30/09/2022

Comment le cycle des sédiments est totalement modifié à l'Anthropocène (Syvitski et al 2022)

 

A échelle globale, les activités humaines ont augmenté de 215% le flux des sédiments entrant dans les cours d'eau depuis 1950, en même temps qu'elles ont réduit de 49% les sédiments qui arrivent à la mer du fait notamment des extractions de matériaux et de la construction des grands barrages. Des chercheurs proposent aujourd'hui une synthèse de ces données en soulignant combien le cycle des sédiments de l'Anthropocène diffère en ampleur du cycle naturel pré-humain ou pré-industriel. Les grandeurs impliquées rappellent au passage combien les pinaillages des techniciens de rivières sur les minuscules quantités de limon stockées dans les ouvrages anciens de moulins ou étangs sont hors-sol. Il serait bon que les politiques publiques de l'écologie s'appuient sur les vrais ordres de grandeur et non sur des raisonnements déconnectés du schéma d'ensemble. Car à ne pas comprendre les causes et leur poids relatif, on ne maîtrisera pas les effets de nos actions. 


Evolution (mondiale) des flux sédimentaires à l'Anthopocène, art. cit. 

Le cycle sédimentaire est une caractéristique fondamentale du système terrestre : d'un côté il y a formation de montagnes, d'un autre l'érosion physique et chimique par les précipitations, le vivant, les courants, les vagues ou la glace, avec finalement la séquestration des sédiments qui repartent vers le fonds de l'océan. 

Les humains ont collectivement et considérablement modifié les stock et les flux sédimentaires :  gestion des terres cultivées et des pâturages, modification des sols par les bâtis, opérations minières, extraction de sable et de gravier pour les matériaux de construction, etc. Ces activités entraînent des taux d'érosion des sédiments très supérieurs à ceux des cycles naturels pré-humains. L'ingénierie hydraulique a aussi un rôle important: les barrages et leurs réservoirs stockent une fraction substantielle des flux de sédiments, la canalisation des rivières et les transferts entre bassins redirigent de grandes quantités d'eau et de sédiments. Par conséquent, le cycle naturel pré-humain des sédiments est actuellement très altéré, et il est en déséquilibre dynamique.

Jaia Syvitski et ses collègues viennent de publier une estimation du cycle sédimentaire à l'Anthropocène, en prenant comme date de référence 1950, période où l'action humaine s'est accélérée (notamment grâce à la massification de l'usage des énergie fossile dans des machines). Leur chiffrage, dont ils reconnaissent qu'il est une première approximation d'ordre de grandeur, donne une idée de l'ampleur des modifications à l'oeuvre à l'Anthropocène. Le flux massique de sédiments liés aux humains dépasse les 300 milliards de tonnes par an.

Voici les points-clés de leur travail.

"Points clés

• La production de sédiments (approvisionnement) provenant de l'érosion anthropique des sols, des activités de construction, de l'extraction minière, de l'extraction de granulats et de l'extraction de sable et de gravier des côtes et des rivières a augmenté d'environ 467 % entre 1950 et 2010.

• La consommation de sédiments dans l'Anthropocène, y compris la séquestration des réservoirs, le développement des autoroutes, la consommation de charbon et de béton, a augmenté d'environ 2 550 % entre 1950 et 2010.

• Le transport de sédiments de la terre vers l'océan côtier (via les rivières, le vent, l'érosion côtière et la perte de glace) a diminué de 23 % entre 1950 et 2010, tandis que le transport de particules fluviales, y compris le carbone organique, a diminué de 49 % sur la même période. ; les compensations comprennent l'augmentation de l'apport de sédiments par les icebergs et la fonte des glaces.

• S'il n'y avait pas eu séquestration des sédiments derrière les barrages, les rivières mondiales auraient augmenté leurs charges en particules de 212 % entre 1950 et 2010.

• Les impacts de l'anthropocène sur le milieu sédimentaire marin restent mal caractérisés mais, sur la base de la remise en suspension des sédiments des fonds marins issus du chalutage, du dragage et de la poldérisation, le transport anthropique semble avoir augmenté de 780 % entre 1950 et 2010.

• La charge sédimentaire anthropocène de la Terre (apport net de sédiments terre-mer et production de sédiments anthropiques) dépasse 300 milliards de tonnes (Gt) par an, un flux massique qui inclut une faible contribution (<6%) des processus naturels."

Concernant les barrages, les auteurs observent : 

"Les humains ont modifié par inadvertance l'un des plus grands «systèmes» de la Terre, le débit fluvial mondial, qui est essentiel au flux de sédiments continentaux. Aujourd'hui, du fait des retenues artificielles et des déviations, seuls 23 % des fleuves de plus de 1 000 km coulent sans interruption vers l'océan côtier (10,5 % en Europe, 18,7 % en Amérique du Nord)120. Au moins 3 700 grands barrages (≥15 m de hauteur de retenue verticale), qu'ils soient prévus ou en construction, réduiront le nombre de grandes rivières à écoulement libre restantes d'environ 21 % supplémentaires. Plus de 40% du débit fluvial est intercepté par de grands réservoirs. Les grands barrages sont la principale cause de séquestration des sédiments : sur les 58 519 grands barrages recensés, seuls 1,4 % ont été construits avant 1850 (capacité de 6,1 km3) alors que 10 % ont été construits entre 1850 et 1950 (capacité de 685 km3).
 
95,7 % de la capacité totale des réservoirs mondiaux (>15 000 km3) ont été construits après 1950. L'efficacité globale de piégeage des sédiments des réservoirs est passée de 5 % en 1950 à 30 % en 1985. Les grands barrages ont piégé environ 3 200 Gt de sédiments depuis 1950, dont environ 74 % auraient probablement atteint l'océan côtier. La charge particulaire fluviale « potentielle » combine alors les charges fluviales observées avec cette charge potentielle du réservoir, de sorte que la charge fluviale potentielle en 1950 était d'environ 17,8 Gt par an (et proche des taux de fond du Quaternaire) et 55,5 Gt par an en 2010. S'il n'y avait pas de barrages, les sédiments se déverseraient dans les deltas côtiers."

Discussion
On peut débattre du choix de fixer à 1950 la naissance de l'Anthropocène, car en réalité, la recherche scientifique montre que le cycle de l'eau et du sédiment est modifié depuis la sédentarisation néolithique (lire par exemple nos recensions de Brown et al 2018). Ce qui change au fil des générations, c'est d'une part le nombre total d'humains, d'autre part la capacité technologique à manipuler des quantités de matière. La période 1800-présent a montré une accélération de la démographie et de la technologie, donc des évolutions physiques, chimiques et biologiques induites par les humains. Mais en soi, ces évolutions ont commencé au paléolithique et ont connu une première accélération au néolithique, l'enjeu de sédentarité impliquant une croissance de la maîtrise locale des environnements des groupes humains.

La recherche de Syvitski et de ses collègues parle des grands barrages dans l'altération du flux sédimentaire, parce que ces ouvrages qui entravent tout le lit majeur sont conçus pour ne pas être surversés par l'eau, à la différence des petits ouvrages. Il en résulte qu'ils bloquent dans leur réservoir une fraction considérable de la charge solide (sable, gravier, pierres, blocs). L'effet est long à se déployer complètement : les rivières françaises continuent par exemple aujourd'hui de s'ajuster à la politique de construction des grands barrages entre 1850 et 1980, ainsi qu'aux barrages de correction torrentielle qui ont été conçus pour réduire les éboulements rocheux dans les régions montagneuses. Quant aux sédiments qui circulent dans les rivières, ils sont souvent issu de l'érosion de sols agricoles nus en hiver, du ravinement s'exerçant sur des surfaces artificialisées de bassin versants, de nombreux déchets des sociétés industrielles.

Prendre conscience de l'ampleur de ces phénomènes, c'est aussi prendre conscience du simplisme de certaines politiques de continuité écologique sédimentaire. On a vu depuis 15 ans des techniciens de rivières venir discuter avec gravité des niveaux d'envasement ou des déficits granulométriques sur quelques dizaines de mètres autour des moulins, étangs, plans d'eau, usines hydrauliques. Mais faire grand cas de cet épaisseur du trait, sur des systèmes à faible réservoir datant de plusieurs siècles et se réajustant vite à l'équilibre, cela n'a guère de sens par rapport à la réalité des grandeurs physiques impliquées dans le cycle de l'eau et des sédiments à l'Anthropocène. 

