Deux chercheurs en science de l'environnement s'interrogent sur les liens entre la restauration écologique et les "écosystèmes culturels", définis comme les modifications de milieux par l'activité humaine au cours des siècles et millénaires passés. Comme un nombre croissant de collègues, ils expriment le besoin de sortir l'écologie de la référence à un état naturel non modifié par l'homme, qui fait de moins en moins sens au regard des observations et connaissances sur l'ancienneté de la fabrique humaine de la nature telle que nous la voyons aujourd'hui. L'écologie doit-elle dépasser l'amnésie et l'utopie d'une nature atemporelle qui pourrait rester toujours identique à elle-même? Comment la société peut-elle participer à la construction des états de nature qu'elle désire?
Le contrôle de l'eau dans l'hydraulique maya, site de Palenque, rivière Otulum.
La société pour la restauration écologique (SER, Etats-Unis), groupe de praticiens et théoriciens, a proposé en 2016 un "Standard international pour la pratique de la restauration écologique". Celui-ci donne lieu à d'intéressants débats entre experts, où l'on s'aperçoit que la restauration écologique ne coule pas de sources dans ses méthodes, ses paradigmes et ses finalités.
Nicole M. Evans et Mark A. Davis (université de l'Illinois) observent ainsi que le Standard proposé prend en compte la notion d'écosystème culturel, défini comme "les écosystèmes qui se sont développés sous l'influence conjointe des processus naturels et des organisations imposées par l'homme pour fournir une structure, une composition et une fonctionnalité plus utiles pour l'exploitation humaine".
Mais selon cette définition, font remarquer Evans et Davis, "il semble que tous les écosystèmes sont culturels, de manière plus ou moins prononcée". La SER a tenté d'anticiper la critique en parlant de systèmes qui resteraient dans une fourchette de "variation naturelle". Le Standard de la SER parle aussi des écosystèmes culturels pré-industriels qui "montrent des états très similaires à ceux survenant dans des aires non modifiées". Mais, notent Evans et Davis, "alors que la majeure part de la littérature scientifique démontre que les peuples indigènes de l'âge préindustriel étaient des forces majeures sur leurs écosystèmes (Martinez 2003; Krech 2000; Anderson 2005), le Standard dépeint leurs paysages comme des états non modifiés. Un rapide examen de plusieurs exemples montre pourquoi cette généralisation est une représentation grossière et une simplification excessive des peuples du passé et de leurs impacts".
Parmi les exemples, les auteurs rappellent l'exploitation très large de la forêt amazonienne à l'époque pré-colombienne, l'influence cumulée de l'agriculture européenne depuis l'Antiquité, les changements majeurs ayant accompagné l'arrivée de l'homme en Australie et dans la zone océanique.
Les universitaires mettent en avant plusieurs "implications conceptuelles" de leurs critiques:
"Les états naturels [de référence] ne doivent pas être la base pour déterminer si une activité remplit les conditions requises de restauration écologique, car cela pourrait empêcher la restauration nécessaire dans de nombreux endroits dans le monde"
"Lors du choix des références, l’idée d'une référence "originelle" intacte devrait être remplacée par des manières plus nuancées de considérer des impacts bons, mauvais et neutres de l'homme sur des écosystèmes, non basées sur une division de temporalité pré- et post-industrielle"
"Un point de départ pour marier la restauration culturelle et la restauration naturelle est d'intégrer des considérations sociales, culturelles et politiques à côté des considérations écologiques"
Discussion
La question de la "naturalité" ou de l'"état de référence" des systèmes naturels est un problème en écologie de la restauration. Evans et Davis le pointent ici à travers les usages historiques traditionnels de la nature ou les effets de la colonisation, mais leurs objections sont généralisables : nous ne sommes jamais passés d'un état de nature originelle à un état de nature modifiée par une transition brutale aux causes identifiables et réversibles, mais par un long travail de transformation de l'environnement par toutes les grandes civilisations passées et présentes. La modernité accélère bien sûr le phénomène depuis deux siècles, par la croissance démographique et par les moyens technologiques inédits (d'où la proposition de nommer notre époque géologique "Anthopocène"). Mais si nous pouvons, par conscience environnementale nouvelle, choisir de moins modifier certains milieux (par exemple moins exploiter les forêts, moins barrer les rivières, moins artificialiser les sols, moins émettre de carbone, moins produire de polluants persistants, etc.), nous ne pouvons pas pour autant effacer les usages passés ni cesser complètement d'influer sur la nature au vu des besoins ou des préférences socio-économiques des humains. L'évolution étant non réversible, avec une complexité combinatoire des influences entre facteurs biotiques et abiotiques, nous ne pouvons pas davantage revenir à un état bien défini de conditions passées (que ces conditions soient biologiques, thermiques, hydrologiques ou autres).
Si les écosystèmes sont en réalité des co-créations culturelles, techniques et naturelles, ou des phénomènes fondamentalement hybrides comportant une part de volonté humaine dans leur condition d'existence, que voulons-nous pour leur avenir? Pourrions-nous, par exemple, créer volontairement des configurations nouvelles d'habitats et de biodiversités? Avons-nous, sur les états de la nature, la même liberté que sur les états de la culture? Que devons-nous faire d'habitats anciens ou récents qui ont fini par héberger des faunes et des flores propres, parfois endémiques, parfois exotiques, mais ayant en tout état de cause leurs diversités spécifique, génétique, fonctionnelle?
Ces questions sont d'actualité puisque l'écologie de la restauration est devenue une politique publique, impliquant des dépenses et des contraintes, donc des débats démocratiques sur les finalités et les justifications de l'action. Malheureusement, les connaissances sur l'écologie restent peu diffusées, les réflexions à son sujet moins encore : la discussion est trop souvent réduite à des effets d'annonce, les choix alternatifs ne sont pas exposés ni pensés avec clarté, certaines options sont (indument) présentées par effet d'autorité comme le seul discours légitime au plan scientifique ou épistémologique. Une situation qui doit changer, car elle est défavorable à des choix avisés et informés sur l'avenir commun des sociétés et des milieux. En France, cela passe par une réforme en profondeur de la gouvernance publique de ces questions, aujourd'hui défaillante à produire de l'information, de la participation et de la délibération de qualité.
Référence : Evans NM et Davis MA (2018), What about cultural ecosystems? Opportunities for cultural considerations in the International Standards for the Practice of Ecological Restoration, Restoration Ecology, 26, 4, 612–617.
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