La thèse de Ludovic Drapier compare les démantèlements d'ouvrages hydrauliques sur différents terrains situés en Normandie (Sélune dans la Manche, Orne) et sur la côte Est des États-Unis (Mousam dans le Maine, Musconetcong dans le New Jersey, Wood-Pawcatuck dans le Rhode Island). Ses analyses très intéressantes confirment des traits que nous avions relevés empiriquement dans la politique française de continuité écologique, ici mise en contraste avec les choix nord-américains : rapport fréquent de contrainte règlementaire sur des propriétaires isolés et peu de projets inclusifs à échelle des tronçons ou bassins, centrage sur l'écologie au sens naturaliste et indifférence relative aux attentes sociales, place prépondérante des usagers pêcheurs dans les choix sur la rivière. Il y a tous les ingrédients pour expliquer le déraillement d'une réforme qui a été conçue dans des cercles trop restreints du pouvoir administratif et de ses clientèles, puis a voulu s'imposer uniformément à des propriétaires et riverains ayant des visions bien plus diverses de leurs rivières, leurs patrimoines et leurs usages.
Paysages de rivière aménagée, l'Orne, extrait de Drapier 2019, thèse citée.
"— Comment la connaissance sur l’eau est-elle construite? Ce questionnement mène à une réflexion sur les rapports de pouvoir qui fondent les définitions de l’eau et la manière dont cette connaissance varie dans l’espace et dans le temps (cf. Linton (2010), Bouleau (2014) ou Fernandez (2014)) ;
— Comment l’eau internalise-t-elle les relations sociales, de pouvoir et la technologie ? L’objectif est de centrer l’attention sur les structures de pouvoir, les relations sociales et la manière dont ces éléments participent à la (re)production d’une certaine instance de l’eau."
Les sciences humaines et sociales de l'eau (géographie, political ecology) mobilisées dans l'approche de cette thèse s'intéressent notamment aux discours de légitimation des acteurs, qui avancent certaines informations, certaines expertises, certaines visions et certains ressentis pour bâtir des "modèles de rivière".
Exemple de "modèles de rivière" mis en évidence par l'étude, extrait de Drapier 2019, thèse citée. Cliquer pour agrandir.
Des acteurs publics omniprésents, les pêcheurs en usagers privilégiés
"Le premier constat que l’on peut tirer est l’omniprésence des acteurs publics dans les projets, et ce dans les deux pays. Si cette représentation importante est cohérente en France au vue de l’instauration de la restauration de la continuité au cœur de la politique de gestion de l’eau, elle peut apparaître comme plus surprenante aux États-Unis. Pourtant, l’absence de législation contraignante sur ce sujet ne prévient pas la suppression d’un grand nombre d’ouvrages par des institutions publiques. Ces dernières s’appuient sur une grande diversité de textes réglementaires et de grandes orientations afin d’intervenir sur ces aspects.
Le deuxième point à souligner est la prépondérance de ce que nous avons qualifié de «monde de la pêche». En effet, dans les deux pays, les groupes en charge des pêcheurs ou de la ressource en poissons, occupent une place majeure dans les projets. En particulier, le poids de ces acteurs révèle les poissons migrateurs en tant qu’acteurs eux mêmes. Par leurs conditions biologiques de migrateurs, ils contraignent dans une certaine mesure leurs gestionnaires à développer des stratégies de restauration de leur habitats.
Enfin, si les acteurs publics jouent un rôle majeur, les États-Unis se démarquent par le rôle des associations du point de vue opérationnel, stratégique et politique. Elles mènent des actions de communication autour de la restauration de la continuité, ont développé une expertise technique à même de les positionner en tant que porteurs de projets ou simplement en appui, et travaillent également à faire évoluer la législation. Les associations françaises sont bien moins engagées et se reposent sur l’existence d’une réglementation pour que des projets aboutissent."
En France, une pression de la règlementation et un face-à-face avec le propriétaire isolé
"Tandis que les objectifs poursuivis et assumés sont les mêmes, la construction des projets renvoie elle à des logiques différentes. Bien qu’il ne faille pas tomber dans la caricature opposant une démarche top-down en France à une démarche bottom-up aux États-Unis, les cas d’études observés suggèrent des modèles opposés. Dans les deux pays, il existe une volonté nationale de restaurer la continuité des rivières. Cependant sa mise en œuvre locale fait appel à des processus profondément différents.
Les processus aboutissant à l’effacement des barrages en France contournent les outils territoriaux existants de gestion de l’eau. Cela conduit à une situation de négociation entre les porteurs de l’opération, qui s’inscrivent dans un projet d’envergure nationale, et le propriétaire de l’ouvrage. Cette base étroite dans la prise de décision ne permet pas de faire émerger des projets considérant les échelles en dehors du celle de chenal. De ce fait, le projet écologique ne peut réellement changer de dimension.