Enfin, ce travail aide aussi à comprendre pourquoi les politiques de "renaturation" relèvent souvent de l'imagerie de carte postale et du slogan technocratique : l'évolution des derniers siècles ne permet pas de laisser penser que l'on pourrait restaurer une nature antérieure par quelques interventions impressionnistes sur le paysage. Les changements des cycles des sédiments, de l'eau, du carbone, de l'azote, du phosphore, de la biomasse continentale et de bien d'autres sont profonds. 

Référence : Syvitski J et al (2022), Earth’s sediment cycle during the Anthropocene, Nature Reviews Earth & Environment, 3, 3, 179-196.

23/09/2022

Les rivières de contournement favorables aux insectes aquatiques (Nagel et al 2022)

 Les rivières de contournement à style naturel sont des options de plus en plus utilisées pour restaurer la continuité en long au droit des seuils et barrages. Une recherche vient de montrer que ces systèmes ne servent pas seulement à la montaison et dévalaison des poissons, mais ont aussi des effets positifs sur la diversité et la disponibilité des insectes aquatiques. Ce qui en fait une solution de premier choix quand le foncier est disponible. 



La restauration des rivières vise souvent le rétablissement des voies de migration longitudinales pour les poissons, ce qui peut être réalisé en supprimant complètement les barrières à la circulation. Mais compte tenu des autres usages des seuils et barrages, la connectivité est plus souvent rétablie par des installations de contournement. Ces systèmes sont très divers, tantôt des options techniques telles que des ascenseurs à poissons ou des passes à bassins en béton, tantôt des schémas de rivières de contournement dont la conception est proche d'un style naturel d'écoulement. 

Les solutions techniques ciblent surtout la fonction migratoire de poissons, alors que les options de contournement en style naturel ont des fonctions plus larges. Ces types de passes fournissent aussi des habitats importants pour le frai et l'alimentation. La réponse d'autres biotes à ces aménagements, en particulier les communautés d'insectes aquatiques, reste mal comprise.

Christoffer Nagel et ses collègues ont examiné le cas de la centrale de Gars sur l'Inn, une rivière alpine. Ce barrage a été équipé d'une rivière de contournement de 650 m, avec un débit dérivé de 900 litres par seconde (plan ci-dessus, extrait de Nagel et al 2022, art cit). 

Voici le résumé de leur étude :

"Le déclin de la biodiversité des eaux douces affecte tous les niveaux trophiques, incitant à des efforts de restauration. Si la restauration de l'habitat des poissons est bien étudiée, la restauration de l'habitat au profit d'autres taxons sensibles tels que les éphéméroptères, les plécoptères et les trichoptères (EPT) reste médiocre. Par conséquent, cette étude a examiné la fonction d'habitat d'un système de contournement de style naturel pour les taxons EPT dans une rivière alpine fortement modifiée, avec plusieurs poissons se nourrissant de la dérive d'insectes. Des échantillons de dérive distribués spatialement et temporellement ont été utilisés pour tester les hypothèses selon lesquelles le contournement (a) augmente la densité des individus dérivants par rapport au cours d'eau principal et (b) diversifie les assemblages de dérive par rapport à ce cours principal. 

La densité de dérive moyenne des taxons EPT était la plus faible dans le bras principal de la rivière près de l'entrée de la dérivation (38,24 ind./100m3) et augmentait significativement vers l'aval de la dérivation, près de l'exutoire (61,49 ind./100m3) . De plus, les assemblages de dérive ont considérablement changé du cours principal à la dérivation et le nombre de taxons EPT détectés a plus que doublé (cours principal : 16 genres ; dernier site dans la dérivation : 33 genres), indiquant que la dérivation peut fournir une source de macroinvertébrés au cours d'eau principal. Les schémas de dérive saisonnière et journalière étaient similaires à ceux observés dans les cours d'eau naturels, étayant la découverte selon laquelle les systèmes de contournement de type naturel peuvent présenter une communauté EPT similaire aux rivières naturelles. 

Cette étude s'aligne sur un nombre croissant de preuves sur la fonction d'habitat des systèmes de contournement de type naturel pour les taxons aquatiques et souligne l'importance de cette mesure de restauration, au-delà de l'aspect de la seule restauration de la connectivité de l'habitat."

Les auteurs précisent aussi en conclusion : "la nature contrôlable de ces systèmes permet un entretien régulier (par exemple, dotation de gravier ou relocalisation) en fonction des caractéristiques spécifiques au site et des besoins en habitat des taxons ciblés. Par conséquent, les décisions stratégiques concernant la restauration de la connectivité longitudinale des cours d'eau devraient favoriser les systèmes de contournement naturel aux passes à poissons aménagées chaque fois qu'il y a suffisamment d'espace pour leur mise en œuvre."

19/09/2022

Un dossier complet pour libérer le potentiel hydro-électrique des rivières

 

Un dossier complet pour libérer le potentiel hydro-électrique des rivières

Les députés et sénateurs examinent en octobre une loi sur l'accélération des énergies renouvelables, qui vise à dépasser les blocages et retards des chantiers. Le programme hydro-électrique français a été quasiment gelé depuis 20 ans, alors que des dizaines de milliers de seuils et barrages en place peuvent être équipés pour produire. Les syndicats de rivière, les agences de l'eau, les services préfectoraux, l'office de la biodiversité ne jouent pas leur rôle public d'incitateurs et d'aides à l'équipement hydro-électrique avec aménagements écologiques adaptés. Nombre de parlementaires informés de cette inertie, voire de cette entrave sur certains bassins, sont excédés par cette attitude contraire à ce que disent déjà les lois. Et surtout contraire à l'urgence de mobiliser chaque kWh face à l'aggravation des effets du changement climatique et à la dépendance de la France aux énergies fossiles. Nous vous demandons de diffuser ce dossier d'information pour que la loi rétablisse enfin les priorités d'intérêt général sur les rivières et oriente toute l'action publique dans la bonne direction.

Ce dossier doit être envoyé avec un mot d'accompagnement :

  • au député et au sénateur de votre circonscription, en priorité,
  • au syndicat de rivière et à l'agence de l'eau référente,
  • au service DDT-M en charge d'accompagner les projets,
  • aux élus locaux, en particulier ceux (nombreux) dont la collectivité dispose de sites de moulins ou plans d'eau équipables,
  • aux journalistes pour leur donner des faits et des chiffres sur les réalités hydrauliques, plutôt que certaines assertions fantaisistes trop souvent entendues.

La petite hydro-électricité bénéficie d'un soutien large et transpartisan à l'Assemblée nationale et au Sénat, nous espérons qu'il se concrétisera dans l'évolution des normes. Nos élus doivent comprendre que les propriétaires, les entreprises, les collectivités sont disposés à se mobiliser pour la transition énergétique, mais qu'ils ont besoin pour cela d'une action publique rapide, efficace, cohérente. Les instructions interminables menées par des services parfois hostiles à l'énergie et sans culture hydraulique, les procédures disproportionnées pour des ouvrages déjà autorisés ne créant pas de nouveaux impacts, les exigences écologiques légitimes dans certains cas mais dénuées d'aides financières à la réalisation et d'un coût dès lors inaccessible...  tout cela est devenu un frein massif à l'hydro-électricité, un facteur d'inertie et de démobilisation. Il faut lever ces blocages. C'est le rôle de la doctrine publique de l'eau telle que définie par la loi.

Merci par avance de votre mobilisation individuelle et collective. 

Télécharger le dossier en pdf

15/09/2022

Barrages, gestion des barrages et sécheresses: précision sur un communiqué de FNE

 

Dans un communiqué, France Nature Environnement prétend que les suppressions de barrages améliorent la situation en cas de sécheresse. Ce lobby copie-colle un argument selon lequel une étude espagnole aurait montré que les barrages aggravent les sécheresses. Nous détaillons ce que dit exactement cette étude, qui en réalité pointe la question non des barrages eux-mêmes, mais des règles de gestion et partage de l'eau des barrages entre l'amont et l'aval. La même étude signale que les rivières non régulées sont vulnérables à l'aggravation tendancielle des sécheresses, ce qui contredit les assertions de France Nature Environnement – mais confirme la triste expérience des riverains dont les cours d'eau ont été saccagés au nom de la "continuité écologique" et ont subi de plein fouet la gravité de la sécheresse. 



