Ecologue, hydrobiologiste, directeur de recherches émérite de l’IRD, Christian Lévêque a passé toute sa vie professionnelle de chercheur à étudier le vivant, et d'abord les milieux aquatiques. Il vient de publier un essai détonnant sur la biodiversité et ses politiques de protection en France. La thèse centrale de son livre : le biodiversité est un mot-valise mal défini pour donner un autre nom à ce que nous appelions simplement la nature avant les années 1980, et cette nature a été transformée pendant des millénaires par l'homme. Parfois pour la dégrader, parfois pour l'enrichir, sans qu'il soit possible d'observer et de penser aujourd'hui la biodiversité hors de cette influence humaine présente dans toutes les dynamiques des milieux et des espèces. Une partie de l'écologie de la conservation (ses associations, ses technocrates, et parfois ses chercheurs) refuse cette réalité, ou du moins véhicule un idéal implicite ou explicite de "nature sans l'homme" : conserver serait exclure la présence de l'humain, restaurer serait supprimer l'héritage de l'humain. De telles attitudes conduisent sans grande surprise à une forte conflictualité de certains projets écologiques sur nos territoires. Et, n'en déplaise à ceux qui le cachent au public, leurs résultats sont loin d'être toujours à la hauteur des investissements, car les trajectoires imprévisibles de la nature continuent de s'écrire en réponse aux actions humaines passées ou présentes. Un livre à lire et à offrir pour les fêtes! Quelques extraits de sa conclusion.
Il pourrait exister un consensus assez général sur le fait de vouloir vivre dans un environnement idéalisé : pas de pollutions, une bonne gestion des ressources naturelles, une nature bien protégée et accueillante, etc. La nature est pour beaucoup une valeur refuge (le sain, le beau, le sublime) en regard des dégradations dont elle fait l’objet et du stress de la vie urbaine. Qui n’a jamais été tenté par ce mythe d’une humanité harmonieuse, entretenant de bonnes relations avec une nature paradisiaque, dans laquelle on occulterait toutes les espèces qui dérangent et tous les ennuis du quotidien ? Mais la réalité est tout autre, et la nature, dans notre société moderne, est devenue un lieu d’affrontements économiques, sociaux et idéologiques. Le diable réside dans les différentes représentations que chacun se fait de la nature et des objectifs à atteindre en matière de protection. Il est difficile, en effet, de trouver des terrains d’entente entre des groupes sociaux qui cherchent des compromis entre les dynamiques naturelles et les usages de la biodiversité par les sociétés humaines, et d’autres groupes sociaux, bien ancrés dans leurs croyances et leurs idées reçues, pour qui la nature doit être préservée des exactions de l’homme.
Sans compter que la question de la conservation de la nature et de la biodiversité est le plus souvent abordée par des mouvements militants, ou des intellectuels et des technocrates qui dissertent de manière redondante sur la nature et développent des visions hors-sol, théoriques ou idéologiques, sur ce qu’elle devrait être. Ce faisant, on marginalise l’opinion et l’attente des citoyens qui en vivent ou pour qui elle est un cadre de vie (la nature vécue). Il en résulte des politiques de conservation basées parfois sur des idées reçues, voire sur des concepts erronés, en décalage avec la société. Il est de bon ton de pratiquer l’homo-bashing, dans une société qui refuse par ailleurs le moindre risque. Et pourtant... si l’impact de l’homme sur la nature peut faire l’objet de bien des critiques, la nature que nous aimons, en France métropolitaine, est bien le système agropastoral que plusieurs générations de paysans ont créé et entretenu pendant des siècles.
La thèse que je défends dans cet ouvrage est simple : la diversité biologique en France métropolitaine doit tout autant aux hommes qu’aux processus spontanés. Notre nature de référence, c’est le milieu rural d’avant la dernière guerre, avec ses bocages et sa polyculture. Nos sites emblématiques de nature sont eux aussi des systèmes anthropisés, à l’exemple de la Camargue, du lac du Der, ou de la forêt de Tronçais. Ce que nous appelons « nature » est donc une nature patrimoniale, hybride, qui s’est construite au fil du temps depuis la fin de la dernière période glaciaire, en fonction des opportunités de recolonisation des terres devenues plus accueillantes, et de l’usage des systèmes écologiques par nos sociétés. Les hommes ont ainsi transformé les habitats et introduit certaines espèces, et d’autres espèces sont arrivées spontanément, car l’Europe est aussi une terre de reconquête pour la diversité biologique.
Sur un autre plan, la nature n’est ni bonne ni mauvaise, mais on la perçoit comme telle. Certaines ONG nous vendent l’image d’une nature bucolique, victime innocente des activités humaines. Mais les citoyens savent bien que la nature est aussi une source importante de désagréments et de nuisance. Nous avons depuis longtemps lutté contre les « humeurs » de la nature, et pratiquer l’omerta dans ce domaine est un déni de réalité. On ne peut pas continuer à aborder la question de la conservation de la biodiversité sans prendre en compte ce volet que les citoyens n’ignorent pas et qui explique souvent leurs comportements.
