23/12/2015

Les seuils dénitrifient les rivières (Cisowska et Hutchins 2016)

Il existe déjà une abondante littérature scientifique sur le rôle positif des barrages en terme d'épuration des excès de nutriments dans les rivières (voir notre synthèse). Une nouvelle étude de modélisation confirme cet effet et appelle à redéfinir avec plus de précision le bon compromis entre restauration d'habitat et dénitrification. Mais peut-on espérer ce ré-examen de la part de l'Onema et des Agences de l'eau, qui ont trompé pendant 10 ans le public en prétendant que les seuils et barrages nuisent à l'auto-épuration des rivières?


Les deux auteurs de l'étude (I. Cisowska et M.G. Hutchins) rappellent que les programmes d'effacement ou aménagement d'obstacles ont des dimensions incontestablement positives sur certains paramètres de qualité du milieu, surtout la faune piscicole à forte dispersion vers l'amont, qui fait l'objet d'une attention particulière du gestionnaire. Ils soulignent aussi que le maintien des seuils peut aussi avoir des effets positifs, comme la régulation des débits ou l'aération aval avec des hausses observables d'oxygène dissous. La question des services rendus est dès lors "impossible à traiter sans des études détaillées et spécifiques à chaque site".


Les auteurs ont analysé le cas particulier d'un seuil sur la rivière Nidd, affluent de l'Ouse dans le Yorkshire (Royaume-Uni). Ce seuil a été supprimé en 1999. Les auteurs ont procédé à une modélisation hydraulique de l'ouvrage et de la zone d'influence amont-aval, sur un tronçon de 15,8 km. Des mesures de débit et de concentration de nitrates ont été effectuées en 1997, 2000 et 2013, pour caler le modèle.

Selon les résultats de ce modèle, le seuil permet une dénitrification comprise entre 382 et 812 kg N sur les deux années complètes modélisées (1997 et 2000, dans ce dernier cas en hypothèse contrefactuelle d'un maintien). Les bénéfices les plus importants s'observent en été. Le maintien du seuil aurait été équivalent à épurer les rejets provenant de 9 à 19 ha de terres cultivées dans son voisinage immédiat.

"Nos simulations par modèle montrent que les seuils sont bénéfiques en terme de dénitrification, mais seulement dans une petite mesure, concluent les auteurs. Les bénéfices sont largement observés pendant les périodes estivales de faible débit (…) Il serait important de mettre ces résultats sur les modifications de nitrate en perspective avec d'autres mesures de qualité de l'eau comme le phosphore, le phytoplancton et les sédiments. (…) Dans le contexte d'une proposition de nombreux effacements de seuils sur les rivières européennes, une analyse rigoureuse du compromis entre dénitrification et amélioration d'habitat doit être entreprise".

Mais n'ayez crainte, amis européens : en France, nous avons la chance d'avoir des gestionnaires qui agissent massivement avant d'observer les résultats d'expériences locales, et qui se permettent de statuer de manière définitive avant d'attendre les conclusions de la recherche scientifique. Grâce à nos apprentis sorciers hexagonaux, vous pourrez donc venir bientôt faire des analyses chez nous, dans le champ de ruine des rivières renaturées à la pelleteuse par une technocratie pressée et par ses courtisans subventionnés – rivières qui se trouvent aussi massivement soumises aux nutriments, pesticides, perturbateurs neuro-endocriniens, microplastiques et autres polluants chimiques, ce qui en fera certainement des objets d'études riches d'enseignements.

Référence : Cisowska I et MG Hutchins (2016), The effect of weirs on nutrient concentrations, Science of the Total Environment, 542, 997–1003

Effacement des ouvrages: les problèmes reconnus et les autres

Le Ministère de l'Ecologie commence (péniblement) à reconnaître de-ci de-là que la mise en oeuvre de la continuité écologique dans les rivières classées en 2012 et 2013 pose des problèmes. Toutefois, quand on examine les limites reconnues à la solution de l'effacement des ouvrages hydrauliques, on voit que nos hauts fonctionnaires sont encore loin du compte.


Voici les limites des effacements d'ouvrages admises par le Ministère (texte du 4 décembre 2015 mise à jour 7 décembre 2015).
Quelles limites?
  • peut nécessiter des travaux d’accompagnement complémentaires car la suppression du seuil ou barrage peut avoir, parfois, des conséquences négatives dont il faut tenir compte ou qu’il faut réduire : stabilisation de berges pour atténuer les effets d’effondrement ou de gonflement/retrait d’argile, ou la reprise d’une érosion latérale, adaptation de prises d’eau existantes en amont lié à l’abaissement de la ligne d’eau voire de prises d’eau en nappe en raison, le cas échéant, d’une influence sur le niveau de la nappe, etc.;
  • difficulté de compatibilité avec un classement comme monument historique de l’ouvrage ou lorsque l’ouvrage fait partie de la « carte postale » d’un site classé, etc.;
  • résistance sociétale au changement de paysage et attachement affectif aux ouvrages existants des populations locales ou des propriétaires, différence d’interprétation de la notion « d’usage » ou « d’utilité » : les décisions de suppression génèrent donc de fortes tensions et des oppositions qui ne permettent pas toujours de les mettre en œuvre à court terme;
  • remet en cause une situation existante de longue date et oblige à imaginer d’autres usages de la rivière ou d’autres intérêts (le bon état écologique), dont le bénéfice, moins direct, n’est pas immédiatement visible; les décisions sont donc difficiles à faire accepter;
  • incompatible avec le maintien de l’usage associé à l’ouvrage ; ne peut donc pas être la solution adaptée lorsque la présence de l’ouvrage est bien toujours pertinente et qu’il doit être maintenu.
Les autres limites (opportunément oubliées)
Cette reconnaissance des problèmes est une première étape vers davantage de réalisme et de prise en compte du consentement des propriétaires, usagers et riverains. Mais elle est encore très incomplète.

En effet, l'effacement d'un ouvrage hydraulique :


L'effacement d'ouvrage est promu au titre de ses avantages économiques et écologiques présumés par rapport à d'autres solutions. Mais l'analyse coût-avantage telle qu'elle est menée aujourd'hui est largement biaisée : elle présuppose au plan économique que l'on peut détruire une propriété et affecter les usages des tiers sans consentir à des compensations ; elle écarte des désavantages ou risques écologiques, qui représentent eux aussi des coûts complémentaires d'analyse et de gestion. Si la destruction d'ouvrages est un chantier précipité et bâclé, il est certain que l'on pourra avancer des coûts moindres (ce que l'on fait aujourd'hui). Si l'on prend tous les paramètres en compte, la situation change et cette "solution" montre rapidement ses limites.

A lire en complément

Coûts insupportables, risques non maîtrisés, bénéfices incertains: deux députés s'inquiètent de la continuité écologique

Depuis la rentrée de septembre 2015, on doit approcher la trentaine de questions parlementaires posées à Mme la Ministre de l'Ecologie à propos des problèmes issus de la mise en oeuvre de la continuité écologique. Voici les deux dernières à l'Assemblée nationale. L'omerta des services administratifs craque de partout, et les politiques découvrent l'ampleur des problèmes. Encore ne mesurent-ils pas les résultats catastrophiques de la politique française de l'eau, dont le gâchis d'argent public pour détruire des moulins centenaires n'est qu'un symptôme...


Question N° 91811 M. Christian Jacob appelle l'attention de Mme la ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie sur l'application de l'article L. 214-17 de la loi sur l'eau. S'agissant de rivières classées prioritaires en matière de rétablissement de la continuité hydraulique et piscicole, les propriétaires sont censés notamment procéder à la pose de passe à poisson dont le coût est exorbitant. Il lui demande, dans ce cas de figure, à quelles conditions et comment le système indemnitaire se met en place. Au-delà des questions liées à la mise aux normes de moulins ou d'écluses issus de notre histoire industrielle ou produisant encore de l'électricité, il est indispensable de clarifier la réglementation, et particulièrement la question de l'accompagnement des travaux par les agences de bassin. Il lui demande par conséquent s'il est envisagé un report des mises en conformité au regard de leur coût insupportable.