France Nature Environnement a produit un communiqué pour dire que les barrages et plans d'eau ne sont surtout pas une solution aux sécheresses. Et combien il est utile de les détruire sous le vocable flou de la "renaturation". Nous passerons ici sur l'assertion fantaisiste du lobby selon laquelle les riverains de Mayenne, cités dans le communiqué, ont vécu avec joie au bord des rivières où les ouvrages hydrauliques avaient été détruits : la presse régionale a au contraire multiplié pendant l'été les rapports sur les plaintes au bord de ces rivières sans eau lorsque les plans d'eau ont été détruits au nom de la "continuité écologique", alors que le problème a été moins aigu dans celles où ces ouvrages avaient été préservés (voir iciiciici, etc.).  Que des bureaucraties publiques manient une certaine langue de bois pour nier ou euphémiser les conséquences négatives de leurs actions, c'est un peu usuel. Qu'elles trouvent des citoyens complices dans cette négation de la réalité, c'est bien triste.

Ce communiqué comporte l'assertion suivante :
"À l’échelle plus large du bassin, il est également à noter que plusieurs études ont démontré que la présence de plusieurs barrages sur un même cours d’eau pouvait aggraver la sécheresse. En Espagne, pays fortement impacté cette année par les assecs, l’analyse a montré, au regard des sécheresses entre 1945 et 2005, que les épisodes les plus sévères et les plus longs avaient lieu sur les bassins les plus régulés par la présence de barrages."

Il importe de clarifier ce point, surtout que des experts très engagés dans la justification de la politique des agences de l'eau ont aussi fait des affirmations semblables et un peu rapides (voir ce lien). 

Cette assertion sans référence concerne le travail suivant : Lorenzo-Lacruz, J., Vicente-Serrano, S. M., González-Hidalgo, J. C., López-Moreno, J. I., & Cortesi, N. (2013). Hydrological drought response to meteorological drought in the Iberian Peninsula. Climate Research, 58(2), 117-131.

Notons que ce travail est avant tout une caractérisation de le réponse des sécheresses hydrologiques aux sécheresses météorologiques, pas une étude spécifique sur le rôle des barrages. Ceux-ci sont simplement mentionnés dans le cadre des rivières "régulées".

Voilà exactement ce que dit cette étude concernant la question des barrages et de la régulation de l'eau :
"Une tendance récente au développement de différentes approches pour évaluer les sécheresses fluviales se dessine, englobant l'étude des bassins fluviaux perturbés et régulés, qui correspondent à la plupart des grands bassins des pays en développement comme des pays développés. Par exemple, Timilsena et al. (2007) ont évalué des scénarios de sécheresse du bassin du fleuve Colorado (États-Unis), y compris des sous-bassins hydrologiques perturbés. Wu et al. (2008) ont suivi une approche similaire, en utilisant une approche par niveau de seuil et la théorie des parcours pour analyser les sécheresses d'écoulement dans le bassin du fleuve Missouri au Nebrasaka (États-Unis), malgré les nombreux barrages et réservoirs construits pour l'irrigation et d'autres utilisations à l'intérieur du bassin. Wen et al. (2011) ont également évalué les impacts de la régulation et du détournement des eaux sur la nature des sécheresses hydrologiques dans la rivière Murrumbidgee (Australie). Ainsi, inclure les rivières régulées dans l'évaluation des sécheresses hydrologiques devrait être une tâche obligatoire puisque la régulation et la gestion de l'eau peuvent renforcer les sécheresses d'écoulement en aval des barrages. Cela a été démontré dans différents bassins de la péninsule ibérique.
 
Par exemple, Lopez-Moreno et al. (2009) ont évalué les effets d'un grand barrage transfrontalier entre l'Espagne et le Portugal sur les sécheresses hydrologiques dans le bassin du Tage (péninsule ibérique ; IP), montrant comment la nature des sécheresses avait subi de graves changements en aval du barrage d'Alacantara. Ces changements sont associés à une augmentation de la durée et de l'ampleur des épisodes de sécheresse comme conséquence de la gestion du barrage, avec des implications pour la disponibilité des ressources en eau en aval affectant la partie portugaise du bassin. En amont du bassin du Tage, Lorenzo-Lacruz et al. (2010) ont également montré comment l'exploitation de barrages à des fins d'irrigation et de transfert d'eau a modifié le régime naturel de la rivière et augmenté la durée et l'ampleur des étiages en aval, avec des implications sur la disponibilité et la qualité de l'eau à moyen terme. cours de la rivière. Cela a été une grande source de conflits entre les écologistes, les organisations agricoles du bassin et les gestionnaires de l'eau. Ainsi, indépendamment de l'origine des sécheresses fluviales (climatique ou induite par la gestion de l'eau), elles provoquent des impacts négatifs et soulignent la nécessité d'analyser en profondeur les impacts de la gestion de l'eau sur les sécheresses hydrologiques. Les résultats des études citées ci-dessus sont encore plus intéressants que ceux centrés sur les bassins « naturels » puisque des recommandations opérationnelles de gestion de l'eau peuvent en découler. Toutes les études citées ont indiqué que la gestion de l'eau associée à l'exploitation des réservoirs est responsable de l'agrégation temporelle et de l'aggravation des sécheresses hydrologiques en aval des barrages.

Les objectifs de notre étude étaient centrés sur la caractérisation des sécheresses hydrologiques dans la Péninsule ibérique, indépendamment du niveau de régulation des cours d'eau, avec un périmètre limité à l'évaluation des changements observés dans la durée et l'ampleur des sécheresses fluviales. Cependant, étant donné que dans la réalité, les fleuves ibériques sont pour la plupart régulés et affectés par diverses activités humaines, l'inclusion de systèmes régulés est nécessaire pour englober la variabilité et les impacts induits par les barrages sur les changements dans les sécheresses de débit. Ainsi, l'analyse permet de définir des régions hydrologiques indépendantes avec des caractéristiques de sécheresse distinctes (il est à noter que les sécheresses les plus sévères et les plus durables ont été observées dans les bassins à haut degré de régulation)."

Notons d'abord que la corrélation entre niveau de sécheresse et niveau de régulation des rivières n'est pas surprenante, ni concluante en soi : c'est bien dans les zones tendues où l'eau manque le plus que l'on cherche des parades. Les parapluies sont aussi plus nombreux en zone pluvieuse, mais ils ne provoquent pas pour autant la pluie...

Surtout, le point des auteurs n'est pas que les barrages aggravent la sécheresse, mais que la mauvaise gestion de l'eau des barrages peut les aggraver, essentiellement à l'aval. Ce point, largement documenté et à l'origine de conflits nombreux d'usages, signifie que si l'eau est stockée et utilisée à l'excès en amont, notamment pour des usages d'agriculture intensive (ou de tourisme massif), elle peut manquer à l'aval. Mais c'est un problème de gestion du barrage (et des usages de l'eau), pas du barrage lui-même. Il existe aussi de nombreux autres cas où des conventions de gestion permettent le partage bénéfique de l'eau des réservoirs sur l'ensemble du bassin, y compris avec des soucis écologiques d'éviter les assecs complets de rivières (préservation du débit environnemental, zone refuge comme noté par l'étude de Beatty et al 2017). Plusieurs régions auraient d'ailleurs une chute brutale de leur fréquentation touristique si le débit estival des rivières n'était pas soutenu par les réservoirs amont. 

Au demeurant, le même travail souligne que les bassins non régulés par des barrages et réservoirs sont aussi vulnérables aux sécheresses:
"Dans les bassins non régulés, la durée et l'ampleur croissantes de la sécheresse affectent le maintien des débits écologiques et menacent le maintien des écosystèmes riverains et fluviaux. L'absence de réservoirs pour lisser les impacts de la sécheresse sur les débits natureks augmente la vulnérabilité de ces bassins à la survenue de sécheresses."
C'est donc un contensens de dire simplement que le travail de Lorenzo-Lacruz et al. conclut que les barrages aggravent la sécheresse : d'une part ce n'est pas l'objet spécifique de leur étude, comme ils le reconnaissent ; d'autre part c'est le problème de la gestion de ces barrages (de l'eau en général) qui est mentionné dans l'étude ; enfin l'absence de barrages crée aussi de la vulnérabilité. 

Un autre point à rappeler est que l'écologie consiste à tenir compte des contextes : les régions semi-arides (à pluviométrie structurellement déficitaire par rapport à l'évapotranspiration) n'ont pas les mêmes enjeux que les régions tempérées. Une recherche pionnière menée aux Etats-Unis, couplant modèles hydrologiques, modèles climatiques et modèles d’usage de sols montre que dans les zones tempérées et à condition d’éviter l’agriculture intensive la plus consommatrice d’eau estivale, les barrages vont jouer un rôle positif pour limiter les effets des sécheresses hydrologiques et agricoles liées au réchauffement climatique. Cela ne se vérifie cependant pas dans les zones les plus arides et celles qui ont une utilisation excessive de l’eau agricole d’été (voir recension de Wan et al 2018... qui avait déjà été déformée par FNE dans une autre de ses communications). Une telle simulation n’existe pas à échelle de l’Europe. 

