04/06/2016

Quelques réflexions sur les inondations du printemps 2016

Le centre de la France est frappé par des inondations, dont la médiatisation nationale est renforcée par le fait qu'elles touchent la région parisienne. La réflexion actuelle sur les écoulements de rivière est souvent dominée par l'idée d'une restauration de leur libre circulation, ou renaturation. Les crues et leur cortège de détresses rappellent que l'attente sociale se situe plutôt du côté de la maîtrise et du contrôle des flots (création et entretien de retenues, de digues, de fossés d'évacuation). On aurait cependant tort d'opposer systématiquement une approche à l'autre : sur un sujet touchant la sécurité des biens et des personnes, engageant aussi la responsabilité des autorités, les positions dogmatiques doivent céder la place à des analyses empiriques. C'est d'autant plus nécessaire qu'avec la Gemapi, dont le "pi" signifie "prévention des inondations", les élus locaux et les établissements de bassin versant vont être sous pression pour garantir une dépense publique de l'eau orientée sur les priorités d'intérêt général. 



Les crues et inondations sont des aléas naturels, à la mémoire aussi ancienne et douloureuse que celle de l'humanité. On peut en limiter les effets, on ne peut en effacer les causes. Par définition, des épisodes hydro-météorologiques exceptionnels produiront toujours des débits exceptionnels, qu'il s'agisse de crues lentes par saturation des sols et aquifères, de crues rapides de quelques jours par épisodes pluvieux très soutenus, voire de crues éclairs de quelques heures. Toutes choses égales par ailleurs, le changement climatique risque d'augmenter la probabilité des phénomènes extrêmes au long de ce siècle : plus d'énergie dans le système climatique (effet de serre) signifie plus d'évaporation, de convection, de transport. Donc une intensification attendue du cycle de l'eau, même si les déclinaisons régionales et locales sont impossibles à prédire avec précision.

Les crues de la fin mai et du début juin 2016 ont été provoquées par le blocage d'une perturbation active au sud de l'Allemagne, avec des remontées d'air chaud et humide entraînant des précipitations exceptionnelles. Sur la période du 28 mai au 1er juin, les départements les plus affectés ont été le Loiret, le Loir-et-Cher, le Cher, l'Essonne et l'Yonne avec une quantité d'eau tombée en trois jours sans équivalent depuis 1960. Des niveaux de crue centennale ont été atteints sur certains tronçons du Loing. Le barrage de Pannecière (Yonne), dont la fonction est d'écrêter les crues de l'Yonne et de la Seine, a saturé sa capacité de retenue. Les crues étant limitées à certains affluents de rive gauche, la Seine est cependant restée assez loin du niveau atteint à Paris en 1910 (8,62 m, en 2016 6,10 m), les 7 m ayant été dépassés en 1920 et 1955. Le niveau des 6 m atteint en 2016 l'a été 8 fois depuis 1872, la crue la plus récente du même ordre se plaçant en 1982.

Notre époque a globalement diminué la vulnérabilité des personnes par rapport aux bilans meurtriers des crues frappant les générations précédentes, mais elle est devenue extrêmement sensible à l'aléa, rêvant d'un "risque zéro" qui n'existe pas. Pourtant, certains facteurs relevant de la responsabilité humaine aggravent les effets locaux puis cumulatifs des crues.

Ainsi, les sols labourés ou artificialisés, les zones dévégétalisées retiennent moins l'eau et ruissellent plus rapidement, les lits majeurs déconnectés voire occupés par des bâtis ne servent plus de champ d'expansion latérale de l'écoulement, la construction en zone inondable produit un jour ou l'autre la dégradation par inondation (le "risqueur" étant rarement le payeur dans ces cas-là, le régime d'indemnisation pour catastrophe naturelle depuis 1982 collectivisant le risque). Par ailleurs, notre capital immobilisé (propriétés privées, équipements publics) s'est accru de manière régulière au fil des générations, donc une crue de même intensité provoque davantage de dégâts matériels et de coûts assurantiels aujourd'hui qu'hier. Ces tendances sont aggravées par une perte de la mémoire du risque : les plus grandes inondations à échelle de bassins fluviaux se situent entre le XVIIIe siècle et la première partie du XXe siècle en France, les années 1950-1980 ont plutôt été marquées par un certain "repos hydrologique" ayant assoupi la réflexion sur une génération. Cela sur fond de dé-naturation tendancielle des modes de vie et des représentations : les sociétés de plus en plus urbaines sont de plus en plus coupées de l'exposition directe aux cycles naturels, coupure propice à des représentations quelque peu ignorantes, voire fantasmatiques, de la nature.


Les crues et inondations posent la question des stratégies d'aménagement des bassins versants: une fois reconnu que le risque zéro n'existe pas, il reste légitime de chercher à minimiser ce risque dans la durée.