Question N° 91614  M. Michel Heinrich appelle l'attention de Mme la ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie sur l'application du principe de continuité écologique des cours d'eau, prévu par la loi sur l'eau et les milieux aquatiques. Ainsi, et c'est le cas dans les Vosges, département en tête de bassin, pour les rivières Saône et Moselle, la grande majorité des cours d'eau a été classée en liste 2, ce qui contraint les propriétaires d'ouvrages situés sur ces cours d'eau à tout mettre en œuvre pour assurer le transport de sédiments et la circulation des poissons. Ces dispositions, qui vont au-delà de la directive européenne sur l'eau, auront des conséquences catastrophiques eu égards aux contraintes et aux charges qu'elles occasionnent dans un délai trop rapproché et le risque est élevé de voir disparaître les ouvrages, seuils et barrages installés sur les cours d'eau, malgré, pour la plupart, un intérêt manifeste pour la régulation des débits, la transition énergétique ou le tourisme notamment. Il n'est pourtant pas prouvé que la réintroduction de la continuité écologique puisse contribuer au retour de la qualité de l'eau et parfois même, le contraire est même à redouter à défaut de maîtrise et d'aménagement. En outre, les dispositions préconisées sont impossibles à réaliser dans les délais fixés et inapplicables, ces normes ne pourront pas être respectées. Il est donc indispensable d'envisager le report de l'application de ces mesures dont le bénéfice est trop incertain au regard des risques qu'elles comportent. Certes la lutte contre la pollution de l'eau doit rester une priorité mais au moyen de mesures équilibrées. C'est pourquoi il propose la mise en place d'un moratoire dont le délai ainsi accordé dans l'application de la continuité écologique permettrait une réflexion approfondie grâce à la constitution d'un groupe de travail qui associerait tous les acteurs concernés.

Elus, associations, personnalités : comme plus de 1200 grandes signatures, dont 250 associations et fédérations représentant plus de 100.000 adhérents directs, demandez à votre tour un moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. La mobilisation doit monter en puissance pour dénoncer une réforme inapplicable et ré-orienter l'action publique vers des dépenses utiles.

Histoire des rivières de la Tille et de la Bèze

Syndicats et EPTB n'ont pas tous les mêmes oeillères. L'EPTB Saône & Doubs, avec qui notre association avait déjà débattu dans des conditions de bonne ouverture d'esprit, a décidé de mobiliser un regard historique sur les pratiques des habitants et la place de l’eau sur les bassins versants. Deux rivières sont concernées, la Tille et la Bèze. Ce travail de Vincent Ricau nous apprend bien des choses sur l'histoire de ces rivières, de leur peuplement humain et de leurs aménagements hydrauliques. Les premiers drainages et transports d'eau des Romains, vite suivis par l'implantation des moulins au haut Moyen Âge, témoignent de l'ancienneté des modifications du bassin versant. Le XXe siècle a accéléré ces changements, en particulier avec l'intensification et la mécanisation des pratiques agricoles. L'étude montre comment certains usages évoluent au fil des siècles. Les moulins, qui furent jadis des usines bruyantes pleines d'activité, sont souvent devenus de paisibles demeures ou des instruments de valorisation paysagère. Le partage de ces réflexions sur le temps long des usages humains de l'eau, mais aussi la persistance des ouvrages et paysages produits par ces usages, nous paraît aujourd'hui un antidote indispensable à l'amnésie de certains tenants de l'ingénierie écologique, focalisés sur la fonctionnalité des milieux naturels et incapables de s'ouvrir aux autres dimensions de la rivière. Apprécions l'héritage des siècles passés, réfléchissons aux différentes modalités de sa valorisation et gardons-nous de céder à l'éphémère enthousiasme des modes.

Lien pour télécharger l'étude

Idée reçue #11: "Les ouvrages les plus impactants pour la continuité écologique sont traités en priorité"

Dans le classement le plus contraignant des rivières françaises (liste 2, obligation d'aménager l'ouvrage), les services de l'Etat ont procédé à de savants découpages. Plus question de continuité en ce domaine, on tronçonne à façon. Ou alors on ne classe pas du tout. La raison? Les rivières concernées possèdent de grands barrages. C'est-à-dire les plus impactants pour les milieux, ceux qui devraient être considérés en priorité en raison du blocage piscicole et sédimentaire total qu'ils occasionnent. Comme par hasard, ces ouvrages relèvent souvent de la gestion publique ou assimilée (EDF, VNF, EPTB…), quand ce ne sont pas des piscicultures ou réserves pour les fédérations de pêche. Deux poids deux mesures, mais une seule imposture: matraquer les petits ouvrages du domaine privé que l'on veut voir disparaître en affirmant sans preuve qu'ils ont un impact grave. 



La continuité est une notion qui devrait être assez simple : l'eau circule de la source à la confluence ou à l'embouchure. Pourtant, quand on observe le classement des cours d'eau en liste 2 (c'est-à-dire avec obligation d'aménagement d'ouvrage à 5 ans), on s'aperçoit d'étonnantes discontinuités.

Un classement tout à fait discontinu: petits découpages entre amis
Voici à titre d'exemple quelques extraits des classements des rivières de Bourgogne. Leur point commun? Elles possèdent un ouvrage hydraulique de grande taille (servant à la production d'électricité, au soutien d'étiage de canaux, à l'écrêtement de crue). On s'aperçoit que le classement en liste 2… contourne très soigneusement l'obstacle!

Cure
De sa source à la limite aval de la masse d’eau : [FRHR. 49A] la Cure de sa source à l’amont du lac des Settons (exclu)
De la limite amont de la masse d’eau : [FRHR. 49C] la Cure de l’aval du lac des Settons à l’amont de la retenue de Crescent (exclu) au point défini par les coordonnées L. 93 : X : 770998, Y : 6698207

Yonne
De la source à l’amont de Pannecière
De l’aval de Pannecière à la confluence avec le cours d’eau [F31-0400] La Cure

Armançon
De la limite amont de la masse d’eau : [FRHR. 61C] L’Armançon de l’aval du lac de Pont au confluent de la Brenne (exclu) à la confluence avec le cours d’eau principal : [F3--0200] L’Yonne

Brenne
De la limite amont du réservoir biologique : [RB_63] rivière la Brenne aval et bief du moulin à la confluence avec le cours d’eau principal : [F3--0210] L’Armançon

Ternin
Le Ternin du barrage de Chamboux jusqu'à la confluence avec l'Arroux

Aron
L'Aron de la confluence avec le Trait jusqu'au barrage de Cercy-la-Tour
L'Aron du barrage de Cercy-la-Tour jusqu'à la confluence avec la Loire

Faites ce que je dis, mais ne dites pas ce que je fais: l'administration entend imposer aux petits ouvrages de ces rivières des aménagements à coût exorbitant (quand ce ne sont pas des destructions pures et simples) dont elle exonère généreusement les grands barrages du linéaire. On arrive à des situations proprement surréalistes où des fonctionnaires de la DDT et de l'Onema certifient au propriétaire d'un seuil de 1,5 m qu'il est absolument nécessaire d'aménager son ouvrage pour que les poissons bénéficient des 500 derniers mètres les séparant d'un grand barrage VNF de 20 m de hauteur sans aucun projet d'aménagement. Et l'Agence de l'eau de renchérir en garantissant que l'argent public peut servir à ce triomphe manifeste de la continuité écologique.

