Dans un rapport sénatorial au ton très direct sur le bilan de la politique de l'eau depuis la loi de 2006, le sénateur Rémy Pointereau souligne les dérives observées dans la mise en oeuvre de la continuité écologique à partir du plan national d'action (PARCE) de 2009 et du classement des rivières de 2012-2013. L'élu est signataire de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages, parmi 1300 autres représentants de la République et plus de 300 associations. Nous publions ci-dessous quelques extraits de ce rapport, suivis de commentaires. Car la situation devient quelque peu ubuesque, avec des SDAGE et des SAGE ayant ré-affirmé la nécessité des effacements qui sont de plus en plus contestés par les représentants des citoyens et par la ministre de tutelle des administrations en charge de l'eau. De toute évidence, les plus importantes clarifications sont encore devant nous sur ce dossier de plus en plus confus de la continuité écologique.
De la théorie à la pratique : l'effacement des seuils ne doit pas être la solution de facilité
Dans la continuité de la LEMA, un plan d'action pour la restauration de la continuité écologique des cours d'eau (PARCE) a été lancé en 2009, reposant principalement sur des mesures d'aménagement ou de suppression des obstacles, censées être « établies au cas par cas et de manière proportionnées », comme l'indique le secrétaire d'État chargé de la mer, des transports et de la pêche, M. Frédéric Cuvillier, dans sa réponse à une question orale de votre rapporteur : « les décisions d'intervention sur les ouvrages font toujours l'objet d'une analyse tenant compte des impacts et des enjeux écologiques, de la sécurité, de la dimension patrimoniale éventuelle des ouvrages et des impératifs de gestion de l'eau sur les cours d'eau concernés. Les effacements sont réservés à des ouvrages abandonnés et sans usage, et ne sont en aucun cas systématiques ».
Or, comme l'indique le diagnostic de mise en oeuvre du PARCE, publié en décembre 2012, les pouvoirs publics décident concrètement au cas par cas des aides susceptibles d'être octroyées : « les propriétaires peuvent ainsi avoir l'impression d'être soumis à des décisions qu'ils ne partagent pas obligatoirement. Or, il apparaît que dans de nombreux cas, la solution préconisée par l'administration, car la moins coûteuse et la plus efficace, est l'effacement total ou partiel de l'ouvrage ».
Au cours des différents entretiens et de ses déplacements, votre rapporteur a pu constater que la solution de l'effacement du seuil était, d'une part, mal acceptée par les propriétaires riverains des cours d'eau, et en particulier des propriétaires de moulins, d'autre part, trop souvent systématique. L'acceptabilité sociale du principe de continuité écologique semble ainsi clairement mis à mal par son application concrète sur le terrain dans la mesure où elle prend fréquemment la forme de décisions plus idéologiques que pragmatiques et où elle dépend, dans la plupart des cas, des services de l'État déconcentrés, dont l'appréciation n'est pas toujours conforme aux directives nationales.
En outre, si la continuité écologique présente des avantages lorsque les cours d'eau sont en débit satisfaisant, elle est en revanche source de graves désagréments en cas d'étiage sévère. Or, ces cas se multiplient depuis les dernières décennies. La continuité écologique devient alors un piège pour les espèces aquatiques. (…)
Revenir à la concertation et au cas par cas
Votre rapporteur regrette que, depuis la loi sur l'eau, une nouvelle approche de la gestion de l'eau se soit progressivement imposée, de nature idéologique, fondée sur l'idée d'une nocivité de l'action anthropique et des activités économiques sur les milieux naturels.
Comme le rappelait le diagnostic de mise en oeuvre du PARCE cité plus haut, le « parti-pris culturel » qui sous-tend la mise en application de la politique de restauration de la continuité écologique ne doit pas être mésestimé.
