Révélation (enfin) chiffrée officiellement du rapport CGEDD : 20.665 ouvrages hydrauliques sont concernés par le classement de continuité écologique en liste 2 (imposant une conformité sur un délai obligatoire) mais plus de 85% d'entre eux n'ont pas fait l'objet de chantier, alors que le délai légal touche à sa fin. Au rythme de traitement observé depuis 2007 (environ 340 ouvrages par an), il faudrait encore 51 ans pour achever le programme de restauration de continuité écologique dans les seules rivières de la liste 2. C'est donc un échec, une réforme pharaonique dont le manque total de réalisme met la pression sur les propriétaires, les riverains, les syndicats, les administrations, expliquant une bonne part des tensions et des précipitations observées sur le terrain. Le CGEDD pointe un problème majeur, admet qu'il mine la crédibilité de l'Etat mais ne donne aucune solution pour en sortir réellement. Il va falloir les trouver. Le silence, l'inertie et le pourrissement du dossier ne sont plus des options sur un sujet dont l'audit reconnaît qu'il nuit désormais gravement à l'image de la politique française de l'eau et de la biodiversité. Alors que le dialogue et le compromis sont de mise sur tous les autres impacts des bassins versants, alors que la loi française demande seulement des solutions d'équipement et de gestion tout comme l'Union européenne encourage les atténuations d'effet des ouvrages, la continuité longitudinale est le seul domaine où l'administration s'est cru investie du droit de développer un discours agressif de destruction préférentielle des sites et des cadres de vie. Avec le résultat que l'on constate. Pour sortir de cette impasse, nous proposons à la réflexion quelques hypothèses d'évolution de la continuité.
Le CGEDD fait le bilan chiffré des opérations de mise en conformité à la continuité écologique menées dans le cadre du Plan de restauration de 2009 puis du classement de 2012-2013 (chiffres valables pour fin 2015). Toutes les opérations étant aidées par les agences de l'eau (sauf les ouvertures de vanne, solution marginale aujourd'hui car peu acceptée par les administrations), c'est leur bilan qui permet de faire le point sur les chantiers. Il en ressort que :
- 1 377 ouvrages ont été aidés par les agences sur la période 2007-2012 (PARCE),
- 1 676 ouvrages ont été aidés depuis 2013 (classement),
- 20 665 obstacles sont identifiés sur les cours d'eau de la liste 2
En 9 ans (2007-2015), les Agences de l'eau ont bouclé 3053 dossiers, ce qui signifie 340 ouvrages trouvant une solution chaque année en moyenne. A ce rythme là, il faudrait 51 ans pour traiter tous les ouvrages restants – et encore, on peut supposer que les chantiers réalisés ont été les plus simples, ceux qui avaient un accord du maître d'ouvrage et des riverains ou qui ne représentaient pas des aménagements trop lourds (comme le chantier des barrages de la Sélune, bloqué par le gouvernement après la vive opposition locale et au regard du coût pharaonique du projet).
C'est donc un échec, puisqu'au terme du premier délai de 5 ans, alors que les propriétaires étaient censés avoir mis en conformité (ou expliqué aux administrations leur choix définitif d'aménagement), plus de huit ouvrages sur dix sont en réalité orphelins de solution viable.
Un objectif impossible qui "fragilise la crédibilité de l'État"
Le CGEDD est obligé de reconnaître dans sa conclusion que le caractère totalement irréaliste du classement des rivières affaiblit la parole publique sur ce dossier :
"Même si les réalisations et les études connaissent une forte augmentation depuis 2013 (voir point 2.2), les délais de 5 ans ne seront pas tenus et ne sont pas tenables au regard du temps nécessaire depuis les études jusqu'aux travaux, des difficultés de terrain, des moyens des services et de la faible adhésion à cette politique pendant sa période incitative.
Cette impossibilité manifeste compte tenu du nombre d'opérations avec des délais aussi contraints fragilise la crédibilité de l'État. Cette situation se répète puisque les délais de 5 ans qui préexistaient dans les classements au titre de l'ancien article L 432-6 du code de l'environnement ou des rivières réservées, n'avaient pas non plus été respectés, malgré des progrès globalement constatés au profit de la continuité.
La révision du classement des cours d'eau de 2012-2013 (voir point 2.3.1) a elle-même été très ambitieuse, se montrant aussi hétérogène selon les départements et les bassins, tant en linéaire que par rapport à la liste d'espèces-cibles pour chaque tronçon classé. Elle semble aussi irréaliste, pour ne pas dire illusoire, aux yeux de nombreux interlocuteurs rencontrés par la mission, y compris parmi les techniciens des collectivités et services de l'État, tant vis-à-vis des espèces visées que des délais de mise en œuvre.
La fixation de délais plus espacés, avec un phasage dans la mise en œuvre et des objectifs intermédiaires, aurait sans doute rencontré une meilleure adhésion.