Partialité, hypocrisie et manipulation à tous les étages
Comme nous l'avons exposé, à peu près toute la littérature scientifique sur la continuité écologique s'est construite depuis trente ans sur l'analyse des grands ouvrages hydrauliques, et non pas sur le rôle morphologique des moulins. Les raisons en sont simples à comprendre:
  • ces grands ouvrages sont totalement infranchissables aux poissons en montaison, et parfois dangereux (morbidité) en dévalaison; 
  • insubmersibles lors des crues, ils ne permettent aucun passage latéral (alors que l'ennoyage des petits ouvrages ou leur contournement par lit majeur innondé est fréquent); 
  • ayant une grande capacité d'accumulation, ils bloquent les sédiments (qu'ils relarguent pour les plus fins lors des vidanges d'entretien, entraînant des colmatages à l'aval); 
  • ces ouvrages stockent souvent l'eau et la relâchent parfois brutalement, provoquant alors des variations de débit sans commune mesure avec la variation naturelle d'un débit de rivière;
  • l'écoulement par le fond (hypolimnique) entraînent parfois des variations thermiques importantes. 
Bref, les grands barrages ont des impacts réels et ce sont les cas d'école de la continuité écologique. Alors que les petits, et particulièrement les seuils de moulin largement majoritaires en France, deviennent rapidement transparents aux sédiments (volume de stockage très faible par rapport au charriage du bassin) et n'ont jamais empêché historiquement la colonisation de toutes les têtes de bassin par les migrateurs (voirl'exemple du saumon de la Cure et ce dossier OCE).

Certains objectent : "ah mais ces grands barrages ont un usage, eux" (sous-entendu fréquent chez les plus militants de ces forts d'esprit: "le propriétaire privé est toujours un vilain parasite, il faut en finir avec son ouvrage"). Cet argument utilitariste de l'usage est sans intérêt pour l'écologie. Il signale même en général un facteur aggravant : plus l'ouvrage montre cet "usage" qu'on lui vante, plus il est massif, plus il a d'impact sur les écoulements et les peuplements (hors STEP de montagne et autres configurations hydrauliques particulières). Par ailleurs, pour ce qui est de la circulation piscicole, il existe aujourd'hui des solutions (écluses, ascenseurs, vastes canaux de contournement) permettant de franchir des ouvrages de plusieurs dizaines de mètres de hauteur : c'est une affaire de volonté politique, et le Ministère de l'Ecologie prétend en avoir à revendre dans le domaine de la continuité. Enfin, les mêmes qui vantent l'usage des grands barrages sont généralement les premiers à militer contre l'usage des petits, notamment leur équipement hydro-électrique ("vous n'y pensez pas … c'est pour faire du profit et c'est mal … cela ne produit presque rien, voyons … bla bla bla") et, de manière générale, à freiner des quatre fers les emplois locaux de l'eau (irrigation, pisciculture etc.) au prétexte de ne surtout pas altérer les milieux.

Pour finir, et indépendamment du scandale que représente le découpage entre initiés du classement des cours d'eau, on doit ajouter qu'au sein des tronçons classés, il n'y a aucune sorte de priorisation des ouvrages en fonction de leurs impacts. Il suffit d'observer les seuils et barrages effacés depuis quelques années, ce sont bien souvent les plus modestes et leur traitement prioritaire résulte d'une opportunité politique (le maître d'ouvrage qui a eu la faiblesse d'accepter un montage), pas d'une méthodologie transparente d'inspiration écologique. Alors que le classement en liste 2 a soi disant pour objectif les "poissons migrateurs" (au terme de la loi), qui sont presque tous amphihalins, il n'y a pas davantage de priorisation conçue selon les axes de migration. On compte par exemple plus de 900 ouvrages de liste 2 en Bourgogne, qui est une tête de bassin assez éloignée des mers : quand on voit les cours d'eau fragmentés, réchauffés et pollués que sont censés franchir les saumons, anguilles, lamproies marines, grandes aloses et autres migrateurs avant d'arriver dans les eaux bourguignonnes, on se demande pourquoi il était si urgent de classer tant d'ouvrages dès 2012 et 2013.

Remettons donc les idées à l'endroit : l'essentiel de la recherche scientifique en continuité écologique concerne l'impact des grands ouvrages hydrauliques sur le transit sédimentaire et le franchissement piscicole. L'administration française s'est livrée à une double imposture : elle a prétendu sans preuve que les ouvrages très modestes de la petite hydraulique ont de graves impacts sur les milieux ; elle a découpé le classement des rivières de sorte que certains des grands ouvrages à plus fort impact n'aient aucune obligation d'aménagement. Quand ces barrages épargnés relèvent de la gestion publique, et donc d'une exemplarité attendue de l'Etat, l'imposture s'aggrave d'une forfaiture. A cela s'ajoutent des classements massifs dans des chevelus des têtes de bassin où il n'existe aucun enjeu migrateur réel, alors que la loi a désigné cette dimension comme justificatrice du classement. Les propriétaires d'ouvrages hydrauliques classés en liste 2 n'ont pas à accepter une réforme inégalitaire et inefficace, qui a manifestement été conçue pour éliminer sélectivement des seuils et barrages dont l'administration ne veut plus entendre parler.

Illustration : barrage de Pannecière (49 m), seuil de Belan-sur-Ource (1 m). Saurez-vous faire la différence entre un ouvrage ayant un fort impact et celui qui n'en a presque pas? Figurez-vous que pour les fonctionnaires et gestionnaires en charge de la continuité écologique, la réponse de sens commun ne va pas de soi… Ces choix grotesques seraient risibles si les mêmes personnes n'envoyaient pas leurs pelleteuses pour dé

09/12/2015

Idée reçue #09 : "Seuils, digues et barrages nuisent aux services rendus par les écosystèmes, qui demandent des rivières libres"

Les "services rendus par les écosystèmes" font partie des outils conceptuels parfois invoqués par l'administration ou le gestionnaire pour justifier la politique dite de continuité écologique et de restauration morphologique des rivières. La rivière plus "libre" et plus "sauvage" serait celle qui rend le plus de services à notre société. Or, c'est un complet contre-sens : on parle bien de service rendu "par" les écosystèmes (et non "aux" écosystèmes). Cette notion demande que les masses d'eau servent effectivement aux besoins humains, et non pas qu'ils soient laissés à eux-mêmes dans une logique conservationniste. On s'aperçoit que les ouvrages hydrauliques sont des éléments indispensables pour exploiter les services rendus par les écosystèmes, et que les politiques de renaturation des rivières nuisent à ces objectifs. Le développement des territoires demande un bon équilibre entre tronçons de rivière à écoulement naturel (déjà présents en général) et tronçons avec ouvrages servant à des multiples usages.


En 2001, les Nations Unies ont lancé l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire (Millennium Ecosystem Assessment ou MEA), processus qui s'est traduit en 2005 par un rapport de synthèse sur Les écosystèmes et le bien-être humain (MEA 2005). De là est né l'approche des "services rendus par les écosystèmes", parfois appelés "services écosystémiques" ou "services environnementaux" (avec diverses nuances et de nombreux débats, voir par exemple des synthèses chez Bonin et Antona 2012Méral 2012).


Analyse des services rendus par les écosystèmes aquatiques continentaux: les ouvrages sont associés à la plupart d'entre eux
Dans une synthèse exploratoire de 2009, visant à transférer dans la programmation publique française cette approche, le Ministère de l'Ecologie a recensé 43 types de services rendus par les écosystèmes dans 3 grandes catégories (approvisionnement, régulation, social), au lieu des 4 initialement définies par le MEA, cf MEDDE 2009, voir aussi Maresca et al 2011). Nous reprenons la liste de ces services comme représentatifs d'une grille d'évaluation applicable aux ouvrages hydrauliques.

