15/06/2016

Idée reçue #16: "L'évaporation estivale des retenues nuit fortement aux rivières"

La nouvelle idéologie administrative des ouvrages hydrauliques, mise en place au cours des années 2000, est désormais connue dans son mécanisme argumentaire: exagérer par tout moyen les impacts écologiques des seuils et barrages pour mieux justifier leur suppression (ou entraver leur construction). Soit le contraire de ce qu'une idéologie administrative antérieure, sans doute aussi excessive et autoritaire, avait promu à l'âge d'or des Ponts & chaussées. Dans les arguments souvent entendus: les retenues des seuils et barrages favoriseraient l'évaporation de l'eau en été, ce qui dégraderait de manière conséquente la rivière. Il est certain que l'eau s'évapore davantage en été. Mais quand on regarde les volumes concernés, il est non moins certain que cela représente de très faibles quantités : l'ordre de grandeur est de quelques dixièmes de millimètres à quelques millimètres de hauteur de lame d'eau, ou quelques centilitres à quelques dizaines de litres/seconde pour des bassins versants entiers.


Dans une analyse sur les prétendues "idées fausses" sur la continuité écologique, le Ministère de l'Environnement affirme
"Les retenues génèrent une évaporation forte d’eau en période estivale car une eau stagnante peu profonde se réchauffe beaucoup plus vite et plus fortement qu’une eau courante. Sur une longue durée d’ensoleillement, plus la surface d’eau exposée est importante plus les pertes par évaporation seront significatives."
Procédé habituel de la rhétorique manipulatrice: des adjectifs et des adverbes ("forte, fortement, importante, significative"), mais pas de chiffres ni d'ordres de grandeur. Dans une étude de 2003, sur laquelle nous reviendrons car elle a joué un rôle conséquent dans la construction de cette idéologie administrative des ouvrages hydrauliques, Jean-René Malavoi évoque la question de l'évaporation. Le contexte de l'étude est celui de Loire-Bretagne. L'auteur écrit:
"Les effets des ouvrages sur l’hydrologie d’étiage (hors problèmes de débit réservé dans les tronçons court-circuités) sont assez modestes car liés essentiellement à l’évaporation dans le plan d’eau amont. 
Ils sont donc plutôt faibles mais peuvent éventuellement être importants en région chaude où l’évaporation est forte. Si l’on prend un taux d’évaporation moyen pour le bassin Loire Bretagne de 100 mm par mois, de juin à septembre (soit 100 l/m2), un plan d’eau de 10 m de large sur 1000 m de long (configuration classique pour un petit seuil sur un petit cours d’eau) évapore environ 1 million de litres par mois, soit 0.4 l/s.
Cela peut sembler dérisoire à l’échelle d’un ouvrage, mais l’effet sur des dizaines de retenues successives devient très significatif.
A titre d’exemple, les 81 seuils recensés sur la Sèvre Nantaise représentent un linaire en remous de l’ordre de 110 kilomètres, soit une surface de l’ordre de 165 hectares pour une largeur moyenne de 15 mètres. 
L’évaporation en période estivale sur cette superficie atteint 64 l/s, soit de l’ordre de 10 % du débit d’étiage quinquennal à Clisson (QMNA 1/5 = 682 l/s)." (Malavoi 2003)
Le QMNA 5 désigne les débits d'étiage sévère, dont le temps de retour est en moyenne d'une année sur cinq. La valeur de 10% de ce QMNA5 est donc très faible, même dans l'hypothèse d'effet cumulatif envisagé par Malavoi. Quand la rivière a si peu de débit, avec généralement des assecs et des pertes en zones karstiques, une modeste lame d'eau ailleurs,  les hauteurs d'eau plus profondes des retenues peuvent jouer un rôle de refuge / ressource pour une partie de la faune et de la flore. Le meilleur moyen de mesurer ces effets, ce serait de procéder à des campagnes de contrôle des peuplements aux périodes d'étiage – ce que l'Onema ne juge pas utile de faire, à notre connaissance (ci-dessous, exemple de rivière "renaturée" en été...).