Conclusion : qu'un lobby (et parfois aussi bien un chercheur, un expert) ait une préférence pour la nature sauvage quitte à créer des pénuries pour la société, c'est tout à fait entendable en démocratie. Chacun a ses opinions et préférences. Cela ne doit cependant pas mener à travestir le sens exact et le contenu complet des résultats scientifiques. Les exemples de rôle bénéfique des barrages dans la gestion des crues et sécheresses sont innombrables dans le monde, sans parler de leurs nombreux usages sociaux et économiques. Les exemples de conflits d'usages de l'eau ou de mauvaises gestions de barrages sont nombreux aussi. Il convient donc de travailler à réduire ces conflits et à améliorer cette gestion pour le bénéfice du plus grand nombre et de l'environnement. C'est la définition de l'intérêt général et d'une écologie pragmatique, nous semble-t-il. 

A retenir
  • Les barrages ne créent ou n'aggravent pas en eux-mêmes des sécheresses météorologiques ou hydrologiques
  • Une mauvaise gestion de l'eau des barrages peut aggraver des sécheresses hydrologiques, en particulier en aval
  • Des barrages ayant des règles de gestion de l'eau conformes aux enjeux d'intérêt général définis sur chaque bassin versant sont des outils d'atténuation des effets des sécheresses (comme des crues)
  • Des rivières sans outil de gestion sont vulnérables aux aléas climatiques et hydrologiques, qui vont s'aggraver avec le changement climatique
  • La réponse des bassins versants à l'usage des barrages et aux évolutions hydro-climatiques n'est pas la même en zone aride ou tempérée
  • Les barrages ne sont qu'une des options à mobiliser avec d'autres pour stocker l'eau dans tous les bassins versants, ce qui passe aussi par d'autres pratiques sur les sols, les zones humides, les cultures (points sur lesquels nous pouvons avoir des accords avec FNE)
  • Les lobbies de la destruction des barrages en place sont les lobbies de l'aggravation de la pénurie de l'eau et de l'énergie, à ce titre ne sauraient inspirer la norme publique

12/09/2022

Ensemble, dénonçons les casseurs d'ouvrages qui aggravent les pénuries d'eau et d'énergie

 

Entre la pénurie d'eau de l'été et la pénurie d'énergie de l'hiver, le ras-le-bol s'amplifie contre la politique de destruction des seuils et barrages sur les rivières françaises. D'autant que la loi a déjà condamné cette politique, mais certaines administrations font comme si la loi ne les concernait pas et continuent de mener une action dénuée de toute légitimité démocratique. Les fédérations de moulins, de riverains, d'étangs, de protection du patrimoine et Hydrauxois ont engagé une démarche commune : saisine du ministre en charge de l'administration eau & biodiversité pour qu'elle respecte les choix du législateur, saisine des parlementaires pour enquêter sur le bilan de la continuité écologique, saisine de la justice pour faire annuler les dispositions des SDAGE 2022-2027 qui persistent dans la gabegie, la destruction de la ressource en eau, la suppression du potentiel hydro-électrique, la disparition des écosystèmes liés aux ouvrages. Vous aussi qui nous lisez, particuliers, associations ou collectifs de terrain, diffusez ces éléments partout. 



Nous demandons à nos lecteurs de 
  • télécharger les pièces ci-dessous
  • les diffuser aux élus locaux, leur député, leur sénateur, avec un ajout personnel sur un cas local si besoin
  • les communiquer à la presse locale (ou nationale si contact), avec là encore des exemples précis si besoin
A télécharger

10/09/2022

Le Conseil national de transition écologique trompe les citoyens et préfère la pénurie

 

En France, tout le monde dit qu'il faut agir... mais chacun veut mettre des freins à l'action des voisins! Sans surprise, les lobbies hostiles à l'hydro-électricité et à l'exploitation des sources naturelles non fossiles d'énergie sont aussi hostiles au projet de loi d'accélération de l'énergie renouvelable. Le Conseil national de la transition écologique vient de publier un avis réservé sur ce projet de loi, comportant une assertion trompeuse pour les décideurs en ce qui regarde l'hydro-électricité. Nous montrons ici pourquoi cette assertion est fausse. La recherche constate bel et bien que les freins règlementaires sont devenus la première cause de moindre développement récent de l'hydro-électricité. Soit exactement le problème que veut trancher la loi. Les Français doivent prendre conscience de l'attitude délétère de ceux qui, disant "non" à tout, encouragent aujourd'hui et demain la pénurie alors même que les factures explosent, que des entreprises ferment, que le réchauffement climatique déchaîne les événements extrêmes, que la France est en retard sur la transition bas-carbone et que l'Europe est affaiblie par son manque d'indépendance énergétique.



Le Conseil national de la transition écologique vient d'émettre un avis sur le projet de loi d'accélération de l'énergie renouvelable, qui sera discuté à compter d'octobre au parlement.

Cet avis comporte cette assertion :
"le potentiel de développement en hydroélectricité est limité ; l’enjeu porte sur l’optimisation des grands ouvrages existants permettant le stockage et la production de pointe, dans le respect des objectifs de bon état et continuité des cours d’eau"
Cette assertion est fausse. Son origine est connue, elle n'est pas scientifique mais politique : il s'agit d'un élément de langage de groupes pêcheurs et/ou naturalistes militants qui ont bloqué par leur actions et dès les années 1980 le programme hydraulique de la France et de plusieurs pays européens, puis incité dans les années 2000 le législateur et l'administration à engager une politique scandaleuse et délétère de destruction des ouvrages hydrauliques. Certains de ces groupes font partie du CNTE, mais nous regrettons l'absence de vigilance des autres membres de ce conseil, qui laissent passer de telles manipulations sans exiger des preuves.

La recherche montre que le potentiel hydro-électrique français et européen n'est pas exploité complètement, et que la petite hydro-électricité l'est assez peu
En réalité, le potentiel de développement de la petite hydro-électricité a été étudié par deux publications scientifiques récentes, celles de Punys et al 2019 et celle de Quaranta et al 2022.

La première publication conclut que l'on peut relancer au moins 24878 sites hydro-életriques déjà présents en France, soit une production de l'ordre de 4 TWh pour ces seuls sites. Mais ce chiffre représente un tiers de la catégorie "seuils" et "barrages" du Référentiel français des obstacles à l'écoulement (une liste administrative de tous les ouvrages présents dans les rivières françaises). Punys et al observent que le régulations environnementales sont devenues la première cause de ralentissement de l'hydro-électricité : "Au cours des dix dernières années, le potentiel des nouvelles petites centrales hydro-électriques  a été considérablement affecté, la tendance à la baisse découlant de la législation environnementale qui protège des zones désignées, telles que Natura 2000, les zones affectées par la directive-cadre sur l'eau (DCE), etc.". Ce constat rend donc parfaitement légitime le souhait de la loi d'accélération de l'énergie renouvelable quant aux simplifications liées à ces contraintes règlementaires.

La seconde publication, utilisant une méthodologie différente, conclut que la seule petite hydro-électricité européenne (moins de 10 MW) a un potentiel de 79 à 1710 TWh. La fourchette extrêmement importante démontre que le principal critère est le choix politique, car le potentiel physique des rivières a encore une large possibilité d'exploitation. Les auteurs le disent explicitement : "Les contraintes environnementales affectent le potentiel hydroélectrique au fil de l’eau à grande échelle, de 79 TWh/an à 1 710 TWh/an. Cette grande variation indique que le potentiel de la petite hydroélectricité dépend strictement des objectifs de protection de l'environnement fixés dans l'autorisation des centrales". Là encore, le constat des chercheurs appuie le diagnostic fait par le gouvernement comme par de nombreux producteurs sur le terrain : ce sont les questions règlementaires qui créent l'essentiel des freins, en raison de normes contradictoires, complexes, pour beaucoup dénuées de réalisme énergétique et économique.

Le potentiel de développement de l'hydro-électicité totale incluant la grande hydraulique a été étudié par Gernaat et al 2019 avec un modèle à haute résolution incluant les autres usages de l'eau. A un coût maximum de 100 euros le MWh et en incluant les protections environnementales, le potentiel hydro-électrique européen restant à développer est de 240 TWh. Il augmente de 40% si l'on baisse les contraintes règlementaires environnementales. Les estimations du potentiel physique total sans limitation réglementaire ni économique sont rappelées dans cette publication : de 2200 TWh (Zhou et al 2015) à 4000 TWh (Pokhrel et al 2008) en Europe. Pour rappel, la puissance hydro-électrique aujourd'hui installée en Europe (225 GW) produit de l'ordre de 650 TWh par an, ce qui signifie qu'elle est très en deçà du potentiel physique total, et que la marge de progression reste importante. 

