27/02/2021

La biodiversité des poissons d'eau douce à l'Anthropocène (Su et al 2021)

 

Les cours d’eau abritent une riche biodiversité en poissons, avec près de 18 000 espèces recensées, soit un quart des vertébrés. Une équipe de scientifiques menée par des laboratoires français a développé un nouvel indicateur de biodiversité prenant en compte le nombre d’espèces (diversité taxonomique), le nombre de fonctions (diversité fonctionnelle) et les liens de parenté entre espèces (diversité phylogénétique). Dans un article de la revue Science, ils montrent que plus de 50 % des 2 456 cours d’eau analysés ont eu leurs faunes de poissons fortement modifiées par les activités humaines. L'Europe est la première concernée par cette tendance déjà ancienne. Environ 14 % de cours d’eau étudiés restent peu impactés et ils n’abritent que 22 % des espèces de poissons d’eau douce du globe. Certains résultats de cette étude vont à l'encontre d'idées reçues en montrant que les diversités spécifique, fonctionnelle ou phylogénétique se sont plutôt accrues localement dans une majorité de rivières, du fait des introductions d'espèces, alors que les différences entre bassins ont décru. La biodiversité évolue et, à l'Anthropocène, le facteur humain en est désormais un agent incontournable. Ces travaux ont des conséquences sur les choix en restauration écologique, car l'idée de "restaurer" un état antérieur du vivant aquatique paraît de plus en plus naïve ou impraticable.


Plus une zone tend vers le rouge foncé, plus sa biodiversité de poisson a été modifiée. Extrait de Su et al 2021, art cit

Une équipe de scientifiques menée par Sébastien Brosse, professeur à l’université Toulouse III – Paul Sabatier, laboratoire Évolution et diversité biologique (CNRS/Université Toulouse III - Paul Sabatier/IRD), a développé un nouvel indicateur de biodiversité prenant en compte ses différentes dimensions et l'a appliqué à l'analyse globale de l'évolution des poissons d'eau douce. Leur résultat vient d'être publié dans la revue Science

Les rivières et les lacs couvrent moins de 1% de la surface de la Terre mais ils représentent une biodiversité importante, dont près de 18 000 espèces de poissons. Ces poissons d'eau douce jouent des rôles dans le fonctionnement des écosystèmes par la production de biomasse, la régulation des réseaux trophiques et la contribution aux cycles des nutriments. Ils participent aussi au bien-être humain en tant que ressources alimentaires et à travers des activités récréatives ou culturelles.

Depuis des siècles, parfois des millénaires, les populations humaines ont affecté la biodiversité des poissons de diverses manières : l'extraction par la pêche, l'introduction d'espèces non indigènes, le changement des régimes d'écoulement par fragmentation (barrage), la pollution des sols et des eaux, la modification du climat et des habitats. "Ces impacts anthropiques directs et indirects ont conduit à une modification de la composition des espèces locales, soulignent les chercheurs. Cependant, la biodiversité ne se limite pas aux composantes purement taxonomiques, mais comprend également les diversités fonctionnelles et phylogénétiques."

Les chercheurs ont mis au point un indice de changement cumulatif des dimensions de la biodiversité. Ce schéma résume le calcul :
Extrait de Su et al 2021, art cit.

Il y a 3 indices de richesse au sein d'un bassin (local) et 3 indice de dissimilarité entre les bassins (régional), sous l'angle taxonomique (nombre d'espèces), fonctionnel (nombre de fonctions des espèces) et phylogénétique (nombre de lignages différents). Plus la valeur de l'indice est élevée, plus on observe de différences entre l'état historique et l'état actuel de la biodiversité des poissons.

Ces cartes montrent les calculs de l'indice sur la Terre, en entrant dans le détail des composantes. 
Extrait de Su et al 2021, art cit.

Les chercheurs soulignent : "À l'exception de quelques rivières dans la partie nord des royaumes paléarctique et néarctique, la biodiversité des poissons n'a pas diminué dans la plupart des rivières. Cela diffère nettement des résultats récents documentant le déclin des ressources vivantes en eau douce à l'échelle locale (c.-à-d.> 1 à 10 km de tronçon fluvial) dans certains de ces bassins fluviaux. Fait intéressant, nous rapportons une tendance inverse chez les poissons d'eau douce pour la richesse taxonomique, fonctionnelle et phylogénétique locale dans plus de la moitié des rivières du monde. Cette augmentation de la diversité locale s'explique principalement par les introductions humaines d'espèces qui compensent voire dépassent les extinctions dans la plupart des rivières. Parmi les 10 682 espèces de poissons considérées, 170 espèces de poissons ont disparu dans un bassin fluvial, mais ce nombre pourrait être sous-estimé en raison du délai entre l'extinction effective et les rapports d'extinction publiés. En outre, 23% des espèces de poissons d'eau douce sont actuellement considérées comme menacées, et certaines d'entre elles pourraient disparaître dans un proche avenir."