Service d'approvisionnement
  • Support de cultures alimentaires 
  • Support de cultures énergétiques 
  • Support pour l’aquaculture
  • Production d’animaux pour la pêche professionnelle
  • Production de végétaux et de champignons pour la cueillette
  • Éléments minéraux pour l’extraction (granulats)
  • Support pour la production de fibres et autres matériaux
  • Support pour la production de bois
  • Fourniture d’eau à usage domestique 
  • Production eau embouteillée (minérale et de source)
  • Fourniture d’eau à usage agricole
  • Fourniture d’eau à usage industriel (dont la production d’énergie)
  • Réservoir du vivant 
  • Transport fluvial maritime

Commentaires : 
  • les seuils, barrages, écluses et digues sont directement impliqués dans les services rendus au titre de l'aquaculture, de l'irrigation, des réservoirs d'eau potable, de la production d'énergie, du transport maritime et fluvial – toutes activités qui demandent une régulation de l'eau et généralement une modification de son profil en long ou en travers ;
  • les mesures de restauration morphologique impactent négativement la plupart des activités mentionnées dans cette rubrique, par exemple le surcoût dû à l'interdiction d'abreuvement direct du bétail en rivière, l'interdiction d'extraction des granulats, et bien sûr l'effacement des ouvrages qui va à l'encontre de tous les usages ou potentialités d'usage dans les activités précédemment citées. 
Service de régulation
  • Prévention des crues et des inondations
  • Atténuation de l’effet des sécheresses
  • Prévention des désordres géomorphologiques des cours d’eau
  • Purification de l’eau
  • Régulation de l’érosion et des coulées de boues
  • Limitation des avalanches
  • Maintien de la qualité des sols
  • Recyclage de la matière organique
  • Régulation de la dynamique des pathogènes et parasites 
  • Régulation de la dynamique des espèces nuisibles et envahissantes 
  • Maintien de la pollinisation
  • Purification et maintien de la qualité de l’air
  • Régulation du climat local
  • Régulation du climat planétaire
  • Biodiversité et fonctionnement des écosystèmes, maintien réciproque
Commentaires : 
  • les seuils, barrages, écluses et digues sont impliqués dans la prévention ou l'atténuation des crus et inondations, la régulation des espèces nuisibles et envahissantes ;
  • les retenues participent à l'atténuation de l'effet des sécheresses, une partie d'entre elles étant conçues pour le soutien d'étiage ;
  • les eaux plutôt stagnantes ont un rôle positif pour l'élimination des intrants agricoles (N, P) et les retenues servent souvent de stockage sédimentaire de polluants qui, sans elle, se diffuseraient dans les milieux et les espèces, donc il faut le mettre au crédit dans la rubrique purification de l'eau ;
  • les seuils et barrages montrent une corrélation nulle voire légèrement positive sur l'indicateur de richesse spécifique en rivière (biodiversité), même si localement ils peuvent avoir des pressions négatives sur certaines espèces ; 
  • le seul point de cette liste jugé comme globalement négatif est celui dufonctionnement des écosystèmes au sens où les obstacles modifient le transit sédimentaire et le franchissement piscicole.
Services à caractère social
  • Qualité du paysage (esthétique) 
  • Qualité de l’environnement olfactif
  • Qualité de l’environnement sonore
  • Valeur intrinsèque et patrimoniale de la biodiversité (espèces protégées, etc.)
  • Communautés humaines spécifiques Source d’inspiration artistique
  • Production d’animaux pour la chasse
  • Production d’animaux pour la pêche
  • Support de sports de nature (eau douce, randonnée, aérien)
  • Support pour le tourisme et les loisirs de nature
  • Support pour le thermalisme et la thalassothérapie
  • Support de travaux de recherche
  • Support pour le développement des savoirs éducatifs

Commentaires : 
  • certains points de cette liste sont assez subjectifs, par définition les usages sociaux et présentations collectives des milieux aquatiques sont très divers; 
  • cette catégorie de services contredit directement la position de l'administration française (exprimée dans les circulaires relatives à la continuité écologique de 2010 et 2013) sur les ouvrages "sans usage" (par quoi il faut entendre sans usage agricole, énergétique, hydrologique), puisqu'il existe des usages esthétiques, culturels, récréatifs, paysagers, ayant des valeurs marchandes et non-marchandes (on parle aussi de bénéfice tangibles et non tangibles dans l'analyse multi-critère, le bénéfice non tangible étant celui qui n'a pas d'équivalent prix sur un marché de référence);
  • les paysages de retenues et le patrimoine hydraulique sont dans l'ensemble appréciés des riverains et touristes, d'autant qu'ils n'empêchent pas l'existence de linéaires plus naturels (diversification des profils du bassin, et donc des usages potentiels) ;
  • la production d'animaux pour la pêche a un bilan ambivalent (cela dépend des espèces pêchées – blancs, carpes, truites, saumons, etc. – sachant que tous les pêcheurs ne sont pas orientés sur les migrateurs, espèces par ailleurs protégées et dont la pêche de loisir reste problématique);
  • un grand nombre de moulins sont exploités pour le tourisme comme chambres d'hôtes ou gîtes ruraux, et les grands lacs de retenues sont des zones très prisées du point de vue récréatif pour toutes les régions sans accès à la mer ;
  • les moulins et usines hydro-électriques sont également l'objet de visites aux journées du patrimoine, de l'énergie, de la science, etc. et font l'objet de travaux de recherche pour diverses disciplines, d'où leur rôle culturel, éducatif et cognitif.

Les services rendus par les écosystèmes sont conforme à l'esprit de la loi sur l'eau demandant une "gestion équilibrée et durable" de la ressource
La notion de "services rendus par les écosystèmes" est conforme à ce que le législateur a posé dans le Code de l'environnement concernant la "gestion équilibrée et durable de la ressource en eau" (L211-1 CE). Le Code pose bien sûr la nécessité de garantir "la préservation des écosystèmes aquatiques", "la protection des eaux et la lutte contre toute pollution", "la restauration de la qualité de ces eaux". Mais il demande aussi bien :
  • "la valorisation de l'eau comme ressource économique et, en particulier, pour le développement de la production d'électricité d'origine renouvelable";
  • "la promotion d'une utilisation efficace, économe et durable de la ressource en eau";
  • en prenant comptes des exigences "de l'agriculture, des pêches et des cultures marines, de la pêche en eau douce, de l'industrie, de la production d'énergie, en particulier pour assurer la sécurité du système électrique, des transports, du tourisme, de la protection des sites, des loisirs et des sports nautiques ainsi que de toutes autres activités humaines légalement exercées".
Quand le gestionnaire doit faire des choix en rivière, il est censé avoir à l'esprit l'ensemble de ces éléments. Malheureusement, on s'aperçoit que certains personnels des Agences de l'eau, de l'Onema, des syndicats de rivière se représentent parfois leur mission principale comme la protection et la conservation de la nature face aux activités humaines. Mais ce n'est pas leur rôle, et on ne peut que conseiller à ceux qui ressentent cette aspiration (fort légitime par ailleurs) de rejoindre des associations naturalistes, conservationnistes et écologistes.

Entendons-nous bien : la notion de services rendus par les écosystèmes ne signifie pas que nous devons par n'importe quel moyen exploiter, encadrer, modifier les rivières et autres masses d'eau. Les travaux récents en morphologie fluviale montrent qu'il est possible d'utiliser la dynamique spontanée des cours d'eau pour obtenir certains effets utiles à la société. Par exemple, plutôt que des endiguements systématiques de berges ou des constructions d'ouvrages écrêteurs, on préfère désormais modéliser des zones d'expansion de crue en lit majeur (quand le foncier s'y prête, ce qui n'est pas toujours le cas). De même, les travaux en hydrobiologie ou en écotoxicologie nous montrent des effets négatifs de certaines activités humaines, et il est intéressant de trouver les moyens les plus efficaces et les plus consensuels pour limiter nos impacts. En revanche, on parle de bien de services rendus par les écosystèmes et non pas de services rendus aux écosystèmes. C'est donc en dernier ressort le bien-être de la société humaine qui va définir l'ordre de priorité des actions et l'intérêt général.

Dans le cas particulier des barrages (leur construction ou leur démantèlement), il existe beaucoup de discussions entre chercheurs et experts, mais peu de consensus sur des méthodologie éprouvées pour l'évaluation coût-bénéfice des options alternatives (voir par exemple dans la littérature récente Palmer et al 2014Auerbach et al 2014Le Roy Poff et al 2015Wohl et al 2015).