Tel n'a pas été le cas. Sauf à le réviser à la baisse, c'est le classement publié qui fixe officiellement le niveau des exigences avec un caractère exhaustif. Pourtant, la mission a eu connaissance, dans un bassin au moins, d'une instruction du préfet de bassin sur proposition du secrétariat technique de bassin (DREAL, agence de l'eau, ONEMA), invitant les services à concentrer leurs efforts sur une liste de 55 cours d'eau ou tronçons de cours d'eau au sein de la liste 2, avec localisation des ouvrages prioritaires, en deçà donc du classement officiel du bassin."
Quelles solutions pour sortir du blocage?
Notre association comme ses partenaires de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages ne vont évidemment pas en rester là. Après les élections, le gouvernement et les parlementaires seront saisis pour leur exposer notre lecture de ce diagnostic du CGEDD et leur demander la mise en oeuvre rapide de solutions viables.
Les propriétaires et les riverains en liste 2 ne supportent pas de vivre avec une épée de Damoclès sur les ouvrages hydrauliques, sans aucune visibilité sur leur avenir, en pleine confusion d'une réforme de continuité écologique ne cessant d'être amendée tant elle pose de problèmes d'exécution. Le nouveau délai de 5 ans consenti en 2016 n'a pas plus de réalisme que le précédent (ni que la continuité au nom du L 432-6 CE, n'ayant déjà pas été appliquée auparavant pour les mêmes raisons). Ce délai ne correspond pas au besoin (qui serait de 50 ans!) et il ne fait de toute façon que repousser le problème à plus tard, car la même politique provoquera le même rejet des options de destruction et la même insolvabilité face au coût des travaux exigés en rivière, inaccessibles à des particuliers ou des petits exploitants.
Il existe au moins quatre hypothèses de travail, qui ne sont pas forcément exclusives les unes des autres mais qui demandent un choix politique national d'orientation (soit un choix législatif si l'on change les dispositions de l'article L 214-17 CE, soit un choix gouvernemental si l'on change le périmètre des arrêtés de classement et/ou les principes d'application définis à toutes les préfectures) :
- on distingue les ouvrages sur une base objective – par exemple, les cinq classes de leur score de franchissabilité ICE –, on revient strictement aux poissons ayant un impératif de migrations dans leur cycle de vie, et on exempte d'obligation tous les sites qui montrent une franchissabilité partielle (0.33, 0.50 ou 0.66), ce qui permet de concentrer dans un premier temps les efforts sur un nombre plus limité d'ouvrages infranchissables à toutes espèces et tous débits (cela ne règle pas la question sédimentaire, même si elle est assez faible pour la plupart des sites classés ne bloquant pas le transit lors des crues morphogènes). Une autre hypothèse de révision "objective" serait de choisir le score IPR (notre bio-indicateur poisson lié à une obligation européenne) et d'exempter les ouvrages sur les rivières dont l'IPR est déjà bon ou excellent, car elles ne sont pas (trop) dégradées sur ce compartiment (mais cela vaut davantage pour les rivières sans grands migrateurs, puisque l'IPR n'est pas un indicateur dédié à cet aspect particulier) ;
- on débloque rapidement et massivement des fonds publics (agences, régions, intercommunalités) incluant le financement à 80-100% des solutions consensuelles et douces de non-destruction, puisque l'essentiel du blocage réside non dans la continuité en soi, mais dans son coût et dans le refus de casser les ouvrages et les plans d'eau (cette option aurait toutefois un coût public non négligeable en l'état des chantiers observés depuis 10 ans, de l'ordre de 2 milliards € pour les 20.000 ouvrages en liste 2, elle ne résout pas le problème du trop grand nombre d'ouvrages classés, du manque de personnel pour faire des dossiers sérieux sur les enjeux des bassins versants et prendre le temps de la concertation dans le délai imparti);
- on annule les arrêtés de liste 2 de 2012-2013 et on révise ce classement liste 2 à la baisse dans de nouveaux arrêtés, pour revenir à un nombre réaliste de quelques centaines à milliers d'ouvrages réellement prioritaires devant être traités, en ciblant les axes des migrateurs amphihalins menacés montrant un bon potentiel de recolonisation à court terme. Dans cette hypothèse, on vise ensuite un cycle raisonnable de classements itératifs, définis à chaque renouvellement de SDAGE (tous les 5 ans), à la condition que ces futurs classements aient une base rigoureuse, concertée et transparente sur leur enjeu écologique (processus scientifique et participatif de désignation des rivières classées), que les SDAGE soutiennent équitablement toutes les solutions (non la priorité de principe et le surfinancement du seul effacement) et que la capacité de financement de chaque programme quinquennal soit garantie au moment où paraît l'arrêté de classement (évitons de sans cesse promettre et programmer sans argent pour réaliser, un travers français...) ;
- on supprime dans la loi le caractère obligatoire dans un délai donné du classement en liste 2, en remplaçant cette obligation par de l'incitation et du volontariat (appels à projet effacement ou aménagement lancés par les agences en ciblant les rivières ou tronçons d'intérêt), ce qui peut être modulé s'il y a un usage industriel des ouvrages (par exemple, l'obligation de franchissabilité peut être préservée en cas de relance de projets hydro-électriques sur des sites de plus de 150 kW, dont le revenu peut amortir le coût des dispositifs). Dans cette option, la notion même de liste 2 perd son importance car toutes les rivières et tous les sites peuvent faire l'objet d'une politique de continuité avec incitation financière, ce sont les syndicats de bassin qui font remonter du terrain des opportunités d'aménagement ou d'effacement. Si la continuité se trouve ainsi généralisée à tous les cours d'eau comme un paramètre à contrôler et le cas échéant améliorer (ce qui serait logique), le risque est évidemment que les propriétaires perdent toute motivation (surtout au regard de la mauvaise réputation née de la forme actuelle de la continuité…). Mais ce risque peut être conjuré de diverses manières, si l'on se donne un peu plus de temps et d'argent pour faire bien les choses : offres d'aménagement écologique (y compris effacements) assorties d'aménagements paysagers qui valorisent les sites et leurs usages, propositions de solutions non destructrices de franchissement dans la limite du débit réservé (ce qui ne nuit pas à la consistance légale du droit d'eau et peut intéresser les propriétaires), travail avec des associations de moulins et riverains dans une logique gagnant-gagnant (où l'on ne cherche pas à imposer des solutions maximalistes contre la volonté des gens, mais à déjà montrer l'exemple et améliorer les choses où c'est possible), arrêtés préfectoraux ad hoc dans les cas où des ouvrages ont des impacts écologiques graves et démontrés, mais une inertie du propriétaire, etc.
