05/10/2018

La biodiversité des poissons d'eau douce vient de la fragmentation des milieux (Tedesco et al 2017)

Paradoxe des poissons d'eau douce : ils représentent 40% de la diversité totale des poissons du globe, mais ils vivent dans 1% seulement des habitats disponibles. Pourquoi une telle diversité en si peu d'espace? Selon une équipe de chercheurs, la réponse se trouve dans la fragmentation physique des habitats d'eau douce, favorisant l'émergence de nouvelles espèces dans l'évolution, en particulier chez les groupes non migrateurs ayant de faibles capacités de dispersion. Si ces travaux concernent le temps long de la spéciation et de l'extinction, on peut penser que des traits génétiques et comportementaux de certaines populations continuent d'évoluer aujourd'hui, sous l'effet des fragmentations de certains milieux (seuils, barrages) mais aussi des ouvertures d'autres milieux (canaux, translocations). 


Les espèces émergent dans l'évolution quand des populations filles sont isolées de leurs populations mères et s'en différencient peu à peu, par le jeu de la sélection naturelle (reproduction différentielle de certains traits mieux adaptés à un milieu local). Mais un isolement trop extrême peut aussi conduire à une disparition d'une population devenue trop petite. Il y a donc un jeu de balancier entre des tendances à la spéciation et à l'extinction : en limitant le flux de gènes, la fragmentation des populations par isolement géographique est supposée augmenter les taux de spéciation ; une plus grande capacité de dispersion des espèces devrait pour sa part réduire les taux d'isolement et de spéciation, tout en augmentant la résilience des populations aux perturbations, réduisant ainsi également les taux d'extinction.

Quatre chercheurs (Pablo A. Tedesco, Emmanuel Paradis, Christian Lévêque, Bernard Hugueny) se sont penchés sur le "paradoxe des poissons d'eau douce"ainsi posé :

"Avec env. 126 000 espèces animales décrites vivant dans les eaux douces (Balian et al 2008), elles représentent plus de 10% de tous les animaux décrits à ce jour (Mora et al 2011; Wiens 2015b), tout en occupant seulement 0,8% de la surface de la Terre et 0,02 % du volume habitable aquatique disponible (Dawson 2012). Parmi les organismes aquatiques, les poissons sont un bon exemple de ce paradoxe: environ 40% se trouvent dans les eaux douces, tandis que les 60% restants de la diversité halieutique habitent des habitats marins représentant plus de 99% des habitats aquatiques disponibles (Lévèque et al., 2008), définissant ce que nous pourrions appeler le «paradoxe des poissons d'eau douce»."



Se peut-il que la diversité des poissons d'eau douce proviennent de la fragmentation de leurs habitats? Voici le résumé de leur recherche, fondée sur une analyse phylogénétique (ci-dessus, l'arbre reconstitué des poissons).

"But : Les facteurs qui isolent les populations et réduisent le flux de gènes sont considérés comme des critères clés de la spéciation et éventuellement de la diversification. Nous analysons ici les taux de diversification de près de 80% des familles de poissons actinoptérygiens [NDT : poissons osseux à mâchoire] en relation avec les caractéristiques biologiques et les facteurs d’habitat associés aux niveaux d’isolement et de fragmentation.

"Localisation : globale.

"Méthodes : le taux de diversification net de chaque famille a été évalué à l'aide de l'estimateur de la méthode des moments pour l'âge des groupes-souches. L’analyse phylogénétique des moindres carrés généralisés (PGLS), en contrôlant la non-indépendance entre les clades due à la phylogénie, a été appliquée avec le taux de diversification comme variable de réponse pour tester les effets de la taille moyenne du corps, des proportions de espèces strictement d’eau douce, associés aux récifs et migrateurs, en incluant la distribution médiane latitudinale et l’aire de répartition de chaque famille.

"Résultats : après avoir pris en compte la parenté phylogénétique des familles et leur distribution en latitude, nous avons trouvé un appui solide à nos hypothèses d'isolement et de fragmentation: la prédominance de la dépendance à l'eau douce, de l'association récifale, de la petite taille ou du comportement non migrateur dans les familles est liée à des taux de diversification plus rapides. Nous avons également constaté un effet très significatif et positif de la plage de latitude, et aucun effet évident de la latitude médiane.

"Principales conclusions : cette analyse suggère que les facteurs liés à la fragmentation physique des habitats et à la moindre capacité de dispersion des espèces ont joué un rôle important dans les processus de diversification du groupe de vertébrés le plus variés."

Bien entendu, la fragmentation dont on parle ici concerne (dans le domaine continental) l'effet à long terme (milliers à millions d'années) de l'isolement naturel des bassins versants et des freins d'accès (chutes naturelles ou glaciations, par exemple) dans les réseaux dendritiques des rivières. Ce n'est donc pas comparable avec la fragmentation artificielle d'origine anthropique (seuls, barrages), ayant concerné encore peu de générations de poissons, une fragmentation qui est contrebalancée par des ouvertures de milieux elles aussi anthropiques (canaux franchissant les frontières de bassin ou translocations à fin halieutique, par exemple).

Toutefois, on a pu observer aujourd'hui que des truites s'adaptent à des hydrosystèmes fragmentés (Hansen et al 2014) ou que des barbeaux soumis à la pression de sélection d'ouvrages peu franchissables tendent à évoluer localement vers la sédentarité (Branco et al 2017).  De même, certains travaux montrant que des souches endémiques locales de truites résistent mieux à l'introgression avec les truites d'élevage quand elles sont à l'amont de barrages incitent à creuser ces questions (voir Caudron 2008 sur les Alpes et cet article sur la Loire).

Le travail de sélection et adaptation de l'évolution continue donc son oeuvre, y compris dans les milieux modifiés par l'homme.

Référence : Tedesco PA et al (2017), Explaining global‐scale diversification patterns in actinopterygian fishes, Journal of Biogeography, 44, 4, 773-783

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire