigme du retour à la nature non impactée (renaturation) se sont ainsi imposés au sein de diverses gestions publiques dans le monde au moment même où, dans la littérature savante, on s'apercevait que la nature et la société sont hybridées de longue date, donc ne peuvent être séparées de manière rigide en opposant utilisation et préservation, occupation et conservation. Une écologie opposant la rivière et l'humain fait donc fausse route. Extraits et discussions.  


"Plutôt que de commencer par un nouvel examen de ce que pourrait signifier un bon état, la création d'une vision d'une rivière en bonne santé a été largement abordée comme un défi technique. Partant de l'hypothèse que les influences humaines pourraient être dissociées pour modéliser un système écologiquement pur, les partisans ont conçu des ensembles de conditions de référence représentant des états plus naturels.

"En priorisant ainsi la naturalité, nous avons négligé la longue histoire d'enchevêtrement entre les hommes et les paysages, et nous avons omis de reconnaître la subjectivité de ce qui est perçu comme naturel. Traiter la santé des rivières comme une chose qui existait déjà, une chose à révéler simplement en le rendant mesurable (cf. Blue et Brierley, 2016), a jeté un voile sur les idéaux contestés et a négligé l’occasion d’exprimer différentes possibilités pour l’eau. (…)

"Une santé de la rivière réinventée pourrait reconnaître que tout le monde n’est pas d’accord sur ce à quoi une rivière en bonne santé ressemble: cette «bonne condition» doit être obtenue par la négociation de visions contestées, et souvent contradictoires. Cela pourrait remettre en cause le privilège des mesures sans référence locale, sachant que les approches quantitatives ne détiennent pas le monopole de ce qui importe. Cela ne signifie pas simplement les échanger contre un localisme ad hoc; elle pourrait plutôt mettre l'accent sur les contextes physiques, biologiques et sociaux plus vastes des problèmes locaux (Brierley et al 2013; Wilcock 2013). En comprenant les processus sociaux et physiques qui façonnent les paysages, nous pourrions produire une image plus claire des alternatives possibles. Cela pourrait inclure une compréhension de la façon dont les paysages pourraient être sans influences humaines (voir, par exemple, Lyver et al 2015), mais aussi d'autres états potentiellement souhaitables (voir, par exemple, les visions nuancées et contestées d'un projet urbain de rivière décrite par Holifield et Schuelke 2015). (…)

"Le concept de santé de la rivière est apparu à un moment où les hypothèses sur lesquelles reposaient les efforts de conservation étaient de plus en plus contestées. Les efforts visant à isoler la nature et à préserver des étendues sauvages vierges ont été supplantés par des tentatives visant à développer plus activement des relations durables entre les personnes et l'environnement physique, au-delà d'une vue dualiste axée sur l'utilisation ou la préservation (O'Riordan 1999, 2004). Au fur et à mesure que les récits de l'Anthropocène s'imposent (Cascade 2014) et que les idéaux des écosystèmes non modifiés semblent de plus en plus dépassés, les approches fonctionnalistes fourniront un moyen de regarder vers l'avenir plutôt que de se concentrer sur le «paradis perdu» (Dufour et Piégay 2009). Robbins et Moore 2013; Wohl 2013)."

Discussion
Les sciences humaines et sociales, la géographie et parfois l'écologie (scientifique) elle-même mènent depuis un certain temps une critique de divers concepts écologiques ayant alimenté et inspiré la gestion publique des milieux naturels depuis les années 1980.

Quand ces analyses reflètent la réception de l'écologie par la société, le gestionnaire public doit les entendre. Car la seule légitimité du gestionnaire est de représenter l'intérêt de cette société : s'il développe une idéologie de l'action publique ne répondant plus à sa mission, il échouera. Ce point n'est pas propre à l'écologie, bien sûr : toute technocratie peut dériver dans la fermeture sur elle-même, en se posant comme but l'atteinte d'indicateurs purement techniques sans vérification que ces indicateurs sont acceptés dans le corps social, qu'ils renvoient à des réalités partagées et des attentes tangibles.

La "santé de la rivière" a été avancée dans les année 1990 et 2000 comme une métaphore permettant de se détacher de la nostalgie de la "nature sauvage" (un paradigme n'ayant plus guère de base scientifique) tout en avançant un agenda de réformes favorable à l'environnement. Mais en fait, la santé et la naturalité ont le même difficulté à sortir de l'autoréférence : si une rivière "en bonne santé" est une rivière dont les structures et les fonctions ne divergent pas de celles d'une rivière naturelle, on ne fait que déplacer le problème!