La réponse traditionnelle aux crues consiste dans des travaux de modification des écoulements : digue, barrages, retenues, canaux et fossés de décharge, etc. C'est le paradigme du contrôle hydraulique, qui a présidé pendant près de deux siècles aux choix des grands services d'aménagement comme les Ponts & chaussées (avant déjà, aux digues et levées au bord des fleuves et rivières). Face à cette option hydraulique, il existe un paradigme hydro-écologique : ne plus chercher à contraindre la rivière, mais modifier plutôt les pratiques humaines de façon à réduire la puissance des crues et limiter les impacts des inondations, tout en produisant des effets écologiquement désirables (typiquement, relibérer la plaine d'inondation). Ces deux paradigmes n'ont pas la même temporalité : on peut construire assez rapidement des aménagements hydrauliques – quoique les précautions de chantier, études d'impact et voies de recours rendent les choses plus difficiles aujourd'hui qu'hier –, on ne peut modifier que lentement l'hydromorphologie d'un bassin versant, ce qui suppose notamment de changer en profondeur des pratiques d'urbanisation et d'agriculture déjà implantées.

Il est probable qu'il existe de bonnes et de mauvaises idées dans ces stratégies hydrauliques / hydro-écologiques en rapport aux crues et inondations. La recherche doit l'étudier en priorité, par des analyses de cas et des modélisations. Il est nécessaire de faire le bilan hydrologique réel de ces options, mais on s'aperçoit par exemple que la très récente expertise collective ayant théoriquement cet objectif (analyse des effets cumulés des retenues) ne produit pas de réponse claire sur le sujet (Irtsea 2016, voir nos commentaires). Nous sommes donc en situation d'incertitude, le premier besoin est de la réduire par davantage de recherche et des débats publics alimentés par des données objectives.

Ce dont il faut symétriquement se déprendre, ce sont les positions dogmatiques. Dans l'état actuel des représentations du gestionnaire français, on se méfiera particulièrement du dogme très à la mode de la restauration morphologique, visant à libérer et renaturer les écoulements tout en rendant complexes voire impossibles les créations de retenues, les restaurations de barrages, les entretiens de digues, les curages de fossés, etc. Cela fait par exemple 20 ans que le programme d'un 5e grand lac réservoir de protection des crues de la Seine est à l'étude (La Bassée en Seine-et-Marne), mais bloqué. Sur certaines communes,comme Auvernaux, des élus se plaignent déjà de la complexité de curage des fossés d'évacuation des eaux de crue. On a agi de manière excessive dans un certain sens voici quelques décennies, avec une tendance au bétonnage, au recalibrage et à l'exploitation systématique des lits, des berges, des versants ; gardons-nous de montrer la même outrance mal informée en sens inverse, sous prétexte d'une tardive mais soudaine illumination écologique de l'ingénierie.

L'année 2018 verra la mise en place de la Gemapi (gestion des eaux, des milieux aquatiques et de prévention des inondations), dont la responsabilité reviendra désormais aux intercommunalités et aux établissements de bassin versant. Le volet "inondations" va être au centre de l'attention, car il a des conséquences humaines et juridiques fortes (outre le fait qu'en face d'une nouvelle taxe sur l'eau, chacun exigera des résultats concrets). La politique de l'eau n'a pas aujourd'hui les moyens de l'ensemble de ses ambitions, et la pratique actuelle du "saupoudrage" des financements (un peu pour la pollution, un peu pour la restauration, un peu pour le risque inondation…) ne manquera pas d'être questionnée de manière beaucoup plus critique. Il est du devoir des élus et des associations de terrain de rappeler où sont les priorités de l'action publique, pas seulement en analysant ce que l'on fait, mais aussi en alarmant sur ce que l'on ne fait pas. Car à budget limité, c'est un jeu à somme nulle : ce qui est dépensé sur un poste ne l'est pas sur un autre.

Vu les résultats médiocres de notre pays sur la qualité écologique et chimique des eaux, vu le retour régulier des problématiques de crues et inondations (aussi bien que de sécheresses et d'étiages sévères) et vu la probabilité que ces questions deviennent plus aiguës au fil des ans, nous n'aurons pas vraiment le luxe de continuer longtemps des diagnostics sommaires et des choix inefficaces. La première leçon des inondations, c'est un rappel des responsabilités dans la hiérarchie des priorités et la nécessité d'une politique à long terme fondée sur une information scientifique fiable.

A lire en complément
OCE (2013), Crues, inondations, étiages, pour une évaluation du risque lié à la modification des obstacles à l'écoulement, (pdf)

Illustrations : le zouave du Pont de l'Alma (Seine, Paris le 3 juin 2016, Siren-Com CC share alike 4.0) ; le Loing à Moret-sur-Loing, République de Seine et Marne du 2 juin 2016, droits réservés.

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