Quand la communication publique détourne le résultat de travaux scientifiques
Notons enfin que la communication de l'action publique se permet, en ce domaine comme en bien d'autres, des approximations qui confinent parfois aux manipulations. Par exemple, le rapport Levraut 2013 sur l'évaluation des politiques de l'eau cité l'étude deRey-Benayas 2009 (parue dans Science), elle-même invoquée par divers textes en France (par exemple plaquette Onema 2009Plan d'action sur la restauration de la continuité écologique diagnostic 2012, etc.).

Or, voici le graphique de synthèse de ce travail de recherche, assortie d’une légende en commentaires (cliquer pour agrandir).

On observe donc qu’en milieu tempéré et aquatique — ce qui intéresse la politique de l’eau en France — l’effet de la restauration écologique est à peu près nul (histogrammes de gauche, différence entre milieu restauré et milieu intact / milieu restauré et milieu dégradé non restauré) et que les services rendus par les écosystèmes ne sont pas statistiquement significatifs (histogramme de droite) — c’est-à-dire que la méta-analyse de Rey-Benayas et al 2009 ne parvient pas à trouver autre chose que du bruit sans signification. Ce n'est pas la manière dont les choses sont présentées au public. Mais c'est une tromperie par rapport aux résultats réels de ces chercheurs.

Autre exemple de dérive : les supposées études d'impact qui accompagnent les choix publics de continuité, par exemple les analyses du bureau Poyry 2011-2012 sur les effets du classement des rivières (voir par exemple en Seine-Normandie 2011). C'est un exemple caricatural de document ad hoc à peu près dénué de valeur : pas de quantification complète des seuils, digues, barrages concernés sur les linéaires classés, pas d'analyse réaliste des coûts de restauration, étude bâclée de la valeur patrimoniale et culturelle,  flou généralisé sur les avantages supposés (pour la pêche, le loisir, etc.). Qu'un bureau d'études mette en péril la crédibilité de sa signature pour plaire au financeur public qui lui commandite de tels travaux, c'est son problème ; que de tels documents prétendent alimenter de manière fiable et impartiale le débat public sur les choix en rivières, c'est inacceptable.

Au demeurant, la conséquence de ces estimations fantaisistes ne tarde pas : quand la politique de continuité se met réellement en oeuvre sur le terrain, les gens protestent de son coût élevé et de ses choix agressifs pour des services rendus aux populations à peu près inexistants. Les Agences de l'eau sont obligées de reconnaître dans leur diagnostic des SDAGE 2016-2021 que la mise en oeuvre de la continuité écologique se heurte à de fortes oppositions et incompréhensions. Cela n'a rien d'étonnant : les avantages et usages des ouvrages ont été gommés ou écartés, les bénéfices intangibles ont été ignorés, les coûts et la complexité technique des travaux ont été sous-estimés, les populations locales (et non pas les lobbies de bureaux) n'ont pas été consultés pour produire des grilles réalistes d'évaluation, etc. Ces choix technocratiques hors-sol n'ont pas de légitimité démocratique, mais également pas de réalisme économique dans la phase de programmation. 

Remettre les idées à l'endroit
Rappelons donc quelques vérités élémentaires à l'encontre des idées reçues : les mesures de continuité écologique et de restauration morphologique  ne s'inscrivent pas spécialement dans la logique des services rendus par les écosystèmes aquatiques, et certaines de ces mesures vont même directement à l'encontre de ces services. Les seuils, barrages, digues et écluses ont toujours été des éléments constitutifs des usages humains de l'eau, et cela dans un grand nombre de domaines différents (agriculture, énergie, eau potable, tourisme, transport, etc.). Une approche manifestement excessive dite de "renaturation des rivières" est devenue le soubassement implicite de la politique publique dans le domaine de la continuité, au mépris de la prise en compte d'une "gestion équilibrée et durable de la ressource en eau" telle que souhaitée par le législateur. Cette dérive doit être dénoncé et combattue comme contraire à l'intérêt général, car elle tend à imposer de manière arbitraire une hiérarchie des normes et une priorisation des usages de la rivière qui n'ont jamais été démocratiquement débattus ni validés. Cela n'empêche pas de développer, de manière progressive, raisonnable, concertée et publiquement financée, des programmes visant à des gains de transparence sédimentaire et piscicole sur les ouvrages de certains bassins versants. Ainsi qu'à utiliser de manière générale nos connaissances en morphologie et écologie de la rivière pour une co-existence plus intelligente, plus modeste et plus respectueuse avec les milieux naturels.

Illustrations. En haut : en été, les populations locales et les touristes envahissent ce seuil d'ancien moulin transformé en usine hydro-électrique sur la Seine amont (Aube). Ce type de service rendu, difficile à caractériser par une approche top-down, n'est généralement pas quantifié dans les analyses informant l'action publique. En bas : graphique extrait de Rey-Benayas et al 2009, ref. cit.

A lire en complément
Entre vocation hydraulique et renaturation écologique, les syndicats de rivière en pleine schizophrénie

03/12/2015

Energie hydraulique, continuité écologique: les bonnes questions du sénateur Jean-Jacques Lasserre

Jean-Jacques Lasserre, sénateur des Pyrénées-Atlantiques, interpelle le gouvernement sur les contradictions entre la volonté affichée de lutter contre le réchauffement climatique et le découragement de l'énergie hydro-électrique par des demandes administratives sans réalisme économique ni proportion aux enjeux écologiques. (Source)


M. Jean-Jacques Lasserre . - Il existe en France plusieurs milliers de moulins qui produisent de l'hydroélectricité, et plusieurs milliers d'autres qui pourraient en produire. Mais la complexité des demandes d'autorisation, le coût de l'investissement dans les équipements et les barrières administratives opposées par la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) sont autant de freins. Il y a une contradiction évidente entre la volonté du ministère de développer cette énergie alternative et la piètre mise en valeur de ce potentiel par les services de l'État.

La petite hydroélectricité, en plus d'être une énergie renouvelable, respecte l'environnement puisque les plans d'eau créés par les microcentrales sont autant d'écosystèmes protégés et de sites touristiques attractifs. Elle constitue un apport énergétique non négligeable. Les installations en rivière contribuent aussi à l'étalement des crues - ce que nous apprécions, au Pays basque. La destruction des seuils naturels ou artificiels en rivière au motif de continuité écologique est une grave erreur. Enfin, la petite hydroélectricité crée de l'activité dans les campagnes. Que compte faire le Gouvernement?

M. André Vallini, secrétaire d'État auprès de la ministre de la décentralisation et de la fonction publique, chargé de la réforme territoriale . - La petite hydroélectricité est une filière de production d'énergie renouvelable qui présente bien des atouts en milieu rural. Dans la loi pour la transition énergétique, le Gouvernement a soutenu la reprise des petites installations en mettant au point une autorisation unique ; le tarif de rachat sera réévalué, les très petites installations y seront éligibles. Enfin, des appels d'offres seront lancés, certaines seront ciblées sur les installations de très petite puissance comme les moulins.

M. Jean-Jacques Lasserre. - Sans mettre en cause vos bonnes intentions, j'espère que les administrations suivront dans les départements.


Commentaires
Le sénateur a résumé en quelques mots les atouts du patrimoine hydraulique et l'intérêt de son équipement. Il est fondé à s'interroger sur le comportement des administrations dans chaque département. Mais il conviendrait également de pointer la responsabilité de la Direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du Ministère de l'Ecologie, ainsi que celle de l'Onema. Car après tout,  dans le domaine de l'eau, la plupart des services déconcentrés de l'Etat ne font que suivre les instructions de la DEB ou les prescriptions techniques de l'Office.