Par exemple, dans un document de l'agence de l'eau et Onema de 2011 visant à vulgariser l'action publique (Supplément spécial, Mon Quotidien, 18 mars 2011), on lit :

"La rivière est vivante, respectons-là ! Une rivière fonctionne avec des zones humides, des eaux souterraines, et elle abrite des espèces vivantes, végétales et animales… Ces éléments forment un écosystème : de leur bonne santé à tous dépend la bonne santé de la rivière."



Le dessin associé (une version simplifiée d'un bassin versant, image ci-dessus) laisse entendre que partout où la rivière est laissée à elle-même (libre dans son débit, son débordement, sa berge), elle sera en meilleure "santé". Mais cela revient à dire que partout où un usage humain change cette nature spontanée de la rivière, celle-ci sera en moins bonne santé.

Comme Brendon Blue le relève, la directive cadre européenne sur l'eau (2000) - l'une des législations publiques les plus ambitieuses dans le monde, aujourd'hui menacée d'échec - a matérialisé ces difficultés. Elle a développé une batterie d'indicateurs techniques permettant de juger la performance de l'action publique (notamment sur la pression politique des remises en cause d'inefficacité et coûts excessifs de l'action publique). Mais derrière ces indicateurs, c'est toujours la "condition de référence" qui fonde et légitime l'édifice, donc la séparation d'une rivière naturelle présentée comme en bon état (sur elle sont calculés les indicateurs d'état, forcément bons) et d'une rivière anthropisée présentée comme une dégradation plus ou moins avancée, un écart à la normalité perdue.

Cette idée que la rivière naturelle serait la référence de l'action publique est aujourd'hui contestée : la nature est une construction sociale et politique, inscrite dans l'histoire humaine autant que dans l'évolution biotique et abiotique. On doit donc faire évoluer la gestion publique de l'eau et de la nature en intégrant davantage la société dans la définition des objectifs.

Référence : Blue B (2018), What’s wrong with healthy rivers? Promise and practice
in the search for a guiding ideal for freshwater management, Progress in Physical Geography, 42, 4, 1–16

A lire également
L'écologie de la restauration et l'oubli du social (Martin 2017)
"La science est politique : effacer des barrages pour quoi? Qui parle?" (Dufour et al 2017)
Les sciences sociales se saisissent de la question des effacements de barrages (Sneddon et al 2017) 
Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018) 
Les fonctionnaires de l'eau sont-ils indifférents au social? (Ernest 2014) 
Une rivière peut-elle avoir un état de référence? Critique des fondements de la DCE 2000 (Bouleau et Pont 2014, 2015)

14/10/2018

Modèle de courrier au préfet pour refuser une demande excessive en débit de passe à poissons ou de rivière de contournement

Plusieurs propriétaires et riverains nous informent  que, dans le cadre de rivières classées en liste 2 au nom de la continuité écologique, les services de l'Etat (DDT-M, AFB, agences de l'eau) proposent désormais des passes à poissons ou des rivières de contournement prenant l'essentiel du débit de la rivière (jusqu'à 80%...!), donc vidant le bief et la retenue la majeure partie de l'année. De telles demandes sont illégales. Voici un modèle de lettre au préfet sur ce cas, à envoyer en recommandé, afin de signaler l'abus de pouvoir administratif et le cas échéant prendre date en vue d'un futur contentieux. 



Cas concernés : rivières classées en liste 2 au titre du L 214-17 CE, dossier de relance de moulin au titre du R 214-18-1 CE

Enjeux : si un dispositif de franchissement est démontré comme nécessaire, il doit être conçu pour respecter la consistance légale du moulin et pour s'adapter au débit minimum biologique de la rivière au droit de l'ouvrage, soit 10% du module (débit interannuel moyen).

Procédure : si un agent DDT-M ou AFB souhaite imposer un débit d'équipement fantaisiste pour le franchissement, signaler son désaccord au préfet par courrier recommandé (modèle ci-dessous) puis engager contentieux au tribunal administratif si le préfet ne recadre pas ses services.