Si les objectifs fixés par la DCE ne sont pas remis en cause par les acteurs directement impactés comme les agriculteurs ou les propriétaires de moulins, c'est l'argumentation diffusée par les services du ministère et notamment l'Onema qui pose des difficultés : manque de concertation et de directives claires sur les décisions prises, diffusion de diagnostics se fondant uniquement sur les points négatifs des ouvrages, sans jamais tenir compte des apports positifs éventuels des différents ouvrages, comme par exemple la stabilité de biodiversité qu'elle permet, ou encore le potentiel de production hydro-électrique, ou le maintien d'un niveau d'eau (avec une humidité des sols) dans les parcelles jouxtant l'ouvrage. L'abaissement des seuils a en outre un impact négatif sur l'érosion des berges et la qualité agricole des sols.
Le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) a mis en évidence en 2013 un manque de données, d'études et de concertation sur ce sujet. En outre, selon une étude de l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (IRSTEA), les seuils des moulins ne sont responsables que de 12 % du fonctionnement des continuités écologiques.
Le coût des aménagements conduit trop souvent l'administration à préconiser l'arasement. Une passe à poissons coûte en effet 300 000 euros en moyenne.
L'abaissement des seuils a en outre un impact négatif sur l'érosion de berges ainsi que sur la qualité agricole des terres.
Proposition 4 : Privilégier la recherche de solutions locales, associer l'ensemble des acteurs à la concertation (élus de la commune, syndicats de rivière, entreprises, associations, propriétaires de moulins et d'étangs et propriétaires riverains).
Proposition 5 : Favoriser les solutions au cas par cas, acceptables économiquement et socialement, ainsi que la combinaison de différentes techniques pour restaurer la continuité écologique ; inscrire les modifications de seuils dans le cadre d'actions plus globales de restauration du milieu aquatique dans son ensemble.
Un classement des cours d'eau qui doit respecter la conciliation de tous les usages
Concernant le classement des cours d'eau, il s'agit d'une procédure déconcentrée : les deux catégories de cours d'eau sont énumérées sur des listes établies pour chaque bassin ou sous-bassin par le préfet coordonnateur de bassin après avis des conseils généraux intéressés et du comité de bassin.
Afin de tenir compte des enjeux liés à la confrontation entre le droit de l'eau et le droit de propriété des propriétaires de moulins et de remédier aux difficultés rencontrées par l'administration pour disposer d'appuis techniques compétents, le rapport du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) sur l'évaluation de la mise en oeuvre du plan de restauration de la continuité écologique des cours d'eau, rendu public le 15 mars 2013, préconisait l'élaboration d'une charte entre les représentants des propriétaires de moulins, le ministère chargé de l'écologie, l'ONEMA ainsi qu'éventuellement des associations de protection de l'environnement.
Constatant que cette charte n'avait toujours pas vu le jour et que ce projet semblait s'enliser, votre rapporteur avait déposé un amendement, dans le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité prévoyant que la continuité écologique des cours d'eaux devait être conciliée avec les différents usages de l'eau dans les cours d'eau classés.
Cet ajout à l'article L. 214-17 du code de l'environnement a été adopté par le Sénat mais n'a pas été retenu in fine par l'Assemblée nationale.
Proposition 6 : Compléter l'article L. 214-17 du code de l'environnement, qui concerne les obligations relatives aux ouvrages, afin de préciser que le classement des cours d'eau en liste 2, c'est-à-dire dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs, doit permettre de concilier le rétablissement de la continuité écologique avec les différents usages de l'eau, et en particulier le développement de la production d'électricité d'origine renouvelable.
Les crues de juin 2016 ont par ailleurs montré l'importance de ce sujet de la classification des cours d'eau, qui doit être fait en concertation avec l'ensemble des acteurs.
Des contrôles mal acceptés
Le projet de loi relatif à la biodiversité prévoit de regrouper au sein du nouvel établissement public de l'Agence française pour la biodiversité (AFB) un certain nombre d'établissements existants dont l'Onema. Cette agence disposera de pouvoirs de police judiciaire et administrative en matière d'environnement, comme c'est actuellement le cas pour les agents de l'Onema.
