Conseiller scientifique de plusieurs Agences de l'eau, directeur de recherche émérite à l'IRD, hydrobiologiste et spécialiste des milieux aquatiques continentaux, Christian Lévêque a toute légitimité pour évoquer la question des rivières. Ce chercheur de renom critique la continuité écologique "à la française" dans une tribune libre parue ce mois. Une première, dont on espère qu'elle va ouvrir le débat nécessaire sur une politique publique en butte à de fortes oppositions de terrain et à un certain scepticisme sur ses attendus comme ses résultats.
Les lecteurs de notre site ont fait connaissance des travaux de Christian Lévêque dans notre recension de son essai de 2013, où le chercheur posait déjà de nombreuses questions dérangeantes sur le statut de l'écologie, oscillant entre science "neutre" des milieux dynamiques (donc notamment anthropisés) et conservation plus "militante" des espèces menacées. La tribune qu'il vient de donner pour le site H2O se concentre sur la question de la continuité écologique.
"On a un peu trop vite érigé en dogme cette question de la continuité écologique"
Christian Lévêque souligne d'abord que la mise en oeuvre de la continuité écologique a été le fait de représentations plus idéologiques que proprement scientifiques : "Dans nos démocraties les mouvements militants étant mieux écoutés que les citoyens, il a été décidé (sans concertation avec les riverains) qu’il fallait effacer seuils et barrages pour retrouver une certaine forme de virginité des cours d’eau bien plus importante à leurs yeux que les cours d’eau fragmentés. Par la même occasion, on pensait répondre aux injonctions de la directive européenne sur l’eau (DCE) concernant le retour au "bon état écologique", une autre expression porteuse de représentations idéologiques et dépourvue de sens précis pour un scientifique." Cette gouvernance défaillante produit un sentiment d'usurpation démocratique : le riverain ou l'usager de l'eau est confronté à des normes complexes et de toute façon inaccessibles à la critique ; certains usages (pêche) et certaines représentations (écologie militante) ont eu dans le dossier de la continuité des rivières un poids démesuré par rapport aux pratiques habituelles de concertation dans la mise en oeuvre des politiques publiques.
Le chercheur rappelle également que la signification des aménagements hydrauliques, plus largement des rivières, ne peut être réduite au prisme de leur fonctionnalité écologique: "Dans les faits on a un peu trop vite érigé en dogme cette question de la continuité écologique, car tout cela demande une étude au cas par cas, et de la concertation. Un début de mise en application un peu brutal, associé à un manque de psychologie, a suscité le mécontentement de nombreux riverains pour qui soit le moulin, soit la retenue, a aussi une signification de nature patrimoniale, économique ou ludique. Car dans la balance des coûts/bénéfices associés aux barrages on peut opposer la valeur écologique à la valeur patrimoniale et affective de certains aménagements. On ne peut ignorer aussi que nombre de retenues sont devenues des centres de loisirs et d’activité économique pour les riverains. Ces aménités sont aussi des services écosystémiques qui méritent considération au même titre que l’état écologique." Nous n'avons que trop déploré ici ces travers : réduction utilitaire de l'ouvrage à son "usage" au sens d'activité industrielle et commerciale ("absence d'usage" devenant synonyme de "droit de détruire"), indifférence ou ignorance des opérateurs en rivières vis-à-vis de ce qui sort du couple sacro-saint hydrobiologie / hydromorphologie (désintérêt assez problématique des gestionnaires pour l'histoire, la culture, l'énergie, le paysage, l'esthétique, le loisir… tous ces prismes par lesquels les citoyens regardent aussi, et d'abord, leurs rivières).
