Des chercheurs belges ont procédé pendant 6 ans à des prises hebdomadaires dans deux passes à poissons installées sur les rivières Berwinne et Amblève, affluents de taille intermédiaire de la Meuse et de l'Ourthe. Le nombre total de poissons capturés annuellement est de l'ordre de quelques centaines, avec un effet d'appel la première année. Si les salmonidés et les grands cyprinidés dominent en biomasse, de nombreuses petites espèces les utilisent également. Une proportion importante des passages des adultes est liée à des périodes migratoires, les juvéniles ayant des comportements plus variables. Les auteurs concluent qu'il vaut mieux concevoir des passes toutes espèces. Ce travail montre une certaine efficacité des passes, utilisées (même très sporadiquement) par 80 à 100% des espèces présentes dans les rivières, mais il pose cependant plusieurs questions complémentaires, non envisagées dans l'article de recherche. Quelle proportion de poisson au sein de chaque espèce emprunte la passe par rapport à ceux qui restent sur leur territoire aval? Quels bénéfices durables observe-t-on pour l'évolution des peuplements aval et amont, au-delà du constat de franchissement? Si le gain écologique est jugé d'intérêt, comment finance-t-on la généralisation de ces passes à poissons, dispositifs connus pour être coûteux, en particulier s'ils sont conçus pour toutes les capacités de nage et de saut?
Les poissons présentent tous des comportements de mobilité dans le fluide qui les abrite. Certains mouvements de longue distance correspondent à des migrations périodiques, assez bien documentées chez les espèces concernées. Mais les autres facteurs et traits de mobilité restent peu connus à ce jour. Les passes à poissons sont les dispositifs les plus souvent implémentés pour restaurer une connectivité longitudinale dans la rivière, en particulier pour assurer la montaison des migrateurs, qui cherchent des habitats spécifiques pour y déposer leurs oeufs et dont les larves seront ensuite ramenées vers l'aval par le courant. Ces passes sont souvent conçues pour des espèces "nobles" (désignées comment telles par les pêcheurs) : "les espèces de poissons moins nobles ont été longtemps négligées et restent pauvrement comprises quant à leur utilisation des passes à poissons", notent les auteurs qui travaillent à l'Université de Liège, Unité de biologie du comportement (Jean-Philippe Benitez, Billy Nzau Matondo, Arnaud Dierckx, Michaël Ovidio). De là cette étude du passage observé dans les dispositifs de franchissement.
Le contexte des passes étudiées, illustration extraite de Benitez et al 2015, art cit, droit de courte citation.
Les passes ont été suivies deux à trois fois par semaine pendant six ans (2002-2008 et 2007-2013), avec capture (dans le dernier bassin) et mesure des individus. Ce n'est pas un test d'efficacité relative où l'on place des puces sur une population témoin de poissons (protocole coûteux si l'on veut obtenir un échantillon représentatif), mais une analyse empirique de franchissement.
Voici quelques-uns des principaux résultats :
- 1513 individus de 14 espèces ont emprunté la passe de Berneau et 3720 de 22 espèces la passe de Lorcé, soit un nombre d'individus par an de 150-378 et 151-1197 respectivement;
- 80% des espèces présentes dans le cours d'eau ont emprunté au moins une fois la passe à Berneau, 100% à Lorcé;
- les petits cyprinidés (goujon, spirlin, vairon) ont représenté 53% et 71% des individus, soit le groupe le plus important en abondance numérique, les salmonidés (truite, ombre) étant dominant en biomasse à Berneau (69%) et les grands cyprinidés rhéophiles (barbeau, chevesne) à Lorcé (55%);
- les espèces autres que la truite, l'ombre et les cyprinidés rhéophiles sont rares et représentent moins de 1% des captures (gardon, perche, anguille, carpe, brème, etc.);
- la première année a vu la plus grande abondance de poissons de toutes espèces en biomasse, suivie d'années avec des passages plus sporadiques, soit un "effet d'ouverture" vers un nouveau milieu;
- les adultes dominent chez la truite et les petits cyprinidés, les juvéniles chez les grands cyprinidés, mais toutes les tailles s'observent;
- les deux pics du printemps et de l'automne représentent entre 80 et 90% des captures chez les espèces les plus fréquemment observées, mais des passages sporadiques sont observés toute l'année, et certaines espèces sont plus actives en été (spirlin, goujon, loche chez les adultes);
- les salmonidés sont plus nombreux en température fraîche (6-12 °C chez les truites et ombre adultes), sans condition particulière de débit, les autres espèces ont des activités à des températures plus élevées (14 à 20°C chez les chevesnes et barbeaux adultes, les juvéniles de toutes espèces ayant tendance à être plus mobiles à des températures plus élevées que les adultes);
- les mouvements coïncident avec des migrations de reproduction chez des adultes pour 57% des truites, 80% des ombres, 95% des barbeaux et 60% des chevesnes, ce qui laisse d'autres motivations comportementales (recherche de refuge, de nourriture...).