Rappelons que :
  • jamais les députés et sénateurs n'ont voté l'effacement des ouvrages dans la loi sur l'eau de 2006 ni dans la loi de Grenelle de 2009 (voir cet article et voir lecompte-rendu de la commission des lois de 2006); 
  • c'est une interprétation abusive de l'administration qui a introduit, dans les Circulaires de 2010 (application du Parce 2009) et 2013 (application du classement des rivières), en même temps que dans les préconisations des représentants de l'Etat au sein de certaines Agences de l'eau, l'effacement prioritaire des ouvrages (voir cet article);
  • alors que la Ministre de l'Ecologie appelle à ne plus détruire les moulins (voir cet article), tout comme la Ministre de la Culture (voir cet article), rien ne change dans le comportement administratif, de sorte que l'autorité de l'Etat sur sa propre administration commence à être questionnée, en particulier dans ce domaine de l'eau où certains éléments des directions ministérielles et certains établissements administratifs poursuivent manifestement des programmes idéologiques allant bien au-delà de l'application de la loi;
  • la dérive est loin d'avoir cessé, puisque le décret du 1er juillet 2014 et l'arrêté du 11septembre 2015 illustrent l'acharnement persistant de l'administration à compliquer la vie des propriétaires d'ouvrages hydrauliques, en l'occurrence à faciliter la casse des droits d'eau et règlements d'eau, soumettre au bon vouloir du Préfet toute restauration énergétique de moulin, imposer des mesures d'aménagement disproportionnées qui coûtent des dizaines à des centaines de milliers d'euros sur chaque ouvrage, même modeste, qui découragent toute action et qui n'ont jamais fait l'objet d'une analyse coût-efficacité sérieuse à échelle des bassins où elles prétendent s'appliquer;
  • l'appel à projets du 13 novembre 2015 lancé par Ségolène Royal, s'il va dans le bon sens, ne corrige hélas pas la tendance de fond car il ne concerne que 50 projets entre 36 et 150 kW (sur un total de sites équipables supérieur à... 70.000), il impose des encadrements disproportionnés pour ce type de petites puissances, il ne permet pas des tarifs de revente assez élevés pour compenser les coûts énormes des mises aux normes écologiques demandées dans le cahier des charges.
Comme en témoigne le soutien de plus en plus massif que reçoit l'appel à moratoire sur la continuité écologique, le fossé se creuse entre les riverains, les usagers et leurs élus d'une part, l'administration centrale, les services déconcentrés, les Agences de l'eau et l'Onema d'autre part. L'action publique est perçue comme opaque, complexe, déraisonnable et inefficace, quand elle n'est pas jugée partiale voire arbitraire. A ceux qui affirment au sommet de l'Etat qu'il ne faut plus détruire mais aménager et équiper les ouvrages hydrauliques, nous demandons davantage que des bonnes paroles : nous voulons desdécisions claires, des textes opposables par les propriétaires d'ouvrages à toute tentative de les pousser à l'effacement de leur bien ou au renoncement de son équipement énergétique.

Illustration : France 3, droits réservés. Pendant que le gouvernement fait de vagues promesses, les programmes de destruction continuent. Si l'effacement produit un bénéfice écologique conséquent et prouvé (ou améliore la sécurité publique), et s'il relève d'un choix libre, éclairé, informé, sans chantage économique ni pression réglementaire du maître d'ouvrage et des riverains dans l'influence du barrage, pourquoi pas? Mais ces conditions sont aujourd'hui très rarement réunies.

26/11/2015

Idée reçue #08 : "Les opérations de restauration écologique et morphologique de rivière ont toujours de très bons résultats"


La cause est entendue : seuls l'égoïsme, le conservatisme et l'obscurantisme des riverains et des propriétaires d'ouvrages hydrauliques empêcheraient d'atteindre le bon état écologique dans la moitié des masses d'eau où il est supposé être dégradé par la morphologie. Corrélativement, les opérations de restauration des cours d'eau menées par le gestionnaire montreraient toujours d'excellents résultats, et seraient "sans regret". C'est inexact, et l'obscurantisme en ce domaine n'est pas forcément où on le croit. Depuis une dizaine d'années, il existe une abondante littérature scientifique internationale de retour critique sur les opérations de restauration écologique en rivière. Elle est souvent sévère dans ses conclusions. Voici deux ou trois choses que ne vous diront jamais les Agences de l'eau, ni l'Onema ni la Direction de l'eau au Ministère de l'Ecologie. Et encore moins vos syndicats de rivière.

Les opérations dites de restauration écologique (ou morphologique) des rivière sont de nature très diverse : augmentation de débit, continuité latérale ou longitudinale (dont effacement de seuils, barrages et digues), stabilisation ou aménagement de zones tampons de berge, enrochements et création de radiers, reméandrage, élargissement du lit, création d'annexes hydrauliques, management de la végétation rivulaire. Ces opérations représentent aujourd'hui 10 à 20% des budgets quinquennaux de programmation des Agences de l'eau, soit une dépense de l'ordre d'un demi-milliard d'euros par an si l'on ajoute la contribution des particuliers et collectivités aux travaux programmés. Le Plan de restauration de la continuité écologique (2009) puis le classement des rivières (2012-2013) ayant induit l'obligation d'aménager tous les seuils et barrages en zones désignées par l'administration, les travaux dits de continuité écologique représentent désormais le plus gros des dépenses en France.

Ces diverses interventions en rivière partent du principe que le compartiment de la morphologie serait un déterminant fort du bon état écologique et chimique des rivières, outre l'intérêt particulier que représente la circulation de certaines espèces migratrices. Modifier les faciès, les substrats et les écoulements de la rivière permettrait d'atteindre une réponse rapide des populations biologiques (poissons, invertébrés, diatomées, macrophytes, phytobenthos) et une amélioration de la physico-chimie du milieu aquatique. Plus précisément, car toutes ces considérations se tiennent dans un cadre normatif et réglementaire, nous pourrions atteindre par la restauration morphologique le "bon état" des eaux qu'exige la Directive cadre européenne 2000 (DCE 2000).

De nombreux travaux scientifiques pointent les incertitudes et limites des opérations de restauration
En raison d'une évolution de leur législation sur l'eau datant du début des années 1970 (Clean Water Act 1972, Endangered Species Act 1973), les Etats-Unis ont été pionniers dans l'expérimentation de la restauration des rivières. Sans surprise, c'est donc aux Etats-Unis qu'apparaissent des premiers bilans critiques dans les années 2000.

Dans un article très cité de la littérature, Margaret Palmer et ses collègues (dont lelaboratoire est un des plus actifs sur le sujet) ont souligné que la restauration écologique des cours d'eau est un outil de plus en plus apprécié des gestionnaires, et que des milliards de dollars (aux Etats-Unis) sont dépensés pour les rivières et fleuves depuis les années 1980. Mais ils pointent le défaut manifeste de suivi scientifique, de protocole normalisé de mesure et d'accord entre experts sur la définition d'un succès écologique. Sans l'adoption de standards partagés, il n'y aura pas de progrès dans la pratique de restauration écologique (Palmer et al 2005). Dans un travail ultérieur, les chercheurs ont analysé le présupposé central des opérations de restauration écologique de rivière selon lequel l'hétérogénéité des habitats (facteur morphologie) régule la biodiversité. Après analyse de 78 opérations des restauration menées par 18 groupes indépendants, il ressort que 2 seulement permettent de conclure de manière robuste à une amélioration significative de la biodiversité (analyse des macro-invertébrés) (Palmer et al 2010). Une synthèse ultérieure de la littérature montre que la restauration de rivière est une pratique ayant connu une croissance exponentielle depuis quelques décennies, mais n'ayant pas évalué ses propres objectifs ni leur succès, soit individuellement soit cumulativement. Si les chenaux traités ont moins d'incision et plus de sinuosité que les chenaux dégradés, les facteurs physiques, chimiques et hydrologiques responsables de la perte des taxa d'intérêt à l'échelle du bassin versant ne sont pas traités pour autant (Bernhardt et Palmer 2011).