Pourtant, l'intégration des agents de police de l'environnement au sein de cette agence pose un certain nombre de difficultés pour les acteurs socio-professionnels, à même de la solliciter pour leurs projets ou leurs questionnements sur leurs pratiques. En effet, cela confèrerait à cette agence une « double casquette » ambiguë et surtout peu opérationnelle. Elle serait d'un côté, un guichet, à l'image de l'ADEME, pour accompagner et financer des projets et diffuser des connaissances sur la biodiversité, et de l'autre, le contrôleur et le «sanctionneur» de ces mêmes projets réalisés par des opérateurs privés et publics.
Proposition 7 : Recentrer les interventions des agents de l'Onema sur des actions pédagogiques plutôt que sur la répression. On peut s'interroger sur l'utilité de conserver le port d'armes pour ces agents.
Les enjeux de la petite hydroélectricité
Le classement des cours d'eau avec le critère des « réservoirs biologiques » condamne en réalité 72 % du potentiel hydro-électrique restant. Or, la petite hydroélectricité représente aujourd'hui en France une filière industrielle importante dans le domaine de l'énergie. Alors que l'énergie hydraulique est la première source d'électricité renouvelable et la deuxième énergie renouvelable, la petite hydroélectricité en France représente 2 178 petites centrales de moins de 12 MW (soit 2 000 MW de puissance installée), dont 80 % sont détenues par des petits producteurs indépendants. La production annuelle moyenne est d'environ 7 TWh, c'est-à-dire l'équivalent de l'électricité nécessaire pour éclairer toute la France la nuit.
Votre rapporteur insiste sur la nécessité de soutenir cette activité qui permet, d'une part, une production d'électricité souple et proche des lieux de consommation (évitant ainsi les pertes dues aux réseaux de distribution), d'autre part, qui contribue au bilan bas-carbone de la France en n'émettant pas de gaz à effet de serre. Il souligne que, dans le cadre de la transition énergétique dont les orientations ont été fixées dans la loi adoptée en 2015, elle produit une électricité renouvelable non intermittente, et contribue à l'activité économique et au développement des territoires tout en respectant l'état écologique des rivières grâce à tout un panel d'outils (passes à poissons, manoeuvres de vannes, rivières de contournement, turbines fish-friendly...). (...)
Proposition 8 : Les missions de conseil et de police de l'environnement devant être dissociées, retirer les missions de police de l'environnement des missions de la future Agence française pour la biodiversité ; mettre en place un corps spécifique de contrôle de l'application du droit de l'environnement.
Proposition 9 : Placer les sujets relatifs à l'hydroélectricité sous la tutelle de la direction de l'énergie et non celle de la direction de l'eau et de la biodiversité.
Commentaires: une situation confuse
où l'effacement est simultanément encouragé et condamné
Le rapport du sénateur Pointereau fait suite au rapport des députés Dubois et Vigier de février dernier, qui avait déjà souligné certaines limites importantes de la mise en oeuvre de la continuité écologique (malgré une regrettable censure de certaines associations, dont la nôtre). Il s'inscrit aussi dans le contexte des nombreuses déclarations de la Ministre de l'Environnement Ségolène Royal sur la nécessité de stopper la destruction des moulins, et del'instruction donnée aux préfets en ce sens, avec mission en cours du CGEDD (la troisième…) pour comprendre la nature des blocages. Enfin, ce rapport fait suite à des premières modifications de l'article L 214-17 CE (ayant institué en 2006 la continuité écologique) dans le cadre des votes des lois Patrimoine et Biodiversité de cet été, modifications sur lesquelles nous reviendrons quand les deux lois seront votées et publiées au Journal officiel.