Complément : il est vivement conseillé de recueillir dans votre région des exemples de passes à poissons conçues à 10% du module (le cas général observé). L'administration aura tendance à prétendre indûment que dans le cas de tel ouvrage, un débit supérieur s'impose, mais si vous montrez que le choix de 10% est la norme, cet argument ne sera pas empiriquement opposable (outre qu'il est légalement biaisé et scientifiquement douteux car le protocole ICE n'indique pas d'obligation de débits importants). Contactez vos associations pour recevoir des exemples ou demandez en sur le forum de la petite hydro.

Rappel : il est préférable d'envoyer copie de votre courrier à votre député et votre sénateur, en leur rappelant le caractère problématique de la mise en oeuvre de la continuité écologique, et en leur demandant expressément d'en saisir le ministre de l'écologie. Chaque abus de pouvoir local doit ainsi remonter vers le parlement et le ministère, aussi longtemps que l'administration n'aura pas reçu consigne de respecter le patrimoine hydraulique dans la mise en oeuvre de la continuité écologique.

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Modèle de courrier :

Monsieur le Préfet, Madame la Préfète, [préciser]

Au droit du moulin [préciser] sur la rivière [préciser], ouvrage dont je suis propriétaire, les services instructeurs de l'eau et de la biodiversité veulent imposer un dispositif de franchissement pour les poissons migrateurs.

Ce dispositif tel qu'il est proposé est prévu pour absorber XX% [préciser] du débit interannuel moyen de la rivière.

Ce point est problématique : j'en conteste la légalité.

L'article L 214-6 code environnement précise :
Les installations, ouvrages et activités déclarés ou autorisés en application d'une législation ou réglementation relative à l'eau antérieure au 4 janvier 1992 sont réputés déclarés ou autorisés en application des dispositions de la présente section. Il en est de même des installations et ouvrages fondés en titre.

La jurisprudence administrative et judiciaire constante précise que la reconnaissance de l'existence légale d'un ouvrage réglementé et/ou fondé en titre implique la reconnaissance sa consistance légale autorisée à savoir :

  • hauteur du seuil, définissant la chute et la surface de la retenue
  • volume d'eau dérivé dans le bief, en l'état du génie civil en place

Aucune proposition administrative n'est fondée à sortir de cette consistance légale autorisée, hors un arrêté préfectoral qui annulerait le droit d'eau du moulin pour des motifs limitativement prévus par la loi, motifs qui ne sont pas invoqués dans le cas présent.

L'article L 214-18 code environnement précise le débit minimum biologique, "débit minimal garantissant en permanence la vie, la circulation et la reproduction des espèces" comme étant du "dixième du module du cours d'eau en aval immédiat ou au droit de l'ouvrage correspondant au débit moyen interannuel".

En conséquence, je souhaite que les services instructeurs de l'eau et de la biodiversité proposent une solution de franchissement conforme à la consistance légale autorisée et prenant 10% du débit moyen de la rivière, comme la loi en dispose pour garantir la circulation et la reproduction des espèces.

Je vous remercie par avance de cette démarche qui permettra de concilier les enjeux patrimoniaux, paysagers, écologiques, dans le respect du droit, avec toute la pondération nécessaire à une gestion équilibrée et durable de l'eau telle que la définit l'article L 211-1 code environnement.

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Illustration : Niteshift, Klostermönch, CC BY-SA 3.0

12/10/2018

Prime à la casse des moulins dans les programmes des agences de l'eau, ou les mensonges de la continuité écologique "apaisée"

Les agences de l'eau sont en train de voter leur programme d'intervention 2019-2024, c'est-à-dire leur orientation programmatique et financière. Les associations de moulins et riverains sont aujourd'hui exclues des concertations comme des délibérations. Fidèle à son double langage, l'administration en charge de l'eau et de la biodiversité prétend à Paris qu'elle veut une "continuité apaisée", mais persiste dans plusieurs agences de l'eau à donner la priorité économique à la destruction des ouvrages en rivière et à refuser l'indemnisation des travaux prévue par la loi de 2006. Soit un chantage financier contraignant souvent les plus faibles à céder et à détruire le patrimoine. A l'initiative de notre association, avec le soutien national de la FFAM, de la FDMF, de l'ARF, de l'UNSAAEB et l'OCE, une quarantaine d'associations se sont mobilisées pour lancer des appels sur les bassins Loire-Bretagne et Seine-Normandie. Ces associations refusent la prime à la casse des moulins, forges, étangs et barrages.  Face à la mauvaise foi et au dogmatisme de leurs interlocuteurs, elles se concertent aujourd'hui pour organiser les ripostes judiciaires aux dérives administratives. En attendant, les propriétaires et riverains attachés aux ouvrages s'engagent solidairement sur la même position de défense des rivières et de leurs patrimoines: aucun abandon de doit d'eau, aucune proposition remettant en cause la situation légalement autorisée, aucun chantier d'intérêt général sans indemnisation publique. Car tels sont la lettre et l'esprit de la loi française votée par les représentants des citoyens. Une loi exprimant la volonté générale et s'imposant aux dérives illégitimes des bureaucraties comme des lobbies de la destruction. 