Ainsi, il est faux de dire que la France ne peut pas mobiliser davantage l'énergie de l'eau, non seulement parce que l'ensemble des seuils / barrages déjà construits reste très faiblement équipé (moins de 15% de taux d'équipement en roues, vis ou turbine des bâtis en place), mais aussi parce que de nouveaux sites peuvent être exploités.

Une posture qui date du contre-choc pétrolier et de la désindustrialisation française
L'élément de langage selon lequel le potentiel hydro-électrique est déjà totalement exploité a été développé dans le cadre du contre-choc pétrolier des années 1980 et 1990, à une époque où l'on se préoccupait beaucoup moins du climat et où l'énergie fossile était à très bas prix. C'est aussi à cette époque que l'on a cru à la désindustrialisation de la France et à la dématérialisation de l'économie, alors que nous mesurons aujourd'hui le manque de vision de ces discours. 

Il est impossible de produire de l'énergie à partir de sources naturelles et de renforcer la souveraineté industrielle de l'Europe sans accepter une certaine artificialisation des milieux. Que celle-ci se fasse avec de bonnes pratiques et moins d'impacts écologiques que dans les années 1960 est possible et souhaitable. Mais le refus maximaliste de tout impact est une posture irresponsable, et dénué de sens. Ses conséquences sont qu'à force de dire "non" à tout, nous continuons à consommer beaucoup trop de fossile, ce qui a bel et bien un "impact" majeur sur l'ensemble de la planète, qu'il s'agisse des écosystèmes ou des sociétés. 

Le Conseil national de la transition écologique a donc donné un avis trompeur au gouvernement, au parlement et aux citoyens. Nous allons en informer les parlementaires chargés de voter la loi, car cette manoeuvre indique parfaitement le problème que le législateur doit régler : un certain nombre de lobbies veulent aujourd'hui empêcher l'accélération de l'énergie renouvelable. 

Dans le cas des rivières, c'est même plus grave : ces lobbies ont réussi à convaincre les administrations de l'eau de détruire les ouvrages hydrauliques qui forment le potentiel énergétique, et qui assurent aussi des stockages d'eau face aux crues et sécheresses. L'engagement honteux et ruineux de la France dans cette voie doit cesser. Nous espérons que les parlementaires en auront pleinement conscience.  

Rappel de nos demandes
  • Arrêt immédiat de la destruction des ouvrages hydrauliques
  • Equipement énergétique prioritaire des sites déjà existants et ne créant pas d'impacts nouveaux
  • Révision des classements de continuité écologique pour définir les sites à enjeux réellement prioritaires (présence d'espèce migratrice menacée)
  • Prise en charge publique de tous les chantiers de continuité écologique
  • Suppression des procédures autres que déclaratives pour les sites d'ores et déjà autorisés à produire (fondés en titre et sur titre)
  • Simplification administrative des créations de sites
  • Accélération procédurale de la justice en cas de contentieux après concertation
A lire en complément

08/09/2022

Des chercheurs proposent de protéger et ré-investir le patrimoine des moulins à eau (Angelakis et al 2022)

 

Une équipe pluridisciplinaire de chercheurs grecs, allemands, espagnols et iraniens vient de publier dans la revue Water une très intéressante monographie sur l'histoire des moulins à eau et sur les opportunités de les restaurer dans une logique de développement durable de l'Europe. Les chercheurs appellent à protéger et ré-inventer cet héritage productif plutôt que le remettre en question et le détruire, comme l'interprétation maximaliste de certaines règlementations européennes a été tentée de le faire dans la décennie passée.



Les moulins à eau sont inventés au premier siècle avant notre ère, et la technologie connaît une diffusion rapide car elle permet de convertir une énergie naturelle en force mécanique dédiée à de nombreux usages différents – la mouture des céréales panifiables parmi bien d'autres. Andreas N. Angelakis et ses collègues viennent de publier une étude qui synthétise nos connaissances sur cette histoire, mais qui se penche aussi sur l'avenir des moulins à eau, à une époque où l'Europe envisage un développement durable fondé sur l'exploitation de ressources renouvelables.

Voici le résumé de leur travail :

"De nos jours, la réutilisation du patrimoine agricole/industriel bâti est une pratique courante dans le monde entier. Ces structures représentent d'excellents symboles du long passé agricole/industriel. Ces technologies agricoles/hydroélectriques servent également de monuments d'identités socioculturelles, en particulier dans les zones rurales et dans les petites exploitations. 

Un exemple d'une application réussie des technologies agricoles pour les petites exploitations est le moulin à eau. En exploitant l'énergie de l'eau, ils ont été utilisés pour la production traditionnelle de farine et d'autres produits (par exemple, l'huile d'olive) et les travaux nécessitant de l'énergie, avec un rôle majeur dans l'évolution du paysage traditionnel/culturel. Les moulins à eau ont été utilisés pour entraîner un processus mécanique de fraisage, de martelage, de laminage et font partie du patrimoine agricole, culturel et industriel. Pendant environ deux millénaires, la roue hydraulique du moulin vertical a constitué la première source d'énergie mécanique dans de nombreuses régions du monde. Les moulins à eau ont été le premier appareil à convertir les ressources naturelles d'énergie en énergie mécanique afin de faire fonctionner une certaine forme de machinerie. 

La préservation/gestion des moulins à eau est difficile en raison de leur abandon à long terme et du manque d'informations/de connaissances sur leur valeur. Les autres obstacles rencontrés lors de leur modernisation et/ou de leur préservation sont le manque d'incitations économiques suffisantes et des autorisations/législations complexes. 

La durabilité et la régénération des moulins à eau à travers les siècles sont passées en revue pour l'histoire et l'archéologie agricole/industrielle. L'histoire des moulins à eau à l'époque préhistorique et historique, y compris l'ancienne Perse / Iran, la Chine ancienne, l'Inde ancienne, le monde islamique, la Crète vénitienne, l'Europe médiévale, l'Amérique et enfin l'époque actuelle, est discutée. 

Le résultat de cet examen permet de comprendre l'importance de la conservation, de l'optimisation et du développement des moulins à eau. Il aidera à en savoir plus et à réaliser un développement durable/régénérateur pour les petites exploitations en ce qui concerne les crises de l'eau et de l'énergie, actuelles et futures."

Les auteurs soulignent dans la conclusion que dans toute l'Europe, la remise en question des moulins à eau au nom d'une approche naturaliste exigeant le retour à une rivière sans "obstacle" (continuité écologique, libre écoulement) a entraîné une vive réaction de leurs usagers et riverains. Cette image venue d'Allemagne (land de Hesse, 400 moulins menacés) rappelle que le cas n'est pas limité à la France. 

Protestation allemande contre des politiques hostiles aux ouvrages hydrauliques. ("l'hydroélectricité doit rester - stop à la politique environnementale unilatérale! - l'hydroélectricité a besoin d'un avenir en Hesse")

Discussion
Malgré leur rôle important dans l'évolution des bassins versants depuis 2 millénaires, les moulins à eau sont à bien des égards un objet orphelin d'étude scientifique sérieuse. Nous saluons donc ce regain d'intérêt des chercheurs et nous appelons à l'amplifier. 

Certains acteurs sociaux aiment bien se référer à "la science" pour appuyer leur position. Ils oublient cependant que "la science" ne se résume pas à une discipline (par exemple l'écologie de conservation, souvent mise en avant ces temps-ci), et qu'il existe de multiples manières d'envisager la rivière, ses héritages, ses usages. Il nous semble intenable que les bureaucraties publiques de l'Union européenne ou de ses Etats-membres persistent à travailler en silo, avec des expertises déconnectées les unes des autres, des propositions normatives issues de connaissances parcellaires et répondant à des aspirations sociales elles aussi fragmentées. 

L'échec de la politique de destruction des ouvrages hydrauliques reflète avant tout la sous-information des décideurs lorsqu'ils discutent de normes, avant cela le problème de financement équilibré et diversifié des recherches publiques. Une autre étude récente vient ainsi de montrer que les sciences sociales et humanités de l'eau sont incroyablement sous-représentées dans les travaux scientifiques (Wei et Wu 2022). Il n'est pas étonnant qu'une recherche trop biaisée sur ses objets et trop pauvre sur ses angles finisse par inspirer des politiques insatisfaisantes.


Les illustrations sont extraites de l'article, droits réservés.