Il paraît désormais acquis que la destruction des ouvrages de moulins est reconnue comme une mauvaise solution par un large spectre de la classe politique française – un point marquant de ces débats depuis deux ans étant que quasiment personne ne s'est réellement engagé avec vigueur pour défendre l'intérêt intrinsèque et le nécessité urgente de la destruction de ces petits ouvrages pour améliorer les milieux aquatiques.
Reste que nous entrons dans une situation proprement ubuesque, car le discrédit de la casse du patrimoine hydraulique se superpose à d'autres tendances de fond... qui l'encouragent:
- les Agences de l'eau (en particulier Loire-Bretagne et Seine-Normandie) ont adopté des SDAGE qui font de la destruction en première intention des ouvrages hydrauliques le choix privilégié des gestionnaires, amenant à se demander qui produit réellement les normes en France et sur quelle base démocratique (voir les problèmes de fond soulignés dans les lettres ouvertes à Joël Pélicot et à François Sauvadet),
- ces mêmes Agences exercent une très forte pression financière sur les propriétaires, les exploitants, les riverains, les collectivités et les syndicats (ou autres établissements intercommunaux en charge de l'eau) en payant l'effacement sur argent public tandis qu'elles limitent au maximum le financement des passes à poissons,
- de nombreux syndicats ont décliné ces propositions dans leur SAGE ou leurs contrats territoriaux, persistant à effacer alors même que la Ministre a demandé de faire une pause (voir notre courrier à Ségolène Royal),
- le protocole ICE de l'Onema continue de réputer "migratrices" la plupart des espèces d'eaux douces et de poser des contraintes techniques de franchissabilité qui rendent coûteux tout chantier de continuité et qui interdisent souvent les solutions les plus simples (ouverture de vanne en période migratoire).
- une nouvelle circulaire d'application du classement des rivières par le Ministère à l'intention des services instructeurs paraît indispensable pour donner des directions claires (ainsi qu'opposables par les citoyens et leurs associations). Il s'agit d'acter les modifications récentes du L 214-17 CE, d'intégrer les recommandations qui seront faites par le CGEDD à la rentrée (et celles qui avaient déjà été formulées en 2012 sans effet), d'inverser les priorités et de faire de l'effacement (arasement ou dérasement) des ouvrages la solution de seconde intention (comme le voulait déjà la loi et comme l'a exprimé la représentation nationale à de multiples reprises);
- une évolution de l'article L 214-17 CE sera probablement encore nécessaire dans le cadre d'un projet de loi ad hoc, afin de rendre réaliste et solvable la continuité écologique en rivières classées liste 2 (le choix ayant le plus de sens écologique étant selon nous de limiter cette liste 2 aux espèces migratrices amphihalines et aux espèces documentées comme en voie d'extinction sur les bassins où elles sont attestées, ce qui évite des aménagements de moindre intérêt, mais nombreux et coûteux, pour des espèces peu menacées à brève échéance ou peu mobiles dans leur cycle de vie);
- la continuité écologique (qui n'est pas un angle inintéressant en soi, malgré les critiques que nous portons à sa mise en oeuvre actuelle en France) doit rester une option ouverte au volontariat (y compris des effacements) hors rivière classée, sur la base notamment d'une modélisation des sites ayant le plus d'influence sur les espèces d'intérêt. Il convient aussi d'insister sur la continuité latérale, qui a des effets souvent plus importants sur la biodiversité en même temps qu'elle participe à la gestion des crues par diversion sur des parties du lit majeur;
- un chantier doit être ouvert (par exemple par la nouvelle Agence pour la biodiversité) en vue de produire un modèle d'écologie raisonnée des rivières, dont les enjeux sont d'une part d'insuffler une culture de la preuve et de la donnée chez les gestionnaires (ce qui implique un effort de recherche appliquée et de formation), d'autre part de mettre en oeuvre une concertation élargie et une gestion adaptative à échelle de chaque bassin versant, visant à intégrer davantage les citoyens et usagers dans les instances de concertation et de programmation tout en faisant mieux circuler les retours de terrain.