Discussion
Les chercheurs de l'Université de Liège montrent que les passes à poissons peuvent être empruntées par des espèces diverses, même si par conception les grands poissons des familles salmonidés et cyprinidés rhéophiles en sont souvent les premières cibles.
Plusieurs données complémentaires importantes seraient utiles pour mesurer l'intérêt réel des passes étudiées. La première est une estimation du recrutement potentiel des poissons dans la zone aval, afin d'avoir une idée de l'usage rapporté à la population. Par exemple si l'on compte une population estimée de 5000 barbeaux à l'aval (dans la zone de mobilité habituelle de cette espèce, quelques kilomètres) mais que quelques dizaines empruntent la passe chaque année, soit cette dernière n'est pas attractive ou efficace, soit elle ne correspond pas à un besoin essentiel de la population de barbeau, dont la mobilité est réduite. La seconde donnée d'intérêt, ce sont des pêches de contrôle dans la zone amont, tout au long des six ans de l'étude : trouve-t-on un gain significatif dans l'évolution et la structure des populations amont ? Ce n'est pas garanti en soi, le niveau d'occupation des niches et de compétition intra-ou interspécifique dans la zone colonisée permet d'accueillir plus ou mois de nouveaux individus, par exemple. La réponse de la population amont en richesse spécifique, biomasse, abondance individuelle et structure d'âge reste quand même le premier motif de construction d'une passe à poissons.
Dans l'absolu, des passes ou autres dispositifs de franchissement ouverts à toutes espèces sont préférables car elles restaurent la fonctionnalité perdue au droit de l'ouvrage pour le spectre le plus large du peuplement piscicole du cours d'eau. Mais l'aménagement de rivière ne se réalise jamais dans l'absolu, ni dans l'idéal du chercheur en hydrobiologie ! En général, moins une passe est sélective, plus elle est coûteuse : elle doit en effet garantir à toutes saisons une vitesse, une pente, une différence de hauteur (si bassins), une puissance spécifique et un tirant d'eau adaptés à des capacités de nage et de saut très variables des espèces, et des âges des individus dans chaque espèce. Donc, la conception sera plus complexe et le chantier plus important (pente faible, davantage d'emprise amont et aval du barrage) qu'une passe plus standardisée pour des migrateurs à fortes capacités de franchissement.
Or, il est aujourd'hui manifeste que le coût est un facteur limitant du déploiement des passes à poissons, notamment dans l'expérience française : ces coûts sont inabordables aux particuliers, posent problème aux petits exploitants (parfois plusieurs années de chiffres d'affaire donc non-envisageable économiquement), grèvent le budget des Agence de l'eau s'il faut engager un grand nombre de chantiers. Prenons l'exemple des départements de Côte d'Or et de l'Yonne. On compte environ 300 ouvrages en rivières classées liste 2 dans chaque département. Si l'on considère un coût moyen de 100 k€ par passe (ce qui est optimiste pour des passes toutes espèces), le total atteint les 60 millions d'euros. Cette somme est considérable pour deux départements : elle ne peut être engagée qu'après avoir garanti des gains écologiques substantiels pour les populations piscicoles concernées, pas simplement pour "tester" s'il passe plusieurs dizaines ou centaines d'individus par an dans chaque passe.
Au regard de forte contrainte financière pesant sur la restauration de franchissabilité par les passes à poissons, et dans l'hypothèse où l'on ne déploie pas des solutions standardisées à moindre coût (mais moindre efficacité), il ne paraît pas viable d'en généraliser l'exigence sur tous les ouvrages, au moins à court terme. Il faudrait donc faire des choix dictés par l'intérêt écologique : niveaux passé, actuel et potentiel de biodiversité du tronçon ; structures des populations présentes ; déficit des espèces-cibles d'intérêt patrimonial ; connectivité retrouvée avec des affluents de dimension assez importante à l'amont de l'ouvrage, etc. Au demeurant, ce travail détaillé aurait dû être réalisé avant le classement des rivières de 2012-2013, au lieu de masses d'eau entières sans réalisme sur le financement et le calendrier ni précision sur la dynamique piscicole. Une fois les rivières mieux modélisées, et donc certains sites priorisés pour leur poids en terme de connectivité sur des linéaires à biodiversité appauvrie, le choix de passes toutes espèces serait éventuellement plus avisé.
Référence : Benitez JP et al (2015), An overview of potamodromous fish upstream movements in medium-sized rivers, by means of fish passes monitoring, Aquat Ecol, 49, 481–497
Nous remercions les auteurs (JP Benitez) de nous avoir transmis une copie de leur travail. Une version courte du compte-rendu de leurs observations est disponible en libre accès dansla conférence Benitez et al 2014 (pdf, anglais).
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