Outre-Atlantique, la réalisation du projet repose avant tout sur l’existence d’acteurs locaux à même de porter le projet autour desquels gravite une coalition de partenaires. Ce mode de fonctionnement découle de l’absence d’une réglementation précise gouvernant ces questions ainsi que de l’éclatement des sources de financement des opérations. Dans les deux cas, il y a eu, de la part du porteur du projet a, un effort important de publicisation du projet, notamment envers la communauté locale, même si l’intensité et les modalités de celle-ci peuvent varier en fonction des territoires et des acteurs en présence.
De l’analyse des cas non-conflictuels, nous proposons une lecture en termes de potentiels conflictuels. Dans la mesure où les projets français sont guidés par une réglementation contraignante, un rapport de force s’installe entre les propriétaires et les représentants de l’institution. Ce rapport, loin d’être équitable, est caractérisé par une domination, à la fois en termes juridiques et financiers, par les acteurs promouvant la restauration. Au contraire, l’absence de dispositions réglementaires tend davantage à la construction de projets par contractualisation entre l’ensemble des acteurs, y compris le propriétaire aux États-Unis. Le potentiel conflictuel semble plus important en Normandie au regard de la pression importante mise sur les propriétaires en ce qui concerne la mise en conformité de leurs ouvrages ainsi la difficulté d’inscrire le projet écologique dans un projet négocié par l’ensemble des acteurs du territoire. Le contexte nord-américain semble lui se caractériser par une prise en charge souvent concomitante des dimensions écologique et territoriale au sein des projets de démantèlement."
Une moindre prise en compte des avis des habitants en France
"Le sentiment d’avoir pu s’exprimer dans le cadre des projets est bien plus faible sur les trois cas normands qu’il ne l’est sur les sites américains. Malgré des singularités propres à chaque projet, l’analyse comparée des questionnaires renforce le constat d’une prise en compte et d’une considération profondément différente des habitants dans le cadre des projets de démantèlement."
Limiter les conflits en travaillant à la « connectivité sociale » des rivières
"L’enjeu de concerner les citoyens tient également à des considérations spatiales et ma- térielles : celles de l’accès à la rivière. En effet, le concernement ne peut qu’advenir qu’à la condition de l’établissement d’une relation régulière des citoyens aux cours d’eau. M. Kondolf et P. Pinto (2017) proposent la notion de connectivité sociale des rivières (« social connectivity ») afin d’appréhender les multiples dimensions (longitudinale, latérale, verti- cale) et modalités (visuelle, physique) par lesquelles les habitants entrent physiquement en interaction avec les rivières. Par exemple, sur la Vire, le chemin de halage qui longe le fleuve a été remobilisé en chemin de promenade dans le cadre de la promotion du tourisme vert, permettant alors aux promeneurs d’expérimenter cette continuité longitudinale (Germaine, 2017). Ironiquement, les projets de restauration de la continuité écologique sur le fleuve mettent directement en péril l’existence de cette connectivité sociale longitudinale dans la mesure où l’abaissement du niveau de l’eau suite à l’effacement de certains ouvrages viendrait mettre à mal la stabilité des berges et donc du sentier de promenade. D’ailleurs, les seuils constituent souvent également des espaces supports de développe- ment de la connectivité sociale des rivières. Sur l’Orne, les nombreux seuils qui existent encore servent de lieux de récréation et de détente pour les habitants ou les touristes de passage, et des aires de pique-nique ont été créés à proximité (figure 10.2). De la même manière outre-Atlantique, nombreux sont les témoignages d’utilisation des seuils comme espaces d’apprentissage de la baignade ou lieux de récréation pour les enfants (Fox et al., 2016). Il s’agit alors de tirer parti de ces configurations spatiales, et de ces usages parfois officieux, pour promouvoir une reconnexion des citoyens aux rivières au lieu de considérer les ouvrages uniquement au prisme de la continuité écologique."
Référence : Ludovic Drapier. Approche géographique comparée du démantèlement des seuils et des barrages sur les deux rives de l’Atlantique : projet écologique, politiques publiques et riverains (Sélune, Orne, Musconetcong, Wood-Pawcatuck, Mousam). Géographie. Université Paris Est, 2019. Français. tel- 02519110
Autres thèses à lire sur ce thème
Combler les lacunes des connaissances dans la restauration de rivière (Zingraff-Hamed 2018)
La continuité écologique en France, une mise en oeuvre semée d'obstacles (Perrin 2018)
La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015)
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