Si la richesse locale de biodiversité augmente, le phénomène est contraire pour la diverité réginale, qui tend à devenir uniforme : "Outre l'augmentation globale de la richesse des assemblages de poissons dans les bassins fluviaux, l'homogénéisation biotique - une tendance générale à la baisse de la dissimilarité biologique entre les bassins fluviaux - semble omniprésente dans tous les fleuves du monde. La dissimilarité fonctionnelle était la facette la plus touchée, avec une diminution dans 84,6% des rivières, alors que la dissimilarité taxonomique et la dissimilarité phylogénique ont diminué dans seulement 58% et 35% des rivières, respectivement. L'écart entre l'évolution de la diversité fonctionnelle et les modifications de la diversité taxonomique et phylogénétique provient principalement de l'origine non indigène des espèces introduites dans les rivières. Les espèces transférées d'une rivière vers des bassins voisins favorisent des pertes de dissemblance car elles sont déjà indigènes dans de nombreuses rivières de la même écozone, et sont souvent fonctionnellement et phylogénétiquement proche d'autres espèces locales. En revanche, les espèces exotiques (c'est-à-dire provenant d'autres écozones) sont moins fréquemment introduites, et leur histoire évolutive divergente avec les espèces indigènes a conduit à une dissemblance phylogénétique accrue de leurs rivières receveuses."

Discssion
L'article de Guohuan Su et de ses collègues est intéressant à plusieurs titres.

D'abord, il rappelle qu'il existe de nombreuses manières de mesurer la biodiversité. La plus commune consiste à s'interroger sur le nombre total d'espèces. Mais elle n'est pas la seule car cette richesse spécifique ne dit pas si les espèces accomplissent ou non les mêmes fonctions dans les milieux, ni si les assemblages d'espèces offrent une diversité génétique permettant au vivant de résister plus facilement à des pressions de sélection dans l'évolution.

Ensuite, cette étude montre que l'Anthropocène est une réalité : partout où il y a eu expansion démographique des humains et développement économique moderne, les milieux ont déjà considérablement évolué. Au demeurant, on le voit dans une des figures de l'article, où les corrélats des évolutions les plus marquées de la biodiversité sont montrés. Voici l'extrait pour la zone paléarctique (Eurasie, où se situe donc la France):


Le premier corrélat en vert est l'indicateur FPT qui signifie empreinte humaine à travers l'économie et l'industrialisation. Le suivant est la taille des bassins (RBA en hachuré gris) et ensuite la fragmentation par barrage (DOF en bleu). 

Enfin, l'évolution de la biodiversité des poissons d'eau douce est plus complexe que le schéma d'effondrement souvent entendu dans les médias. Dans les zones peuplées et développées comme l'Europe et l'Asie, la richesse taxonomique, fonctionnelle ou phylogénétique a localement augmenté plus que diminué dans un plus grand nombre de bassins. Cela tient notamment à l'introduction de nouvelles espèces, parfois dans des nouveaux milieux où ces espèces sont adaptées. En revanche, dans la même zone, la dissimilarité taxonomique et fonctionnelle entre les bassins a baissé : ils sont plus riches en leur sein mais aussi plus uniformes entre eux. Le schéma est plus variable selon les régions pour la dissimilarité phylogénétique. On notera que c'est une étude "à grande maille" : l'analyse détaillée de tous les habitats d'un bassin peut éventuellement révéler des diversités locales échappant aux synthèses, avec par exemple des espèces endémiques rares, mais non éteintes. Cela dépend également de la qualité d'échantillonnage des poissons. Le remplacement de la pêche électrique de contrôle par l'ADN environnemental circulant dans l'eau (plus puissant en détection) pourra peut-être amené des évolutions des données, et donc des modèles. 

Pour conclure, il est manifeste que la biodiversité évolue rapidement avec l'activité humaine. Parfois en "négatif", comme les extinctions locales ou globales d'une espèce, parfois en "positif" comme l'ajout d'espèces à des milieux, voire la spéciation à partir d'un lignage séparé qui divergera de la population mère au fil des générations. Le schéma de l'écologie a longtemps été qu'il existe une nature stable, à l'équilibre. Eventuellement que l'on pourrait revenir facilement à l'équilibre antérieur si une action humaine l'a changé. Mais nous découvrons que la nature est en équilibre dynamique plutôt instable, et que l'humain fait pleinement partie de l'équation, induisant des transformations massives et rapides. Il paraît donc nécessaire d'adopter d'autres représentations de la nature, et de se poser d'autres questions sur les natures que nous voulons pour demain : nature comme naturalité (respect d'un écosystème peu modifié), nature comme fonctionnalité (respect des conditions de reproduction et évolution du vivant), nature comme service écosystémique (respect des besoins humains en lien à la nature), nature comme construction sociale (reconfiguration de la nature selon des choix collectifs). Ces options sont davantage philosophiques ou politiques que scientifiques. Elles ne sont pas en soi exclusives les unes des autres, et une seule d'entre elles n'a probablement pas vocation à s'appliquer uniformément à l'ensemble des milieux aquatiques et humides.

Référence : Su et al (2021), Human impacts on global freshwater fish biodiversity, Science, 371, 835–838

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