Dans la plus récente synthèse du laboratoire de MA Palmer et du National River Restoration Science Synthesis (NRRSS, plus de 37.000 projets en base de données), il est souligné que sur les 644 projets permettant une estimation quantitative de résultats, ces derniers sont "encore décevants" : la morphologie est certes modifiée (ce qui est l'objet primaire de l'intervention), mais une (faible) minorité de projets aboutit à des résultats tangibles que la qualité sur l'eau, sur la hausse de biodiversité ou sur les paramètres biologiques, beaucoup de travaux ne montrant aucune amélioration sur ces compartiments (Palmer et al 2014). (Cliquer l'image ci-dessous pour élargir)


Toujours aux Etats-Unis (côte Atlantique), l'analyse de 5 mesures de qualité biologique pour les poissons et les macro-invertébrés entre des sites urbains ayant connu une restauration morphologique, des sites urbains non restaurés et des sites naturels en bon état écologique permet d'observer que les sites restaurés et non-restaurés ne présentent pas de différence significative de qualité. Cela amène les chercheurs à conclure qu'il faut radicalement changer d'approche en travaillant sur les facteurs de dégradation à échelle du bassin versant (Stanrko et al 2012). Une autre analyse de l'effet des suppression de petits barrages sur la végétation rivulaire, les poisons, les macro-invertébrés, les moules et la dynamique des nutriments permet de discerner deux trajectoires : une restauration totale des écosystèmes, qui reste "improbable dans beaucoup de cas" et demande diverses échelles de temps selon les groupes concernés ; une restauration partielle tenant au fait qu'il existe d'autres impacts sur le bassin versant ou que les barrages ont modifié durablement l'équilibre local. Gestionnaires et chercheurs devraient étudier avant tout effacement de barrage le potentiel réel de restauration afin d'évaluer correctement le bénéfice écologique pour chaque communauté de l'écosystème (Doyle et al 2005)

Les travaux européens sont également nombreux. La DCE 2000 impose l'atteinte du bon état écologique des rivières, ce qui implique de connaître la réponse des communautés aquatiques après les mesures de restauration. Analysant les typologies de masses d'eau (rivières, lacs, eaux de transition et côtières), des chercheurs remarquent que peu d'études répertorient les connaissances écologiques nécessaires au succès des opérations d'amélioration des milieux. Les facteurs majeurs de dégradation sont la croissance de population humaine, ainsi que les changement d'usage des sols et des eaux. Les points critiques pour la restauration sont souvent le manque de données, le fait que ces données sont spécifiques (à un site, un ensemble d'organismes, une période de temps), le délai très variable d'effet des opérations de restauration (Verdonschot et al 2013).

En Allemagne, des chercheurs ont étudié 46 projets de restauration de rivières à la lumière de l'influence amont sur le bassin versant. Trois critères sont pris en compte, l'état des berges, la qualité physique de l'habitat sur différentes longueurs de linéaire amont, l'usage des sols sur l'ensemble des bassins versants. Les indicateurs de réponse biologique concernent les macrophytes, les macro-invertébrés et les poissons. Leur résultat :l'influence du bassin amont est prépondérante par rapport aux amélioration locale des sites ou des tronçons. Poissons et invertébrés répondent au maintien des forêts en amont, et la qualité physique de l'habitat sur les 5 km au-dessus de la restauration présente un fort lien avec la bonne santé biologique. Leur conclusion : une restauration écologique de site a de grand risque d'être un échec si le bassin versant amont est toujours dégradé (Lorenz et Feld 2013).

Les opérations visant à restaurer des habitats pour salmonidés sont fréquentes en Finlande, mais leur suivi scientifique est pauvre, et plus pauvre encore pour les espèces qui ne sont pas directement visées par la restauration. Une analyse before-after-ontrol-impact (BACI) à 3 ans avant / 3 après et une étude témoin à 20 ans montrent que l'impact de la restauration des habitats sur les communautés d'invertébrés est faible, et parfois négatif. Ce résultat peut s'expliquer en partie par les caractéristiques propres des cours d'eau finnois. Néanmoins, les chercheurs insistent sur la nécessité d'une analyse plus rigoureuse de la biodiversité en cours d'eau ou rives restaurés (Louhi et al 2011).

Pour évaluer l'efficacité des opération de restauration morphologique, les chercheurs scandinaves ont sélectionné 18 études de rivières présentant le même profil. Les facteurs pris en compte ont été la réponse abiotique (complexité / rugosité de l'écoulement vitesse de l'eau, capacité de rétention sédimentaire) et la réponse biotique (poissons, macro-invertébrés, végétation aquatique et rivulaire). Le temps de réponse du milieu allait de 1 mois à 24 ans dans ces études. Résultat : la majorité des études constatent un effet abiotique c'est-à-dire un changement dans la dynamique et la morphologie (vitesse plus lente de l'eau, écoulements plus variés, rugosité plus forte du lit, etc.). Mais la réponse du vivant est beaucoup moins évidente : une seule étude sur 8 montre un résultat sur les invertébrés ; une sur 5 une réponse positive des populations piscicoles ; la végétation est un peu plus "répondante" avec 2 succès sur 4 (Nilsson et al 2014).

Le décalage entre les attentes théoriques (comme la réponse aux effacements de barrages) et les résultats concrets peut être particulièrement long, et complexe. L'analyse de deux petites rivières autrichiennes où des barrages ont été effacés depuis le début du XXe siècle montre que la réponse géomorphologique n'est pas conforme aux attentes théoriques, parce que de nombreux autres aménagements discrets de berges ou de lits sont survenus (Pöppl et al 2015). Cela pose évidemment la question des limites de l'ingénierie écologique par rapport aux usages de la rivière, lorsque cette ingénierie entend renaturer ou restaurer des fonctionnalités.

En France, des chercheurs ont analysé 44 projets de restauration des rivières incluant une procédure d'évaluation. Leurs résultats montrent que la qualité de la stratégie d'évaluation reste souvent trop pauvre pour comprendre correctement le lien entre projet de restauration et changement écologique. Dans de nombreux cas, les conclusions tirées sont contradictoires, rendant difficile de déterminer le succès ou l'échec du projet de restauration. Les projets avec les stratégies d'évaluation les plus pauvres ont généralement les conclusions les plus positives sur les effets de la restauration. Recommandation des chercheurs : que l'évaluation soit intégrée très tôt dans le projet et qu'elle soit fondée sur des objectifs clairement définis (Morandi et al 2014).

Une méta-analyse de  69 publications scientifiques (91 projets) et 64 bases de données non publiées en Europe montre que les opérations de restauration morphologique ont en moyenne des effets positifs sur l'abondance et la diversité de certains peuplements, maisles résultats sont très inégaux : les végétaux (macrophytes) ont une réponse 3 à 4 fois plus forte que les animaux (poissons, invertébrés) ; environ un tiers des opérations ont des effets négatifs à nuls ; les résultats positifs tendent à décliner dans le temps ; d'autres prédicteurs comme les usages agricoles des sols limitent les bénéfices ; le substrat sédimentaire du lit a un impact conséquent sur la réponse des poissons (Kail J et al 2015).

Autre point d'inquiétude : l'absence de lien entre la restauration écologique et l'atteinte des objectifs obligatoires de la DCE 2000. Une équipe de chercheurs allemands a étudié 24 tronçons de rivières ayant bénéficié d’une opération de restauration morphologique, et a testé le résultat directement en fonction des critères de qualité de la DCE (les indicateurs objectifs du rapportage à l’Union européenne). On observe un effet sur les populations de poissons (dans 11 cas sur 24, soit une minorité d’expériences), mais rien de notable sur les populations de macrophytes et macro-invertébrés. Conclusion la plus remarquable : une seule opération de restauration écologique sur 24 permet d’arriver au bon état écologique au sens de la DCE, soit un taux d’échec conséquent montrant que l’hydromorphologie n’est probablement pas au cœur des enjeux les plus urgents de qualité des rivières au sein de l’Union européenne (Haase P et al 2013).