Appel Seine Normandie : télécharger (pdf)
Appel Loire Bretagne : télécharger (pdf)

Les signataires représentent des propriétaires, riverains et usagers de l’eau concernés par la continuité écologique en long des rivières.

Dans son 10e programme d’intervention, l’Agence de l’eau Seine Normandie a développé des barèmes systématiquement favorables à la destruction totale ou partielle (arasement, dérasement) des ouvrages hydrauliques plutôt qu’à leur aménagement.

Ce choix contrevient aux textes de loi qui prévoient exclusivement l’aménagement des ouvrages hydrauliques dans le cadre de la restauration de la continuité écologique : aucun texte du législateur français ou européen n’a jamais exigé la destruction des ouvrages hydrauliques.

Rappel des textes

La loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 créant l'article L 214-17 code de l'environnement évoque "Une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."

Ni l'arasement ni le dérasement n'est défini comme solution, l'ouvrage doit être géré, équipé ou entretenu lorsqu'il y a un classement réglementaire de continuité écologique.

Le loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement, créant la Trame verte et bleue, énonce dans son article 29 : "La trame bleue permettra de préserver et de remettre en bon état les continuités écologiques des milieux nécessaires à la réalisation de l'objectif d'atteindre ou de conserver, d'ici à 2015, le bon état écologique ou le bon potentiel pour les masses d'eau superficielles ; en particulier, l'aménagement des obstacles les plus problématiques pour la migration des poissons sera mis à l'étude. Cette étude, basée sur des données scientifiques, sera menée en concertation avec les acteurs concernés."

Là encore, la loi évoque l'aménagement, et non l'arasement. Les députés et sénateurs ont expressément retiré un amendement qui prévoyait d'inscrire la destruction d'ouvrage dans les orientations du législateur pour la Trame verte et bleue

Le Plan d'action pour la sauvegarde des ressources en eau de l'Europe (Blue print) COM/2012/0673 de 2012 édicté par la Commission européenne et notamment relatif à l'application de la DCE 2000  énonce à propos de la continuité en long de la rivière : "Si les évaluations de l'état écologique doivent encore être améliorées, il apparaît que la pression la plus courante sur l'état écologique des eaux de l'UE (19 États membres) provient de modifications des masses d'eau dues, par exemple, à la construction de barrages pour des centrales hydroélectriques et la navigation ou pour assécher les terres pour l'agriculture, ou à la construction de rives pour assurer une protection contre les inondations. Il existe des moyens bien connus pour faire face à ces pressions et il convient de les utiliser. Lorsque des structures existantes construites pour des centrales hydroélectriques, la navigation ou à d'autres fins interrompent un cours d'eau et, souvent, la migration des poissons, la pratique normale devrait être d'adopter des mesures d'atténuation, telles que des couloirs de migration ou des échelles à poissons. C'est ce qui se fait actuellement, principalement pour les nouvelles constructions, en application de la directive-cadre sur l'eau (article 4, paragraphe 7), mais il est important d'adapter progressivement les structures existantes afin d'améliorer l'état des eaux."

Les aménagements non destructifs sont donc présentés comme préconisation de première intention au plan européen également.

En outre, la France s’est dotée d’une doctrine publique de « gestion équilibrée et durable de l’eau », défini par la loi dans l’article L 211-1 du code de l’environnement.

Ce texte établit les principaux enjeux dont il convient de tenir compte s’agissant de l’administration des eaux et mentionne en particulier la nécessité de : préserver la ressource en eau, réduire les pollutions, préserver le patrimoine, développer l’énergie hydro-électrique, l’agriculture et l’irrigation, conserver des réserves d’eau à l’étiage, prévenir les risques d’inondations, protéger les zones humides (dont font partie les canaux, biefs, étangs, plans d’eau, lacs, etc.).

