En 1952, un responsable de pêche et de pisciculture publie une étude sur les poissons de l'Yonne moyenne, à l'amont et l'aval d'Auxerre. En ce temps, les grandes pollutions issues des substances de synthèse et de l'agriculture productiviste des 30 Glorieuses n'ont pas réellement commencé, mais les ouvrages barrant la rivière sont présents. L'auteur note que les migrateurs comme le saumon, l'esturgeon ou l'alose finte ont déjà disparu depuis 50 à 100 ans. En revanche, la rivière compte 23 espèces dont 18 communes, et elle est décrite comme très poissonneuse. Ce travail suggère que si les barrages rehaussées bloquent la montaison des migrateurs après 1850, ils n'empêchent pas en soi la biodiversité des poissons holobiotiques, y compris des espèces rhéophiles et polluo-sensibles. On a décidément du mal à croire que la question des ouvrages hydrauliques forme le premier enjeu de qualité des rivières : ils sont surtout le faire-valoir de gestionnaires ayant les plus grandes difficultés à traiter à la source les nouvelles pollutions et dégradations des bassins versants. Quant au retour de grands migrateurs en tête de bassin, il y a déjà beaucoup à faire à l'aval avant d'y songer...
R. Poplin, alors vice-président de la Fédération des associations de pêche et de pisciculture de l'Yonne, fait paraître en 1952 dans le Bulletin français de pisciculture une étude sur les peuplements de poissons de l'Yonne moyenne, soit la partie du cours d'eau allant de Mailly-la-Ville à Charmoy, approximativement de la confluence avec la Cure à celle avec l'Armançon.
Poplin observe à propos de ce tronçon : "Ses eaux sont assez froides, ainsi que l'atteste la rareté des deux espèces aux exigences opposées, la Carpe et la Truite, qui semblent marquer les limites extrêmes du peuplement. Ce caractère est confirmé par l'absence totale de certaines espèces, en particulier le Poisson-chat et la Perche-soleil ainsi que par l'insuccès des tentatives de repeuplement en Black-bass, faites à plusieurs reprises, et qui ont invariablement abouti à la disparition complète des sujets."
La période de l'étude est intéressante, car nous sommes avant la modernisation des 30 Glorieuses, avec ses conséquences sur les modèles agricoles de production (engrais, mécanisation, pesticides) et sur les pollutions domestiques ou urbaines (lessives, produits issue de la chimie de synthèse, etc.). Certains ont qualifié les années 1950 de "grande accélération" de l'Anthropocène, car on y voit les courbes d'impact de l'homme sur les milieux prendre une pente beaucoup plus soutenue.
L'auteur note d'ailleurs la qualité de l'eau : "Pourvues d'une végétation aquatique abondante, et indemnes de toute pollution appréciable, les eaux de l'Yonne semblent posséder une capacité biogénique élevée. Dans son ensemble, ce cours d'eau peut être considéré comme très poissonneux." En revanche, il souligne le caractère canalisé de la rivière, avec "des parties délaissées par la navigation où les eaux rapides et peu profondes suivent la pente naturelle ; des parties canalisées où la pente est masquée et atténuée par les barrages et pertuis, avec des eaux plus profondes et sensiblement ralenties".
Nous avons donc une étude assez charnière : celle d'une rivière déjà impactée sur sa morphologie, notamment la continuité en long (présence de retenues et biefs), mais encore épargnée sur sa physico-chimie (assez peu de pollutions, même s'il existait déjà une industrie et moins de normes qu'aujourd'hui).
Le tableau ci-dessous (cliquer pour agrandir) indique la zone étudiée et le niveau d'abondance relative des espèces de poissons.
Vingt-trois espèces sont présentes dans l'Yonne moyenne à cette période, dont 18 sont assez communes à très communes. On observe qu'une espèce sensible aux pollutions comme le vairon est "très commune". Le brochet, qui peut parcourir de longues distances et recherche des annexes latérales, est encore commun lui aussi. La rivière comporte aussi bien des espèces rhéophiles (goujon, vairon, hotu, lamproie de Planer) que limnophiles (gardon, ablette, brème).
Concernant les grands migrateurs (esturgeon, alose et alose finte, saumon) ils ont disparu entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle, ce qui peut être attribué à la construction ou la rehausse de barrages sur la Seine et l'Yonne, principalement pour la navigation.
Aujourd'hui, certains gestionnaires de l'eau (AFB, agence de l'eau) affirment que les impacts morphologiques et en particulier les discontinuités en long seraient les premiers facteurs de dégradation de la rivière. Ce point est contesté, en particulier pour la petite hydraulique, et les travaux scientifiques ne montrent pas du tout un poids majeur des ouvrages sur les poissons. Le travail de R. Poplin ne plaide pas non plus en ce sens dans le cas de l'Yonne moyenne, en tout pas pour les discontinuités en long de type chaussées, barrages et écluses, qui n'empêchaient pas la rivière d'avoir une population de poissons abondante et variée au milieu du XXe siècle.
Quant à espérer le retour des grands migrateurs sur cette zone, il faut déjà que le bassin aval de la Seine et de l'Yonne soit pourvu de dispositifs de franchissement sur tous les ouvrages de navigation, écrêtement de crue ou énergie, que les eaux ne soient pas trop polluées dans l'aval de l'agglomération parisienne jusqu'à l'estuaire et que les nouvelles espèces prédatrices (comme le silure) ne soient pas trop actives. Beaucoup de conditions avant d'en faire un enjeu pertinent vers les têtes de bassin.
Référence : Poplin R (1952), Le peuplement des eaux de l'Yonne moyenne, Bull Fr Piscic, 164, 109-114
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