Autre donnée, plus récente : le rapport préliminaire Irstea-Onema sur les impacts cumulés des retenues (Irstea 2016). On peut y lire les observations suivantes :
"La question de l'évaporation issue des retenues est ignorée dans une partie des études consultées. Quand la question est traitée, l'impact est supposé correspondre à la différence entre l'évaporation de l'ensemble des retenues et l'évapo-transpiration induite par un couvert végétal (souvent une prairie) d'une surface équivalant à celles des retenues. Parmi ces études, citons :
- l'étude d'impact de la zone des Trois Rivières (Rhône-Alpes) : la perte nette annuelle par évaporation induite par les retenues (630 km2) est estimée à 200 000 m3, soit 0,3 mm par unité de surface ou 6L/s. En juillet, cette perte atteint 68 000 m3 soit l'équivalent d'une lame d'eau de 0,11 mm sur l'ensemble du bassin versant ou d'un débit de 26 l/s. Cette perte correspond à la différence entre l'évaporation de la retenue et celle d'une prairie.
- l'EVP Layon (Pays de Loire): la différence entre volumes évaporé et évapotranspiré est nulle en dehors des périodes sèches (novembre-avril). Pour la période estivale (Juin-Septembre), la différence est d'autant plus importante que les étés sont secs : en 2003 la différence a atteint 6,7 Mm3 sur l'année, dont 5,9 Mm3 pour la période estivale (en 2003, p59-60 rapport), soit l'équivalent d'une lame d'eau de 5,3 mm/an, ou de 4,7 mm sur la période estivale (territoire du Layon-Aubance 1259 km2).
- l'étude d'impact de la DREAL Pays de Loire (Nov 2012) sur le Layon : les pertes par évaporation sont estimées à 100 mm par surface unitaire de retenues, ce qui correspond à 3 % du volume d'eau capté par la retenue au moment de son remplissage." (Irstea 2016)
On constate dans ces exemples des variations de niveau de la lame d'eau quelques dixièmes de millimètre à quelques millimètres. Pour donner un ordre de grandeur, un habitant consomme en moyenne 1875 m3/an d'eau en France, tous usages personnels et professionnels du territoire confondus (source Eaufrance). Donc une perte annuelle de 200.000 m3/an (cas des Trois Rivières), c'est l'équivalent de la consommation d'une grosse centaine d'habitants. Soit une quantité quasi-négligeable sur des bassins versants autrement peuplés, surtout si l'on intègre l'afflux estival de la saison touristique et les autres usages d'irrigation plus intensifs en été.

La conclusion est donc claire : il est exact de dire qu'une retenue favorise l'évaporation, il est inexact d'affirmer que ce phénomène impacte "fortement" la quantité d'eau disponible sur un bassin versant. La quantité évaporée ne fait pas la différence par rapport au débit d'étiage, et l'intérêt d'avoir des zones d'eau profonde liées aux retenues doit être estimé par des analyses de terrain sur toutes les espèces animales et végétales, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. La parole publique ruine la confiance des citoyens dans sa crédibilité en intentant des procès de si mauvaise foi aux ouvrages hydrauliques, alors que l'eau, l'air, le sol et le vivant sont si massivement altérés par ailleurs.

Références citées : Malavoi JR / AREA (2003), Stratégie d'intervention de l'Agence de l'eau sur les seuils en rivière (pdf), pp 37-38 ; Irstea (2016), Rapport préliminaire en vue de l'expertise collective sur les effets cumulés des retenues (pdf), pp. 19-20.

Illustration : filet d'eau du Vicoin à l'étiage, après effacement d'un seuil, opération présentée comme "exemplaire" par l'Onema. Pourquoi ne pas comparer les peuplements aquatiques (toutes espèces, pas que les poissons) dans les retenues et dans les écoulements libres lors des étiages sévères? Cela permettrait d'objectiver les choses, au lieu de véhiculer de généralités non réfutables. (Photo JM Pingault, tous droits réservés).

A lire en complément 
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