Autant d’enjeux qui plaident en faveur de la conservation des retenues d’eau multi-séculaires formées par les chaussées ou barrages des moulins, étangs, petites usines à eau.

Le choix d’effacement des retenues et biefs avec l’argent public a pour conséquences de :

1-réduire la surface et le volume des masses d’eau, abaisser le niveau des nappes d’accompagnement, détruire les zones humides annexes aux ouvrages, et plus largement aggraver les tensions sur la ressource en eau et les situations d’étiage,
2-aggraver les phénomènes de crue par la perte des fonctions de stockage, diversion, et ralentissement des écoulements,
3-détruire les habitats des milieux aquatiques et rivulaires, donc la biodiversité installée sur les sites,
4-détruire un potentiel de développement de l’énergie hydroélectrique,
5-dégrader la qualité des eaux en augmentant les concentrations de nitrates et dérivés dans les eaux (perte de la fonction d’épuration reconnue des zones lentiques).

Ce choix de l’agence de l’eau entre donc en parfaite contradiction avec les grands enjeux exprimés par l’article L211-1 du code de l’environnement.

Enfin, en refusant de respecter le cadre d’intervention fixé par la loi (gestion, équipement) pour imposer une pression à la destruction par le jeu de financement inégaux et arbitraires, l’agence de l’eau porte une responsabilité majeure dans l’échec de la mise en œuvre de la continuité écologique depuis le classement des rivières de 2012-2013.

En conséquence, nous exigeons que le 11ème programme de l’agence de l’eau :
• cesse de financer la  destruction des ouvrages hydrauliques
• ouvre le barème maximal de financement (80 %, jusqu’à 100% en programme prioritaire) pour les solutions d’aménagement (vannes, passes, rivières de contournement) correspondant au texte et à l’esprit de la loi.

Les arbitrages de l’agence de l’eau sont inacceptables et entraîneraient l’ouverture de contentieux judiciaires s’ils devaient persister dans le 11ème programme d’intervention 2019-2024.

11/10/2018

L'Argentalet à sec à La Roche-en-Bresnil

Un riverain nous fait parvenir cette photo de l'Argentalet (affluent du Serein) à sec, au hameau de Clermont sur la commune de la Roche-en-Brenil. Avec ce commentaire : "du jamais vu, quand il y avait les étangs qui perdaient toujours un peu d'eau, la rivière ne se vidait pas. Certes, le climat change et cette sécheresse est très sévère mais on peut s'interroger sur la gestion de l'eau". Le 26 mai 2016, de fortes intempéries avaient causé la rupture de plusieurs digues d'étang sur l'Argentalet. Hélas, si ces dommages de crues entraînaient jadis la reconstruction rapide des digues, les services de l'Etat ont signalé aux propriétaires leur souhait de laisser la rivière en libre cours au nom de la continuité écologique. Autant dire qu'ils ont découragé toute tentative de restaurer les étangs, ce qui aurait sans doute demandé une longue bataille administrative, voire judiciaire.  Il n'y a donc plus de retenues sur cette zone. Mais il n'y a plus d'eau non plus lors des sécheresses sévères, comme sur la Romanée… Est-ce un gain pour la biodiversité aquatique et pour l'agrément des riverains? Où est la fameuse "continuité écologique" dans ces discontinuités temporelles et spatiales du débit, qui font disparaître localement le vivant? Nos élus vont-ils réellement engager une politique d'adaptation au changement climatique qui tienne compte des attentes des citoyens, sans se contenter de subir la fatalité de rivières devenant intermittentes du fait des sécheresses de plus en plus fréquentes et de la hausse des prélèvements d'eau? Ceux qui se flattent de penser "à long terme" sont-ils capables de se projeter au-delà des dotations à quelques années d'argent public? Autant de questions dont nous attendons des réponses convaincantes, pendant que nos rivières traversent épreuve après épreuve. 



10/10/2018

La Cour des comptes critique à nouveau la gestion publique de la biodiversité

La gestion de l'eau et de la biodiversité a déjà été étrillée dans un rapport IGF-CGEDDpublié au printemps dernier. C'est au tour du premier président de la Cour des comptes d'écrire au ministre de la Transition écologique et au ministre de l'Action et des comptes publics pour leur rappeler que la tutelle de l'Etat sur les opérateurs de biodiversité est aujourd'hui défaillante : les objectifs ne sont pas posés, l'action n'est pas évaluée, le modèle économique est inexistant. Non seulement nous avons des bureaucraties dont les services rendus aux citoyens sont parfois difficiles à percevoir et dont certains choix arbitraires sont dénués de contre-pouvoirs démocratiques efficaces, mais ces bureaucraties sont de surcroît mal gérées. Stop ou encore? On posera la question aux parlementaires, dont le rôle est de contrôler au nom des citoyens l'action du gouvernement, et notamment le bon usage du denier public.