Une partie de la recherche s'intéresse aussi aux représentations qui entourent les opérations de restauration de rivière. Le succès de la restauration écologique est aussi affaire de perception : objective quand il s'agit de paramètres quantifiés (mesures de qualité) ; subjective quand on parle d'esthétique du paysage ou de valeur récréative. Après étude de 26 projets de restauration en Allemagne, on constate que si les paramètres morphologiques sont améliorés, les résultats sur les populations de poissons ou les invertébrés benthiques sont moins probants. Ainsi, 40% des répondants à leur enquête admettent que le succès est une affaire de goût, et 45% seulement des objectifs de la restauration sont l'objet d'une mesure. Ce manque de mesure objective implique pour les chercheurs une incapacité à évaluer l'efficacité réelle des interventions morphologiques (Jähnig SC et al 2011)

La suppression des barrages en particulier peut être motivée par la sécurité, la réglementation, l'écologie ou l'économie. Mais ces opérations sont controversées. L'analyse de 17 projets en Suède montre  que trois critères sont à prendre en considération dans l'opposition aux effacements : le financement, les valeurs historiques ou culturelles, les espèces mises en danger. Toutes les parties prenantes doivent être associées et informées, des solutions de compromis étant souvent l'issue de choix (Lejon AGC et al 2009). Deux chercheuses suédoises ont également analysé les débats autour de la suppression des barrages dans quatre villes de leur pays (Alby, Hallstahammar, Orsa et Tallaesen). Leur principale conclusion est que l'opposition à l'effacement des ouvrages hydrauliques ne résulte pas d'un manque de connaissances, c'est-à-dire d'une ignorance sur les effets environnementaux. Plus simplement, les gens ne valorisent pas la même chose : les partisans de l'effacement accordent une grande importance au retour de rivières naturelles,  ce qui inclut aussi l'intérêt pour certaines formes de pêche ; les opposants apprécient la dimension esthétique et historique des barrages, ainsi que les activités rendues possibles par leurs retenues (Joergensen D et Renoefält B 2013).


Les chercheurs donnent des pistes, mais la programmation administrative est loin (très loin) d'appliquer leurs idées
Au terme de cette revue rapide, on voit que le bilan des opérations des restauration morphologique et écologique en rivière est loin d'être aussi brillant que ne l'affirment les gestionnaires dans leur communication vers les élus et le public.

Plusieurs pistes de travail ont été proposées pour comprendre les limites ou les échecs:
  • objectifs de restauration trop médiocrement définis; 
  • facteurs limitants des populations cibles trop mal connus ou pris en compte ;
  • manque d'évaluation croisée des différentes échelles spatiales (site, tronçon, bassin versant) ; 
  • méthodes standardisées de suivis et mesures non prévues (ou non respectées) ; 
  • espèces choisies non représentatives / indicatives des communautés d'intérêt ; 
  • pools de population susceptibles de recoloniser le milieu non présents à taille critique ; 
  • temps écoulé depuis la restauration trop court ; 
  • retour à l'équilibre biotique local déjà réalisé (populations présentes au moment de la restauration à l'optimum des sites concernés).
A la question purement biologique et morphologique s'ajoute la nécessité de prendre en compte les avis des parties prenantes compte tenu de la diversité des représentations de la rivière, dont découle une diversité d'appréciation de la réussite ou de l'échec des opérations de restauration.

Malheureusement, entre ces analyses de la recherche scientifique et la réalité de terrain, il y a actuellement un gouffre. On l'observe en particulier dans les mesures de continuité écologique, qui préemptent une large part des budgets de restauration de rivière en France. Que voit-on dans la pratique?
  • Les outils de programmation (SDAGE, SAGE) ne disposent pas de toutes les mesures descriptives de qualité écologique et chimique, et ils se contentent d'une approche phénoménologique partielle (listes d'impacts juxtaposés) sans modélisation dynamique des bassins versants;
  • les priorités d'action sont définies de façon administrative dans d'opaques commissions techniques des Agences de l'eau (ou à la Direction de l'eau du Ministère), et non par la recherche scientifique appliquée à des bassins versants, selon des méthodes rigoureuses et des démarches ouvertes à la critique par les pairs (comme à l'analyse par les parties prenantes);
  • les arrière-plans épistémologiques ne sont pas clairs ni toujours formalisés et justifiés, avec certains acteurs inscrits dans une logique conservationniste (restaurer une supposée intégrité biotique du milieu non perturbé) et d'autres engagés dans une approche fonctionnaliste (travailler sur des mécanismes de résilience ou d'efficience de fonctions écologiques);
  • la réalisation des programmes sur le terrain est souvent le fait d'opportunités politiques (un maître d'ouvrage consentant, une opération voulue par un élu) etnon d'enjeux écologiques priorisés;
  • on assiste à diverses aberrations (des suppressions de seuils très modestes dans des rivière à indice poisson rivière de bonne qualité et sans enjeu grand migrateur) démontrant l'absence claire de hiérarchisation des dépenses et d'intelligence globale dans la gestion du dossier;
  • le suivi scientifique de l'opération est soit inexistant (majorité des cas), soitlimité à un comportement (souvent halieutique), la communication sur le suivi se limite à l'autocongratulation satisfaite et peu crédible, en contraste avec le contenu de la littérature scientifique;
  • l'analyse coût-bénéfice ou coût-efficacité n'est presque jamais menée, on dépense l'argent public sans même s'interroger sur l'effet réel obtenu et les alternatives pour obtenir un effet similaire;
  • le même argent public abonde les caisses de bureaux d'études privés qui multiplient les travaux d'analyse sur site, mais avec des méthodologies variables et des enjeux spatiaux très limités, de sorte que cela n'apporte rien de tangible à nos connaissances dans l'immense majorité des cas 
  • la recherche académique, disposant de nombreux laboratoires de qualité en France (Onema, Irstea, CNRS, IRD, Museum d'histoire naturelle, universités…),est très insuffisamment financée et mobilisée au plan fondamental et appliquée, alors qu'il existe un besoin manifeste d'outils de modélisation des écosystèmes aquatiques (mais aussi de compréhension plus fondamentale des déterminants d'évolution des milieux, de multidisciplinarité avec intégration des sciences humaines et sociales, etc.);
  • la "démocratie de l'eau" est souvent brandie, mais presque jamais réalisée (soit que l'on ne concerte pas, soit que la concertation se résume à l'imposition d'une mesure décidée à l'avance sans prise en compte des avis des parties prenantes).
Remettons donc les idées à l'endroit : les sciences de la rivière sont encore jeunes, nos connaissances sont en cours de construction et nos modèles sont très imparfaits, quand ils existent. La très grande variabilité des situations locales et la très grande complexité des mécanismes d'évolution des milieux aquatiques interdisent de laisser croire qu'il existe des solutions éprouvées au succès toujours garanti. L'examen critique des opérations de restauration écologique / morphologique de rivière conclut souvent à un bilan sévère : manque de sérieux dans la préparation et le suivi, nombreux effets faibles, nuls et parfois même négatifs des actions engagées, inexistence des analyses coût-bénéfice et coût-efficacité, absence de modélisation aux bonnes échelles spatiales-temporelles, défaut de prise en compte des parties prenantes, dépense d'argent public sans garantie d'atteindre des objectifs réglementaires comme ceux de la DCE 2000, urgente nécessité d'une hausse de qualité dans la programmation des interventions. A la lueur de ces travaux, il convient de poser à plat certains réformes en cours, notamment les plus coûteuses et les plus contestées comme l'effacement ou l'aménagement systématique de dizaines de milliers de seuils et barrages, sans réelle garantie de résultat malgré les importants coûts publics et privés engagés.

A lire en complément
Illustrations : en haut, tableau extrait de Palmer et al 2014, DR ; en bas, effacement de barrage dans le Connecticut, US Fish & Widlife Service, DR. Les Etats-Unis ont été pionniers de certaines opérations de restauration en rivière (voir cet article), ils sont aussi pionniers dans le retour d'analyse critique des effets obtenus.