En ce sens, la continuité écologique exemplifie des approches antagonistes de ce que doivent être les rapports entre l'homme et la nature. "En réalité, observe Chrisian Lévêque,on a vu s’affronter autour de la continuité écologique, deux conceptions de la nature. L’une selon laquelle la nature a une valeur intrinsèque, et pour laquelle restaurer consiste à retrouver un état initial, parfois qualifié de pristine, en supprimant toutes les contraintes d’origines anthropiques qui sont perçues comme autant de causes de dégradation. L’autre qui consiste à penser que notre nature en Europe est une co-construction processus spontanés /activités humaines, et qu’elle est le produit d’un compromis entre des usages sans pour autant négliger les aspects éthiques et esthétiques. L’une tend à exclure l’homme pour retrouver une hypothétique nature vierge. L’autre considère que l’homme fait partie de la nature et en est un des acteurs." Ce point est à l'origine d'un malentendu fondamental, mais aussi d'une contradiction manifeste. Malentendu fondamental : le discours de la "rivière sauvage" n'est porté que par une très petite minorité militante, et il est pourtant endossé in fine par des autorités politico-administratives comme la voie de "l'intérêt général". Contradiction manifeste : la continuité écologique se déploie sur le registre de la renaturation, alors qu'absolument tous les autres paramètres biologiques, physiques et chimiques du bassin versant sont artificialisés, et de longue date (activités agricoles, sylvicoles, industrielles, halieutiques ; pollutions domestiques ; empoissonnement des eaux, introductions involontaires d'espèces ; modification des berges, des sols, des végétations riveraines ; effets globaux des aérosols, des gaz à effet de serre, des altérations des grands cycles carbone, azote, phosphore ; prélèvement quantitatif de la ressource, etc.). A moins de sombrer dans le ridicule ou de faire preuve d'une naïveté enfantine (la rivière réduite à ce que l'on voit de ses écoulements), on doit admettre que changer quelques centaines de mètres de retenue lentique en habitats lotiques n'a rien à voir avec un quelconque "retour" à une nature pré-humaine, ni avec la "restauration" d'un état antérieur ou de fonctionnalités disparues (avec ou sans obstacle faisant varier des conditions locales, la rivière reste de toute façon un flux matériel, énergétique et biologique).
Autres points déplorés par Christian Lévêque : le problème persistant de la pollution des eaux et sédiments (dont on sait qu'il annule souvent les effets des mesures de restauration physique) et le centrage sur certaines espèces à intérêt plus halieutique ou symbolique que réellement écologique : "On peut faire remarquer que le rétablissement de la continuité écologique n’aura de chances de succès que si, et même avant tout, on améliore significativement la qualité physico-chimique de l’eau. Améliorer l’habitat si la qualité de l’eau n’est pas au rendez-vous est un coup d’épée dans l’eau. D’autre part, il est incontestable que la reproduction de certaines espèces de poissons est entravée par la présence d’obstacles. Mais cela ne concerne il faut le dire que quelques espèces dont la valeur emblématique (et donc patrimoniale) est néanmoins forte (saumon, anguille, alose, etc.). Dans certains cas, il existe des solutions alternatives à l’arasement des obstacles : passes à poissons, contournement, etc." Il faut ajouter là-dessus que la suppression des zones à écoulement lentique a toute chance d'aggraver le bilan des pollutions, puisque ces retenues sont des puits d'azote, phosphore et autres contaminants (aussi généralement des puits de carbone en milieu tempéré, même si le bilan est plus complexe).
Allant plus loin, le chercheur rappelle que les aménagements en rivière sont aussi des créateurs de singularités et donc de biodiversité – un point totalement absent des diagnostics menés aujourd'hui sur les rivières : "les aménagements n’entraînent pas une érosion de la biodiversité, comme on le dit parfois. De fait, ils créent de l’hétérogénéité et de nouveaux habitats. En aménageant on perd certaines espèces et on en gagne d’autres car la biodiversité ne se réduit pas aux seuls poissons". De fait, nous attendons toujours que l'Onema, l'Irstea ou les fédérations de pêche nous disent ce qui vit exactement dans la vase des retenues (par exemple), plus globalement que les diagnostics de biodiversité ne soient ni réduits à des poissons ou des polluo-indicateurs, ni limité à l'échelle spatiale du site à restaurer (c'est l'ensemble de l'hydrosystème qui gagne ou perd en diversité biologique, pas une section très limitée d'un seul tronçon). Autre contradiction mise en avant par Christian Lévêque : l'effacement des obstacles favorise aussi bien les espèces invasives (qui profitent par ailleurs de nos échanges mondialisés comme de notre climat réchauffé), ce qui ne va pas dans le sens de la conservation d'une "intégrité biotique", notamment vers les têtes de bassins :"la continuité écologique facilite les mouvements des espèces (en nombre limité néanmoins) elle ouvre des autoroutes aux espèces invasives contre lesquels on prétend lutter. Il y a là manifestement des incohérences dans les politiques."
Pour un débat de fond sur la continuité des rivières
Si l'on en juge par les retours des fédérations et syndicats d'usagers, moulins et riverains participant aux discussions ministérielles, la Direction de l'eau et de la biodiversité comme les principaux lobbies de la continuité (FNE, FNPF) excluent tout débat de fond sur la continuité écologique. Il faudrait en discuter à la marge des modalités d'application, mais on ne saurait questionner sa nécessité ni son urgence. C'est le propre des croyances et des dogmes que de refuser ainsi l'examen de la raison critique et le débat contradictoire.