Pour les riverains qui, effarés, voient l'argent public de l'eau et de la biodiversité gaspillé à détruire des moulins, des étangs, des usines hydro-électriques en fonctionnement (SéluneRisle), l'idée qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de l'écologie publique à la française ne vient pas comme une surprise.

Après l'inspection générale des finances (IGF) et le conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) ayant récemment pointé le manque de résultat et de cohérence de ces politiques publiques, c'est au tour du premier président de la Cour des comptes (Didier Migaud) de s'adresser au ministre de l'écologie au ministre des comptes publics.

On note dans son courrier venant d'être rendu public :

"Les missions essentielles des opérateurs de la biodiversité ne sont pas toujours clairement définies et restent insuffisamment explicitées et évaluées. (…)

Les contrôles opérés ont également conduit la Cour à relever que les missions ne sont pas toujours déclinées de manière lisible dans les principaux documents établis ou approuvés par les services de l’État pour orienter l’activité annuelle ou pluriannuelle des opérateurs (contrats d’objectifs, lettres de mission-cadre et annuelles du directeur, programme annuel de performance, le cas échéant charte des parcs nationaux). (…)

Enfin et alors que les opérateurs doivent contribuer à l’effort de redressement des comptes publics, l’exercice de la tutelle est demeuré peu satisfaisant, sur la définition de leur modèle économique."

Rappelons que la Cour des comptes a déjà épinglé plusieurs fois l'Onema et l'Agence française pour la biodiversité, en relevant des erreurs de gestion et des octrois d'avantages abusifs dans l'exercice des fonctions (rapport de 2013 sur les dysfonctionnement de l'Office, rapport de 2017 sur le défaut de rigueur dans la correction des dysfonctionnements et l'intégration acrobatique dans l'AFB).

A lire : Cour des comptes (2018), La tutelle de l’État sur les opérateurs de la biodiversité

09/10/2018

Pas de hausse des températures limitée à 1,5°C sans hydro-électricité, selon le GIEC

Le GIEC vient de publier un rapport destiné à éclairer les décideurs et les opinions sur la différence entre un monde réchauffé de 1,5°C et de 2°C par rapport à l'époque pré-industrielle. Ce rapport examine aussi les conditions de réussite d'un objectif de réchauffement limité à 1,5°C (soit seulement 0,5°C par rapport à aujourd'hui). Tous les scénarios qui parviennent à cet objectif incluent une hausse des énergies renouvelables, dont l'hydro-électricité. Le gouvernement français doit stopper immédiatement le choix aberrant de dépenser l'argent public à détruire des barrages et usines hydro-électriques ainsi que des moulins pouvant être relancés.




Dans son nouveau rapport de 400 pages, le Groupe international d'experts sur l'évolution du climat (GIEC) analyse notre situation climatique. Commandé par l'ONU au moment de l'accord de Paris (2015), ce texte du GIEC doit nourrir le processus de révision des engagements nationaux, qui sera lancé à la COP24 en décembre prochain.

Le rapport du GIEC observe à propos des scénarios qui permettraient de contenir le réchauffement à 1,5 °C par rapport à l'ère pré-industrielle (chapitre 2, p.53) :

"Vers le milieu du siècle, la majorité de l’énergie primaire provient de combustibles non fossiles (c’est-à-dire les énergies renouvelables et l’énergie nucléaire) dans la plupart des trajectoires à 1,5 ° C (…)

L'énergie renouvelable (biomasse, hydroélectricité, solaire, éolienne et géothermique) augmente dans toutes les trajectoires à 1,5 ° C, la part d'énergie renouvelable dans l'énergie primaire atteignant 28–88% en 2050, avec une plage interquartile de 49–67% . La magnitude et la répartition entre bioénergie, éolienne, solaire et hydro-électricité diffèrent d'une trajectoire à l'autre."

La France est en retard sur ses objectifs et engagement énergétiques, comme l'avait relevé l'OCDE. Les émissions carbone sont même reparties à la hausse depuis deux ans, malgré les efforts accomplis.