30/08/2022

Aidez-nous à convaincre le parlement européen de protéger les ouvrages hydrauliques

 

Des experts militants et lobbies favorables à la destruction systématique des ouvrages hydrauliques ont poussé la direction environnement de la commission européenne à déposer un projet de règlementation appelant notamment au "libre écoulement" des rivières, par quoi il faut entendre en réalité la suppression des plans d'eau, retenues, étangs, lacs et canaux. C'est une folie en pleine crise de l'eau, de l'énergie et du climat, mais les parlementaires risquent de se laisser abuser par les bonnes intentions affichées du texte. Hydrauxois et la coordination Eaux & Rivières humaines passent à l'offensive cette semaine avec une campagne d'information des parlementaires et fonctionnaires européens sur les problèmes, échecs et contradictions de la continuité écologique, ainsi que la nécessaire reconnaissance des écosystèmes anthropiques de retenues et canaux. Mais nous avons besoin de votre aide pour cette campagne, qui dépasse les simples capacités de notre bénévolat!



Les riverains attachés aux ouvrages hydrauliques de moulins, forges, étangs, plans d'eau connaissent désormais la chanson : des bureaucraties lointaines prennent des décisions sans jamais les consulter, et quand ces décisions arrivent sur le terrain, c'est le malentendu et le conflit.

Cette dérive est en train de se reproduire en ce moment même. La commission européenne (DG de l'environnement) a déposé au parlement un projet de "restauration de la nature". Sous ce label anodin, et potentiellement populaire, se cache dans le cas particulier des cours d'eau l'idéologie de la destruction des ouvrages hydrauliques au nom du retour à la rivière sauvage. Les mêmes lobbies et experts militants que nous voyons à l'oeuvre en France agissent au niveau des administrations de l'Union européenne. A défaut de pouvoir convaincre les citoyens du bien-fondé de leurs vues sur le terrain, ils essaient d'imposer des normes surplombantes auprès des pouvoirs centraux. Et de fait, les règlementations européennes s'imposent aux droits nationaux.

Rappelons que la destruction des ouvrages hydrauliques a de nombreux effets pervers : perte de ressource en eau, disparition d'outils de régulation des crues et sécheresses, suppression de capacités hydro-électriques, bilan carbone déplorable, réduction de l'auto-épuration du cours d'eau, disparition d'écosystèmes anthropiques et de services écosystémiques, conflictualité sociale, négation du patrimoine historique, culturel, paysager et industriel.

Concernant les ouvrages ayant un réel impact sur des poissons migrateurs menacés, il existe des solutions ayant démontré une efficacité correcte : gestion de vannes, passes à poisson, rivière de contournement. Il est inutile et contre-productif de tout détruire pour aider les saumons ou les anguilles. 

Face à cette manoeuvre de coulisses, Hydrauxois et la coordination Eaux & Rivières humaines lancent une campagne d'information. Celle-ci a pour but d'expliquer aux parlementaires et fonctionnaires de l'Union européenne :
- les valeurs multiples y compris écologiques des ouvrages hydrauliques,
- les critiques nombreuses menées par des scientifiques contre la représentation d'une "nature" qui serait indépendante de l'humain voire opposée à lui,
- la nécessité de reconnaître les biodiversités et fonctionnalités attachées aux écosystèmes créés par les humains,
- le bilan très controversé de la "continuité écologique" en France, laboratoire de l'échec d'une écologie théorique hors-sol et non construite avec les riverains,
- la nécessité d'imposer la prime normative à la ressource en eau et en énergie en cas de conflit de norme avec des chantiers de restaurations de milieux, eu égard aux crises existentielles que nous affrontons.

Cette tâche appelle un chargé de campagne, étant donné le volume des envois, suivis et animations. Elle dépasse la capacité de notre bénévolat.

Nous vous demandons donc deux types de soutien :
- un don même modeste à Hydrauxois, qui sera financeur principal de l'opération (don par Paypal ci-contre ou par chèque à l'adresse de l'association),
- la communication de tout nom et adresse électronique de décideurs européens de votre connaissance que nous pourrions contacter.

Nos adversaires sont puissants et subventionnés. Mais nous sommes résolus. Nous ne laisserons plus les autres décider à notre place de l'avenir de nos cadres de vie et des enjeux de l'eau. Les ouvrages hydrauliques seront indispensables face aux défis du 21e siècle comme ils le sont depuis des millénaires pour les sociétés humaines : aidez-nous à en convaincre l'Europe ! 

Merci d'avance de votre aide et de la diffusion de ce message.

Premier texte envoyé aux décideurs européens (version FR/EN) : à télécharger (pdf) 



Prise de position sur la proposition européenne de « restauration de la nature » COM(2022) 304 final 

Canaux, moulins, étangs, lacs ne sont pas les ennemis mais les alliés de l’écologie
Un autre regard sur les ouvrages hydrauliques est nécessaire

L’Union européenne envisage une directive de restauration de la nature. Nous nous félicitons des avancées du Pacte vert dont ce projet de régulation est une partie. 

Ce projet de directive comporte notamment des aspects normatifs sur la gestion des ouvrages en rivière. Ces ouvrages sont de diverses natures : gué, seuil de moulin, digue d’étang, aménagements de patrimoine historique, barrages à usages nombreux (énergie, irrigation, eau potable, loisir). Le projet oppose à ces ouvrages l’idéal d’un « écoulement libre ». 

Le texte en l’état pose divers problèmes au regard des connaissances scientifiques et des expériences de gestion des ouvrages hydrauliques. Nous demandons aux parlementaires européens d’en prendre conscience et de faire évoluer les propositions de la Commission.

La nature et l’humain ne sont pas séparés
Le texte préparé par la direction générale de l’environnement de la Commission sépare et oppose d’un point de vue normatif la nature et la société. Tout ce qui est vu comme intervention humaine sur la nature est analysé comme un impact. L’état de référence de la nature est vu comme une nature sans humain, ce qui devient un objectif normatif. Ce point de vue a donné lieu à de nombreuses et croissantes critiques dans la littérature scientifique. Les milieux aquatiques européens sont façonnés de longue date par les activités humaines, de sorte que leur nature actuelle est « hybride », une co-construction naturelle et humaine (Lespez et al 2015, Verstraeten  et al 2017, Brown et al 2018). La notion d’un état de référence est de ce fait problématique, en particulier à l’heure où le changement climatique modifie ce qui était l’état historique antérieur, considéré comme référence naturelle des bassins versants (Bouleau et Pont 2015). L’ontologie naturaliste séparant nature et humain méconnaît la diversité des appropriations et interprétations de l’environnement (Linton et Krueger 2020, Lévêque 2020, Collard et al 2021).

A retenir : davantage que « restaurer la nature », il s’agit aujourd’hui d’améliorer la manière dont les humains et les non-humains co-existent dans des milieux en évolution permanente. La question que l'on doit se poser  est : "quelles natures voulons-nous?" selon des critères écologiques, sociaux, économiques, esthétiques et éthiques.

Les ouvrages en rivière créent aussi des écosystèmes
Un ouvrage hydraulique n’est pas réductible à un « impact » : il crée aussi un nouveau milieu. L’ouvrage est associé à des retenues, canaux, annexes aquatiques ou humides.  Ces milieux ont été appelés dans la littérature scientifique des nouveaux écosystèmes (Hobbs et al 2006, Backstrom et al 2018) ou des écosystèmes culturels anthropiques (Evans et Davies 2018). Il a été récemment suggéré que les petits ouvrages en rivières sont à interpréter comme des écotones, des milieux de transition à gradients environnementaux (Donati et al 2022). On a également souligné que les milieux créés par ces ouvrages (retenues, canaux, zones humides), au nombre de 500 000 pour un pays comme la France, sont aujourd’hui absents du cadre gestionnaire de la directive cadre européenne sur l’eau, souvent orphelins d’études et de gestion (Touchart et Bartout 2020). Dans certains cas, une rivière avec ouvrage entre dans un état écologique alternatif stable : elle ne dispose pas de son ancienne dynamique naturelle, mais réorganise les flux énergétiques, sédimentaires et les communautés biotiques dans une nouvelle configuration (Skalak et al 2017). Des milieux d’origine artificielle ont des effets bénéfiques sur certains aspects de la biodiversité aquatique, que ce soit des canaux (Guivier et al 2019), des réservoirs locaux (Fait et al 2020), des étangs (Wezel et al 2014), des biefs de moulin (Sousa et al 2019), des petits plans d’eau et autres milieux hydrauliques humains (Chester et Robson 2013, Davies et al 2008, Hill et al 2018, Bolpagni et al 2019, Vilenica 2020, Koschorreck 2020, Zamora-Marín et al. 2021).