Comme le rappelle la tribune de Christian Lévêque, il y a au contraire d'excellentes raisons de procéder à un ré-analyse complète de ce concept récent de "continuité écologique".
Cet exercice doit être politique, car les choix publics en rivières visent à refléter l'ensemble des attentes sociales, des intérêts sectoriels, des représentations symboliques ou idéologiques, des engagements associatifs, ce qui n'est manifestement pas le cas pour la mise en oeuvre actuelle de la continuité.
Cet exercice doit aussi et surtout être scientifique, car les travaux de recherche des vingt dernières années posent de nombreuses questions aux sciences naturelles comme aux sciences sociales. Quelle est la place relative de la morphologie dans les indicateurs de qualité biologique ou chimique des masses d'eau? Quels modèles de bassin versant autorisent à décrire et prédire des gains écologiques sur le compartiment de la continuité longitudinale? Quels critères permettent de hiérarchiser les impacts d'ouvrages (selon leur hydraulicité rapportée aux caractéristiques sédiments / écoulements / peuplements)? Quelles données historiques nous fournissent des séries assez longues pour comprendre les facteurs de variabilité naturelle / forcée des peuplements? Quel est le rôle des ouvrages dans l'épuration chimique de l'eau, dans le ralentissement de colonisation des espèces invasives, dans le bilan carbone, dans la biodiversité totale et non seulement halieutique d'une masse d'eau? Quelle place peuvent (ou non) jouer les ouvrages dans la prévention et l'adaptation au changement climatique et océanique? Quelles procédures devraient accompagner la continuité comme mesure d'aménagement de territoire (pas seulement de milieu) appropriable par les populations riveraines? Quelles sont les modalités sociales et symboliques de valorisation / dévalorisation des ouvrages, comment peuvent-elles s'articuler à un intérêt général et à un portage politique? Etc.
Ces questions ne sont pas triviales, leurs réponses ne résident certainement pas dans des intuitions politiques ni des convictions militantes (ce qui est aussi vrai pour les protecteurs que pour les destructeurs des ouvrages), mais dans des vrais projets de recherche. Ces questions auraient dû être posées avant la mise en oeuvre à grande échelle de la continuité écologique, sur la base d'études expérimentales portant sur plusieurs dizaines à centaines de sites, et de croisement par modèle des descripteurs de bassin (plusieurs millions de données disponibles grâce au monitoring DCE notamment). Ce ne fut pas le cas, nous payons le prix de la précipitation militante et politicienne, avec sur les bras une réglementation largement inapplicable en raison des coûts économiques qu'elle induit, des oppositions sociales qu'elle engendre et des bénéfices écologiques incertains qu'elle promet. Et si on limitait la casse?
A lire également
Christian Lévêque (2016), Quelles rivières pour demain? Réflexions sur l'écologie et la restauration des cours d'eau, Quae, 287 p.
Les rivières ont été aménagées pour maîtriser les risques d’inondation, améliorer la navigation, ou encore promouvoir les loisirs. Elles ont aussi été polluées par nos déchets de toute sorte. Pourtant, elles interpellent fortement notre imaginaire et attirent de nombreux citoyens, soucieux de retrouver le contact avec la nature sur les rives de cours d’eau qui ne sont plus des systèmes naturels, au sens strict du terme, mais des systèmes patrimoniaux. Au cours des siècles, certains usages ont disparu, d’autres sont nés, avec diverses conséquences sur le fonctionnement des hydrosystèmes. De nos jours, sans délaisser les fonctions économiques des cours d’eau, les sociétés s’inquiètent de leur « bon état écologique » et de leur devenir, dans la perspective du changement climatique. Cela doit nous interroger sur les objectifs des opérations de restauration écologique. Quelle sera leur pertinence dans quelques décennies? Que cherche-t-on à restaurer? Quelles natures voulons-nous? L’histoire nous montre que nos relations aux rivières ont changé, et ce livre en explore de multiples aspects. L’auteur, qui a pris part aux programmes de recherches multidisciplinaires sur la dynamique des systèmes fluviaux, initiés en France dans les années 1980, sait qu’il n’y a ni "équilibre", ni retour en arrière possible. La gestion des rivières doit donc s’inscrire dans une démarche prospective et adaptative pour tenter de concilier le fonctionnement écologique et les attentes des sociétés
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