Face à la difficulté et au coût de la transition bas-carbone, on ne peut plus faire comme si nous avions le luxe de négliger des opportunités.

L'énergie hydraulique a de multiples atouts, en particulier la petite hydraulique relancée sur les sites existants :
  • elle a le meilleur bilan carbone de toutes les énergies en région boréale et tempérée, et plus encore quand on restaure des sites anciens (GIEC SRREN Report 2012) ;
  • elle a le meilleur bilan matière première, car sa technologie est simple, concentrée, robuste et à longue durée de vie (Kleijn et al 2011 et Van Der Voet et al 2013).;
  • elle a le meilleur taux de retour sur investissement énergétique (EROEI), c'est-à-dire qu'elle est la plus efficace quand on intègre ce qu'elle consomme et ce qu'elle produit sur toute la durée de vie (Murphy et Halls 2010) ;
  • elle a une forte acceptabilité sociale, car elle n'a pas de nuisance visuelle ou sonore, n'altère pas les paysages, ré-utilise en général des ouvrages existants et est associée à des retenues qui ont de nombreux autres usages sociaux (voir le résultat de la concertation publique PPE 2018) ;
  • elle a une bonne rentabilité économique et coûte moins cher au contribuable (CSPE) que d'autres énergies moins mature (hydrolien, éolien offshore, solaire en petite installation, etc.) ;
  • elle est bien répartie sur le territoire, ne demande pas de développer le réseau très haute tension et permet de produire à proximité de la consommation (moins de perte en distribution) ;
  • elle permet à tout un tissu économique local de se développer pour l'installation et la maintenance des équipements.


Malgré ces évidences, nous assistons à une aberrante politique à contre-emploi en France : la direction de l'eau du ministère de l'écologie et les agences de l'eau encouragent et financent la destruction des ouvrages hydrauliques susceptibles de produire de l'énergie locale et propre. Cela inclut même, comble de l'absurdité, des barrages et usines hydro-électriques en fonctionnement :
Le seul autre pays dans le monde engagé dans une politique de destruction aussi systématique des ouvrages hydrauliques, ce sont les Etats-Unis d'Amérique : la France veut-elle copier en Europe les champions occidentaux des émissions carbone ? 

Cette politique de destruction des seuils et barrages dilapide l'argent public, aggrave le bilan carbone, retarde la transition énergétique en France et nuit à long terme à nos capacités d'adaptation au changement climatique (stockage et régulation de l'eau). Elle doit cesser immédiatement, comme nous en avons fait la demande à François de Rugy. Et comme la commission du débat public sur la programmation pluri-annuelle de l'énergievient aussi de le rappeler au gouvernement, l'hydro-électricité figure en bonne place dans les énergies dont les Français souhaitent le déploiement.  .

05/10/2018

La biodiversité des poissons d'eau douce vient de la fragmentation des milieux (Tedesco et al 2017)

Paradoxe des poissons d'eau douce : ils représentent 40% de la diversité totale des poissons du globe, mais ils vivent dans 1% seulement des habitats disponibles. Pourquoi une telle diversité en si peu d'espace? Selon une équipe de chercheurs, la réponse se trouve dans la fragmentation physique des habitats d'eau douce, favorisant l'émergence de nouvelles espèces dans l'évolution, en particulier chez les groupes non migrateurs ayant de faibles capacités de dispersion. Si ces travaux concernent le temps long de la spéciation et de l'extinction, on peut penser que des traits génétiques et comportementaux de certaines populations continuent d'évoluer aujourd'hui, sous l'effet des fragmentations de certains milieux (seuils, barrages) mais aussi des ouvertures d'autres milieux (canaux, translocations). 


Les espèces émergent dans l'évolution quand des populations filles sont isolées de leurs populations mères et s'en différencient peu à peu, par le jeu de la sélection naturelle (reproduction différentielle de certains traits mieux adaptés à un milieu local). Mais un isolement trop extrême peut aussi conduire à une disparition d'une population devenue trop petite. Il y a donc un jeu de balancier entre des tendances à la spéciation et à l'extinction : en limitant le flux de gènes, la fragmentation des populations par isolement géographique est supposée augmenter les taux de spéciation ; une plus grande capacité de dispersion des espèces devrait pour sa part réduire les taux d'isolement et de spéciation, tout en augmentant la résilience des populations aux perturbations, réduisant ainsi également les taux d'extinction.