Au fond, pourquoi ces réformes ou d'autres allant dans le même sens ne sont pas déjà prises ? Pourquoi persister dans une politique qui a suscité dès le PARCE 2009 (huit ans déjà) troubles et conflits, au lieu de simplement admettre la nécessité de sa révision?
Parce qu'un certain nombre d'élus et d'administrations semblent tétanisés à l'idée de reconnaître les erreurs dans la mise en oeuvre de la continuité écologique? Mais le CGEDD vient de les admettre, et le Conseil avait déjà tiré le signal d'alarme en 2012, de même que plusieurs rapports parlementaires ont posé la nécessité d'évolutions substantielles (Dubois-Vigier 2016, Pointerau 2016). Le diagnostic est tout de même clair désormais, il est reconnu par des autorités indépendantes des usagers ou des riverains. Tout le monde comprend que la continuité répond à des enjeux écologiques, mais tout le monde (ou presque) admet aussi que ces enjeux ne justifient pas de proposer en première intention de tout casser, certainement pas le patrimoine ancien ou les plans d'eau appréciés localement, ni de dépenser des centaines de millions voire des milliards d'euros sans évaluer la réalité exacte des bénéfices écologiques qui en découlent. Cela sans oublier que la continuité longitudinale en tant que telle répond rarement à ce que l'Europe demande réellement à la France pour le bon état de ses masses d'eau, or notre pays a des résultats bien définis à respecter vis-à-vis de ses engagements, sans rapport direct avec les migrateurs. Ce qui implique de redéfinir nos priorités, de trouver et financer des solutions viables là où elles sont indispensables.
Parce qu'à la moindre révision efficace (donc substantielle) de la continuité, un certain nombre de lobbies pêcheurs ou environnementalistes vont crier très fort que c'est une "régression" et une "trahison"? Mais outre que ces mêmes lobbies passent leur temps à crier très fort quelle que soit la gravité réelle des enjeux concernés, ce qui n'aide pas vraiment à éduquer l'opinion sur la hiérarchie des problèmes environnementaux, c'est eux qui ont contribué à l'échec de la réforme par leur pression non argumentée en faveur du maximalisme, leur refus répété d'admettre clairement la légitimité de l'hydro-électricité et du patrimoine hydraulique, leur confusion entre des problématiques écologiques importantes et des intérêts halieutiques de second ordre, leur volonté d'importer et promouvoir en France un idéal marginal de "rivières sauvages" qui ne respecte pas les grands principes de la gestion durable et équilibrée de l'eau, leur incapacité à comprendre qu'une écologie punitive et autoritaire est une écologie régressive provoquant le recul de causes environnementales chez les riverains et semant le conflit entre les usagers de la rivière. Donc on peut en effet choisir d'écouter ces lobbies, mais on constate tous les jours l'impasse où cela nous a mené! Par ailleurs, il existe un consensus parlementaire très large sur le fait que les chaussées et barrages n'ont pas vocation à être détruits en première intention, même chez les représentants des élus écologistes, donc la question se pose de la légitimité démocratique réelle des lobbies qui s'accrochent à des positions aussi radicales et refusent d'admettre que les ouvrages ont aussi des intérêts pour les riverains.
Il serait temps de sortir de ces postures de conflictualité détestable dont la France a le secret, de reconnaître une bonne fois pour toutes le droit d'existence des ouvrages hydrauliques autorisés et de se mettre autour d'une table pour faire de l'écologie avec des méthodes acceptables, des objectifs partagés et des visées pragmatiques.
Illustration : le seuil Nageotte d'Avallon (rivière Cousin) qui, comme les trois-quarts des chantiers financés par l'Agence de l'eau Seine-Normandie, a été détruit.
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