A retenir : un ouvrage hydraulique n’est pas une pollution ou une disparition de milieux aquatiques et humides, il est créateur de tels milieux et héberge aussi de la biodiversité, parfois supérieure à celle du milieu antérieur. Le changement hydroclimatique accentue le rôle de refuge et ressource que peuvent avoir ces ouvrages, y compris pour une biodiversité terrestre environnante.

Les ouvrages en rivière rendent de nombreux services écosystémiques et sociaux
En analysant un ouvrage hydraulique en rivière comme étant uniquement un impact dont l’idéal serait la suppression, on méconnaît de nombreux travaux scientifiques ayant montré que ces ouvrages peuvent avoir des intérêts économiques et sociaux, mais aussi écologiques. Une recherche a montré que les petits plans d’eau  peuvent remplir jusqu’à 39 services écosystémiques (Janssen et al 2020). 
A titre d’exemples :
• Les ouvrages, même modestes, peuvent apporter une contribution significative à la transition énergétique bas carbone par l’équipement hydro-électrique (Punys et al 2019, Quaranta et el 2022)
• Les ouvrages contribuent à dépolluer les cours d’eau des intrants azote et phosphore (Passy 2012, Cisowska et Hutchins 2016), parfois des pesticides (Gaillard et al 2016, Four et al 2019)
• Les ouvrages et leurs annexes de types canaux, fossés, maintiennent une ligne d’eau en étiage, alimentent les nappes, retiennent l’eau d’hiver, alors que leur suppression a l’effet inverse, incise le lit, accélère l’écoulement (Aspe et al 2014, Maaß et Schüttrumpf 2019, Podgórski et Szatten 2020). Le barrage peut être aussi vu et géré à l’avenir comme refuge face au changement climatique (Beatty et al 2017).
• Les ouvrages sont insérés dans un patrimoine culturel, sociétal et historique qui est un mode de co-existence attentive aux milieux naturels (Lejon et al 2009, Sneddon et al 2017, Dabrowski et al 2022).
• La suppression des ouvrages dans les pays où elle a été fortement soutenue soulève des controverses sociales et produit parfois des résultats discutables (Barraud et Garmaine coord 2017, Bravard et Lévêque 2020).

A retenir : l’ensemble des bénéfices des ouvrages en rivières doivent être analysés avant intervention, avec près de 40 services écosystémiques potentiels pour la société. 

Des évolutions du droit sont nécessaires
A la lumière de ces travaux scientifiques qui confortent l’expérience de terrain des propriétaires, riverains et gestionnaires d’ouvrages hydrauliques, nous sollicitons que plusieurs points soient inscrits dans le projet de loi de restauration de la nature :
• La reconnaissance des écosystèmes anthropiques et culturels par le droit européen, avec nécessité de les étudier et les protéger eux aussi.
• L’obligation de procéder à une analyse complète et sincère des services écosystémiques, non limitée à la biodiversité endémique mais incluant toutes les dimensions socio-écologiques.
• La nécessité de mettre en regard les enjeux de biodiversité avec les enjeux de l’énergie, de l’eau et du climat, la lutte contre le changement climatique (prévention, adaptation) devant avoir priorité normative en cas de conflit de normes.
• L’urgence d’additionner et non opposer les solutions fondées sur la nature et les solutions fondées sur la culture / la technique pour garantir la gestion de l’eau comme ressource, alors que nous faisons face à des épisodes critiques de sécheresse ou de crue.

(Références scientifiques complètes dans le pdf)

28/08/2022

Les plans d'eau d'origine humaine appréciés par les libellules et demoiselles (Kolar et al 2021)

 

Une recherche menée en république tchèque sur des étangs piscicoles et plans d'eau de carrière montre que ceux-ci abritent près de la moitié de la diversité totale des odonates locales, y compris des espèces en liste rouge nationale. Les chercheurs rappellent que l'origine artificielle d'un milieu aquatique ne l'empêche pas de former un habitat et de contribuer à la gestion de la biodiversité. Ils appellent à préserver la mosaïque locale de ces plans d'eau, voire à l'enrichir de nouveaux sites. On attend toujours que le gestionnaire public de l'eau en France intègre les nombreux travaux de recherche qui attestent des services rendus par les plans d'eau, retenues et autres milieux aquatiques d'origine humaine. 



Lester sponsa femelle, photo par Charles J. Sharp CC BY-SA 4.0

Dans de nombreuses régions du monde, les habitats naturels ont été altérés par les activités humaines, avec déclins des communautés d'espèces locales, dont les insectes. Le milieu des eaux douces stagnantes est particulièrement vulnérable car ces habitats sont affectés par l’aménagement des terres, l’eutrophisation, la pollution agricole, industrielle et domestique, les changements climatiques et l’assèchement tendanciel, ainsi que la  propagation des espèces invasives. Mais les activités humaines créent également de nouveaux habitats qui peuvent fournir un filet de sécurité contre les perturbations en cours. 

Ces habitats artificiels pouvant compenser les tendances négatives pour les petites eaux stagnantes comprennent notamment les plans d'eau créés après l’exploitation minière et les étangs piscicoles, les seconds étant souvent plus anciens. "Certains de ces habitats artificiels peuvent accueillir diverses communautés et espèces rares, y compris, par exemple, des amphibiens ou les insectes terrestres et aquatiques. Les habitats artificiels peuvent également accueillir des communautés différentes par rapport aux sites naturels", rappellent Vojtech Kolar et ses collègues.

Ces chercheurs tchèques ont analysé des plans d'au d'origine humaine à différents stades de leur développement, depuis des étangs anciens jusqu'à des plans d'eau de carrière créés plus récemment. Voici la synthèse de leur résultat : 

"Les habitats d'eau douce créés par l'homme constituent une partie importante du paysage européen, en particulier dans les zones où les habitats naturels sont pour la plupart absents ou dégradés. Pour évaluer le rôle des différentes eaux stagnantes artificielles dans les paysages anthropiques, nous avons étudié les communautés d'odonates adultes dans un groupe de 20 plans d'eau, y compris des étangs piscicoles et des plans d'eau de carrière aux stades de succession précoce et en cours. 

Nous avons trouvé 35 espèces d'odonates (c'est-à-dire 47% de la faune de la République tchèque), mais leur présence différait significativement entre les trois types d'habitats. La plus grande diversité d'espèces, due principalement à la présence de généralistes, a été trouvée dans les étangs piscicoles. Les plans d'eau de carrière à un stade précoce de succession abritaient les communautés les moins diversifiées dominées par des espèces pionnières et vagabondes. Les espèces spécialisées sont présentes dans les deux types d'habitat de carrière, en particulier ceux qui sont en phase de succession continue, plus que dans les étangs piscicoles. Bien que l'indice biotique de la libellule ne diffère pas entre les trois types de localités, les quatre espèces de la liste rouge nationale enregistrées au cours de l'étude ne sont présentes que dans les carrière. Les principaux facteurs environnementaux des communautés locales d'odonates comprenaient la couverture du rivage par la végétation émergente, la profondeur de l'eau et le substrat du fond ; ces deux dernières caractéristiques correspondaient largement à la distinction entre plans d'eau de carrière et étangs piscicoles. 

Nous concluons que les plans d'eau de carrière et les étangs piscicoles jouent un rôle important dans le maintien de la biodiversité d'eau douce qui nécessite une mosaïque d'habitats à différents stades de succession."

Les chercheurs concluent : "Nos résultats mettent en évidence le potentiel des habitats artificiels tels que les plans d'eau de carrière et les étangs piscicoles pour soutenir diverses communautés de libellules et de  demoiselles, et assurer une valeur biotique  élevée  à l’échelle locale. Nous montrons que diverses  communautés d’odonates ont besoin d’une mosaïque d’habitats allant d’étangs peu profonds, éventuellement temporaires, à des plans d'eau permanents avec des eaux plus profondes, avec différents types de substrats, allant de plans d’eau complètement ouverts sans végétation à des étangs envahis par une végétation riveraine hétérogène. Comme chacun de ces types de masse d'eau peut abriter une communauté différente, il est important de créer de nouveaux plans d'eau et de restaurer certains anciens pour accroître la biodiversité locale et maximiser le potentiel de conservation de ces habitats d’eau douce".

Discussion
La recherche en écologie montre que des habitats aquatiques et humides d'origine humaine ont eux aussi une capacité à héberger de la biodiversité et à pallier l'altération de milieux d'eau douce par certaines activités à effets très négatifs sur le vivant. Ce constat répété dans de nombreuses études sur ces milieux artificiels est très éloigné des obsessions qui animent la politique des rivières en France, comme la prime à la destruction des habitats de retenues, plans d'eau, étangs ou lacs. Il est nécessaire que les gestionnaires publics intègrent ces connaissances et développent une vision plus positive sur les plans d'eau, par des conseils de bonne gestion aux propriétaires assorti d'un travail prioritaire sur les excès de pollutions et de prélèvements de l'eau.