Quatre chercheurs (Pablo A. Tedesco, Emmanuel Paradis, Christian Lévêque, Bernard Hugueny) se sont penchés sur le "paradoxe des poissons d'eau douce"ainsi posé :

"Avec env. 126 000 espèces animales décrites vivant dans les eaux douces (Balian et al 2008), elles représentent plus de 10% de tous les animaux décrits à ce jour (Mora et al 2011; Wiens 2015b), tout en occupant seulement 0,8% de la surface de la Terre et 0,02 % du volume habitable aquatique disponible (Dawson 2012). Parmi les organismes aquatiques, les poissons sont un bon exemple de ce paradoxe: environ 40% se trouvent dans les eaux douces, tandis que les 60% restants de la diversité halieutique habitent des habitats marins représentant plus de 99% des habitats aquatiques disponibles (Lévèque et al., 2008), définissant ce que nous pourrions appeler le «paradoxe des poissons d'eau douce»."



Se peut-il que la diversité des poissons d'eau douce proviennent de la fragmentation de leurs habitats? Voici le résumé de leur recherche, fondée sur une analyse phylogénétique (ci-dessus, l'arbre reconstitué des poissons).

"But : Les facteurs qui isolent les populations et réduisent le flux de gènes sont considérés comme des critères clés de la spéciation et éventuellement de la diversification. Nous analysons ici les taux de diversification de près de 80% des familles de poissons actinoptérygiens [NDT : poissons osseux à mâchoire] en relation avec les caractéristiques biologiques et les facteurs d’habitat associés aux niveaux d’isolement et de fragmentation.

"Localisation : globale.

"Méthodes : le taux de diversification net de chaque famille a été évalué à l'aide de l'estimateur de la méthode des moments pour l'âge des groupes-souches. L’analyse phylogénétique des moindres carrés généralisés (PGLS), en contrôlant la non-indépendance entre les clades due à la phylogénie, a été appliquée avec le taux de diversification comme variable de réponse pour tester les effets de la taille moyenne du corps, des proportions de espèces strictement d’eau douce, associés aux récifs et migrateurs, en incluant la distribution médiane latitudinale et l’aire de répartition de chaque famille.

"Résultats : après avoir pris en compte la parenté phylogénétique des familles et leur distribution en latitude, nous avons trouvé un appui solide à nos hypothèses d'isolement et de fragmentation: la prédominance de la dépendance à l'eau douce, de l'association récifale, de la petite taille ou du comportement non migrateur dans les familles est liée à des taux de diversification plus rapides. Nous avons également constaté un effet très significatif et positif de la plage de latitude, et aucun effet évident de la latitude médiane.

"Principales conclusions : cette analyse suggère que les facteurs liés à la fragmentation physique des habitats et à la moindre capacité de dispersion des espèces ont joué un rôle important dans les processus de diversification du groupe de vertébrés le plus variés."

Bien entendu, la fragmentation dont on parle ici concerne (dans le domaine continental) l'effet à long terme (milliers à millions d'années) de l'isolement naturel des bassins versants et des freins d'accès (chutes naturelles ou glaciations, par exemple) dans les réseaux dendritiques des rivières. Ce n'est donc pas comparable avec la fragmentation artificielle d'origine anthropique (seuls, barrages), ayant concerné encore peu de générations de poissons, une fragmentation qui est contrebalancée par des ouvertures de milieux elles aussi anthropiques (canaux franchissant les frontières de bassin ou translocations à fin halieutique, par exemple).

Toutefois, on a pu observer aujourd'hui que des truites s'adaptent à des hydrosystèmes fragmentés (Hansen et al 2014) ou que des barbeaux soumis à la pression de sélection d'ouvrages peu franchissables tendent à évoluer localement vers la sédentarité (Branco et al 2017).  De même, certains travaux montrant que des souches endémiques locales de truites résistent mieux à l'introgression avec les truites d'élevage quand elles sont à l'amont de barrages incitent à creuser ces questions (voir Caudron 2008 sur les Alpes et cet article sur la Loire).

Le travail de sélection et adaptation de l'évolution continue donc son oeuvre, y compris dans les milieux modifiés par l'homme.

Référence : Tedesco PA et al (2017), Explaining global‐scale diversification patterns in actinopterygian fishes, Journal of Biogeography, 44, 4, 773-783