Partant de ce constat, on ne peut plus parler de nature vierge ou sauvage en Europe, mais de nature co-construite (Blandin, 2009). Nous n’avons plus affaire à des écosystèmes au sens écologique du terme, mais à des antroposystèmes (Lévêque et Van der Leuuw, 2003), dans lesquels les dynamiques sociales interfèrent avec les processus spontanés. On ne peut plus parler non plus de systèmes à l’équilibre, puisque la dynamique de ces anthroposystèmes s’inscrit sur des trajectoires temporelles, sans retour possible. La question lancinante est de savoir comment gérer cet héritage patrimonial, dans un environnement naturel et social qui bouge en permanence.
La tendance forte en matière de protection est de vouloir conserver l’existant, de figer le présent par des mesures de protection qui, pour certaines, excluent l’homme. Pourquoi pas, mais on sait que, pour protéger l’existant, il ne suffit pas d’exclure l’homme. Bien au contraire, il faut maintenir l’ensemble des conditions climatiques et sociales nécessaires à la sauvegarde de la biodiversité patrimoniale. C’est d’ailleurs une pratique assez courante. Or le climat change et il est dificile d’y remédier, même si on peut regretter que l’homme en soit, au moins en partie, responsable. Les usages et pratiques en matière d’utilisation des ressources naturelles changent également, ainsi que les attentes des citoyens vis-à-vis de la nature. La protection de la nature sensu stricto, par mise en réserve et qui peut se justifier à court terme, est donc un exercice délicat, sinon impossible sur le long terme, car il se heurte à la réalité du changement global. L’alternative serait d’accepter le changement et de l’accompagner en essayant de piloter, dans les limites du possible, les trajectoires de nos systèmes anthropisés. Mais cela suppose tout d’abord que l’on accepte l’idée de changement et des incertitudes qu’il entraîne. Or ce changement est difficilement prévisible, car les systèmes écologiques et sociaux ne sont pas entièrement déterministes, n’en déplaise à ceux qui trouvent intérêt à nous faire croire le contraire. Ce sont des systèmes où l’aléatoire, le hasard, la conjoncture, jouent un rôle éminent. Ce qui veut dire qu’accompagner le changement dans ces systèmes dynamiques nécessite des suivis réguliers et des réajustements permanents. Cela veut dire également qu’on ne peut figer et corseter la protection de la biodiversité par des lois qui reposent, elles aussi, sur un supposé état normatif. Si nous sommes amenés à légiférer sur le vivant, nous devons rester modestes, car les trajectoires des systèmes écologiques sont difficilement prédictibles. Il faut donc accepter une part d’incertitudes et la possibilité de se tromper dans le pilotage ! (…)
En définitive, l’écologue que je suis ne peut rester indifférent aux arguments utilisés par les mouvements conservationnistes qui s’appuient, en partie tout au moins, sur des concepts flous, sur des idées reçues et sur l’utilisation sélective des informations. Parfois même sur la désinformation. La science n’a pas pour vocation de dire ce qu’il faut faire, ni de décider à la place des citoyens. Mais elle a le devoir de bien l’informer en fonction des connaissances du moment, et de lui fournir des éléments de réflexion les plus factuels possibles. Elle a aussi le devoir de dire aux citoyens, quand c’est nécessaire, qu’on les trompe. C’est ce que j’ai essayé de faire dans cet ouvrage, où j’ai essentiellement parlé de la situation en métropole car l’approche de la biodiversité est conjoncturelle, et ce qui se passe en Amazonie n’a pas nécessairement de pertinence chez nous. La globalisation et l’amalgame, pourtant allègrement pratiqués, masquent les réalités locales qu’il est indispensable de connaître quand on veut agir avec pertinence.
Quant au citoyen que je suis, il ne peut manquer de s’interroger sur ce grand capharnaüm qu’est la protection de la nature et la gabegie qu’elle suscite (Morandi et al., 2014). Sur la multiplication de projets dits de restauration, inconsistants dans leur définition et leurs objectifs, qui ne se préoccupent pas de savoir s’ils donnent les résultats escomptés, en l’absence de suivi, l’important étant de donner l’impression d’agir. Sur la contestation systématique de tout projet d’aménagement. Sur la privatisation, de fait, de la nature par des groupes militants, au nom d’une certaine idée de la nature. Sur l’absence de concertation avec les citoyens de manière générale et la mainmise d’une administration technocratique et jacobine sur ces questions qui, pour beaucoup, doivent se traiter par la concertation dans le contexte local. Tout devrait être dans la nuance, avec comme guide principal le bon sens qui reste, en fin de compte, le meilleur juge de paix. Mais, de toute évidence, on n’en est pas là !
Référence : Christian Lévêque (2017), La biodiversité : avec ou sans l’homme ? Réflexions d’un écologue sur la protection de la nature en France, Quae, 128 p.
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