Référence : Kolar V et al (2021), The influence of successional stage on local odonate communities in man-made standing waters, Ecological Engineering, 173, 106440 

23/08/2022

Saisine des ministres de l'écologie et de l'énergie sur la politique française des ouvrages hydrauliques

 La coordination Eaux & Rivières humaines (CNERH) saisit les ministres de la transition écologique et de la transition énergétique sur la question des ouvrages hydrauliques. Alors que le pays affronte une crise de l'eau et de l'énergie, diverses administrations placées sous la tutelle de Mme Pannier-Runacher et de M. Béchu continuent d'encourager la destruction des seuils et barrages, l'assèchement des plans d'eaux et canaux, mais aussi de décourager les porteurs de projets hydro-électriques par des demandes dénuées de tout réalisme. Cette grave dérive de nombreux services "eau et biodiversité" de l'Etat et d'établissements publics est d'autant moins tolérable qu'elle est contraire aux lois et jurisprudences, créant dans ce domaine des ouvrages hydrauliques une dégradation de la confiance citoyenne dans la parole publique. 





Madame la ministre,
Monsieur le ministre,

Notre coordination rassemble des acteurs des territoires (associations, syndicats, collectifs, entreprises) impliqués dans l’animation, la valorisation et la gestion des ouvrages hydrauliques et des écosystèmes anthropiques : petits barrages, seuils en rivière créant des étangs, plans d’eau, canaux et zones humides pour divers usages de l’eau comme la petite hydro-électricité, l’irrigation, la pêche, le tourisme mais aussi les réserves incendies et l’adaptation au changement climatique. 

Malgré son importance dans la vie des territoires depuis des siècles et aujourd’hui encore – il y a par exemple au moins 50 000 moulins à eau et 200 000 étangs –, ce monde de la « petite hydraulique » ne dispose d’aucune représentation permanente au comité national de l’eau ni aux comités de bassins des agences de l’eau. Et les commissions locales de l’eau n’intègrent que très imparfaitement les acteurs territoriaux. Aussi nous nous adressons à vous directement, puisque les instances publiques de concertation et de délibération manquent à leur devoir de représentativité. 

Pour dire l’essentiel en peu de mots : malgré la crise de l’eau et la crise de l’énergie que traverse notre pays, malgré l’évolution des lois et des jurisprudences ces trois dernières années, nous constatons toujours une inertie voire une action à contre-emploi des administrations en charge de l’eau, de la biodiversité et de l’énergie placées sous vos tutelles. Ces administrations incitent partout à détruire les ouvrages qui stockent l’eau et peuvent contribuer à la transition bas-carbone, sont réticentes à aider les propriétaires dans la bonne gestion écologique et hydrologique de ces ouvrages, ralentissent l’équipement énergétique par des instructions hostiles, exigent des procédures et travaux de continuité écologique inaccessibles à l’immense majorité des propriétaires faute de financement public proportionné.

Ce problème s’est cristallisé ces dernières années autour du sujet de la « continuité écologique » : les administrations concernées (DDT-M, OFB, agences de l’eau) ont déployé depuis 2012-2013 un discours de « diabolisation » des ouvrages hydrauliques, en appelant à les détruire et à assécher leurs milieux. Au lieu d’équiper des ouvrages en circulation des poissons et sédiments tout en conservant des plans d’eau et biefs face aux sécheresses comme aux inondations – des dizaines de milliards de m3 d’eau renouvelable repartent à la mer chaque année –, on a poussé à détruire. Sur certaines rivières de l’Ouest, du Nord et du Centre de la France, tous les moulins et étangs de bassins ont été rasés. Le résultat est évidemment catastrophique dans les années sèches comme celle que nous subissons. 

Au-delà du cas particulier de continuité écologique, il existe un problème plus profond de philosophie de l’action publique de  l’eau dans ce domaine des ouvrages hydrauliques. 

En effet, alors que dans tous les autres domaines économiques et sociaux on cherche une écologie constructive et adaptative par évolution des pratiques et des équipements, les moulins, les étangs, les plans d’eau se voient opposé un véritable déni de reconnaissance de la part de représentants de l’Etat et d’établissements publics. Les administrations en charge de leur instruction estiment le plus souvent que ces ouvrages ne devraient pas exister. Loin de vouloir valoriser leurs atouts en période de transition énergétique, climatique, hydrique et écologique, ces administrations veulent soit détruire les ouvrages pour créer une « rivière libre et sauvage » ou une « renaturation », soit rester dans une indifférence hostile à leur encontre tout en essayant d’imposer des procédures et des travaux dénués de toute faisabilité et acceptabilité. Il est impossible de construire ensemble un avenir de nos bassins versants tant que de tels préjugés prévaudront dans l’instruction des ouvrages hydrauliques. Au demeurant, nos membres vont encore requérir en justice l’annulation des 6 SDAGE venant d’être adoptés, outre d’autres contentieux ouverts et en cours d’instruction.

L’attitude des administrations en charge des ouvrages hydrauliques est d’autant plus inaudible pour les usagers et riverains qu’elle ne correspond pas du tout à l’évolution des lois et de la jurisprudence. 

En effet, pour ce qui regarde les lois :
  • La loi sur l’eau de 2006 sur la continuité écologique demande des ouvrages gérés, équipés, entretenus (et non détruits) ainsi qu’une indemnisation des travaux lorsqu’ils deviennent une charge exorbitante pour un particulier, un petite exploitant ou une petite collectivité,
  • La loi montagne de 2016 a précisé que la continuité écologique ne doit pas faire obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique comme part de l’identité culturelle et paysagère des territoires,
  • La loi énergie et climat de 2019 a posé que le petite hydro-électricité devait être mobilisée face à l’urgence climatique et écologique,
  • La loi climat et résilience de 2021 a interdit la destruction de l’usage actuel et potentiel des ouvrages dans la mise en œuvre de la continuité écologique.
Et concerne la jurisprudence :
  • Le conseil d’Etat a annulé en 2021 la définition ministérielle de l’obstacle à l‘écoulement (décret de 2019), confirmant sa jurisprudence antérieure selon laquelle un ouvrage peut être compatible avec la continuité écologique et n’a pas à être détruit ou interdit au nom de ce motif,
  • Le conseil constitutionnel a souligné en 2022 lors d’une QPC que le patrimoine hydraulique et l’hydro-électricité sont d’intérêt général ainsi que conformes à la charte de l’environnement.
Madame la ministre,
Monsieur le ministre,

Sur cette question des ouvrages hydrauliques et de leurs milieux en eau, la cohérence de la parole publique et la confiance des citoyens ont hélas régressé. Plus gravement, les citoyens observent chaque jour des choix publics contraires à la protection de la ressource en eau, à la transition énergétique, à la préservation de milieux aquatiques et humides.

Pour sortir de cette impasse, nous sollicitions de votre bienveillance et de votre lucidité une circulaire de mise en application de lois et jurisprudences par les services administratifs eau et biodiversité, incluant notamment :
  • L’arrêt immédiat des destructions des ouvrages, l’interdiction des chantiers remettant en cause le stockage local d’eau douce en surface, aquifère, nappe.
  • La nécessité pour les agences de l’eau, syndicats et régions de financer (au même taux que les destructions jadis) des aménagements au titre de la continuité écologique : vannes, rampes rustiques, passes à poissons, rivières de contournement.
  • Le co-financement public-privé de plans d’eau et zones humides alimentés par l’eau gravitaire excédentaire au lieu de bassines énergivores alimentées par pompage de nappes phréatiques,
  • L’incitation forte à équiper toutes les chutes exploitables en production électrique bas-carbone. 
  • La simplification et accélération des procédures d’instruction des dossiers « aménagements » au lieu de dissuader les porteurs de projets, comme cela se fait depuis quinze ans.
  • La reconnaissance par les services administratifs des écosystèmes anthropiques d’ouvrages hydrauliques comme solutions fondées sur l’usage équilibré et durable de la nature.
  • L’intégration permanente de la petite hydraulique au comité national de l’eau, aux comités de bassin et aux commissions locales de l’eau.
Nous sommes bien entendu à votre entière disposition pour évoquer ces sujets dans le détail et chercher des solutions constructives pour l’avenir de nos ouvrages hydrauliques au service des territoires et de la transition.