30/10/2015

Effacement des ouvrages d'Essarois: 400.000 euros pour quels résultats?

Autorités et gestionnaires de l'eau vantent souvent les travaux de restauration morphologique comme ayant des effets "très positifs" sur la rivière et ses milieux. C'est le cas du Sicec et de l'Onema pour l'effacement des forges d'Essarois (21) sur la Digeanne. Que révèle en réalité le bilan détaillé de ces travaux ayant coûté 400 k€ (dont 90% de financement public)? Une simple variation de la densité et biomasse locales d'espèces piscicoles qui ne sont par ailleurs pas particulièrement menacées sur le bassin. A ce bilan halieutique modeste répondent en revanche des effets négatifs purement et simplement ignorés dans les politiques de l'eau : disparition du patrimoine historique et du potentiel énergétique, qui sont pourtant eux aussi des questions d'intérêt général pour le territoire. Le bilan nous paraît donc assez clair: il ne faut surtout pas généraliser de telles opérations!




En 2012 et 2013, les anciennes forges d'Essarois ont fait l'objet de travaux avec renaturation de la rivière (Digeanne, affluent de l'Ource). Trois ouvrages hydrauliques ont été effacés, le bief a été comblé sur 800 m, la rivière a été reméandrée sur 1500 m avec une buse large de passage sous un ouvrage. Le coût total de ces travaux a été de 400.000 euros, dont 90% sur financement public et 10% pour le propriétaire, un exploitant agricole. La figure ci-après indique la nature des travaux.


Un premier bilan écologique des opérations a été réalisé en 2014 par l'Onema. Ce bilan a été limité à l'état piscicole d'une partie du tronçon sans information sur l'état chimique de la rivière ni sur les autres indicateurs biologiques (invertébrés, macrophytes, diatomées). La pêche de contrôle de mai 2012 a été comparée à la pêche de juillet 2014 (décalage rendant incertain la comparaison des alevins après les éclosions de printemps). Nous publions quelques graphiques commentés, extraits de l'analyse de l'Onema.


Au total, la zone étudiée comporte 16 espèces (ci-dessus). Le peuplement piscicole est dominé par la truite, le vairon, le blageon et l'épinoche, suivi par le chabot et la loche. Ce peuplement est conforme à la typologie du cours d'eau (définie principalement par sa pente, sa température, sa distance à la source et son hydro-écorégion).


Ces deux graphiques comparent la richesse spécifique (en haut) et la densité / biomasse (en bas) des différentes stations d'étude. Sur la seule station comparable (Digeanne amont), on observe une baisse de richesse spécifique, de densité et de biomasse. Sur le principal objet des travaux (Digeanne travaux aval), on observe une richesse spécifique, une densité et une biomasse appréciables tenant à la colonisation rapide du nouveau milieu.

Dans le cas particulier de la truite, les observations convergent avec le graphique précédent : une petite baisse dans la station Digeanne amont, une hausse à l'aval. L'analyse détaillée des peuplements de truite (non représenté) montre une forte présence des alevins dans la zone des travaux aval, ce qui indique une colonisation du linéaire restauré par cette espèce.

Un bilan très positif pour l'Onema, mais très discutable selon nous
L'Onema considère que le bilan de l'effacement de la forge d'Essarois est "très positif", tout en posant la réserve d'un suivi dans la durée pour vérifier l'évolution des peuplements. Pour notre part, nous jugeons très discutable l'intérêt des travaux d'Essarois et la qualité du bilan (incomplet) qui en est fait par le Sicec. En voici les raisons :

  • le bilan chimique et physico-chimique de la rivière n'est pas réalisé, nous ne savons pas ce qu'il en est des nitrates, HAP, MES et autres facteurs connus pour dégrader l'eau du bassin Seine-amont et Ource;
  • plus généralement, l'analyse du tronçon avant / après au regard de l'éligibilité au bon état et chimique DCE 2000 n'est pas réalisée, donc nous ne savons pas si les travaux ont eu un impact sur ce qui est la seule obligation réelle de la France vis-à-vis de l'Europe;
  • aucune des espèces concernées par le tronçon n'est menacée dans le Châtillonnais ni dans le bassin de l'Ource, il n'y a donc pas d'urgence particulière à leur conservation (par rapport à d'autres espèces classées comme vulnérables ou à des grands migrateurs ayant disparu des cours d'eau);
  • il est attendu que l'ouverture d'un nouveau milieu produise un effet de colonisation (le contraire aurait été surprenant), mais l'examen des chiffres montre que le gain effectif reste faible (quelques dizaines à centaines d'individus) au regard des travaux conséquents;
  • l'argent public a servi à faire disparaître un témoin du patrimoine historique du Châtillonnais, en l'occurrence les éléments hydrauliques de ce qui fut la première forge à retour d'air chaud de Bourgogne. Sur place, rien n'a été fait pour valoriser l'intérêt patrimonial des ouvrages résiduels (qui sont invisibles et inaccessibles) ni au demeurant pour des activités récréatives ouvertes au public. La forge d'Essarois avait pourtant été reconnue pour l'"ancienneté exceptionnelle de ses vestiges" et la "continuité remarquable de son activité industrielle" (Benoit 1988)  ;
  • l'argent public a servi à faire disparaître un potentiel énergétique de production d'électricité bas-carbone, alors même que le réchauffement climatique est considéré par les chercheurs comme premier facteur de changement de peuplement piscicole dans le siècle à venir.
L'effacement des ouvrages hydrauliques da la forge d'Essarois et la renaturation de la rivière Digeanne sur 1500 m de linéaire sont représentatifs des travaux actuels de restauration de l'habitat en cours d'eau, présentés par les syndicats de rivière ou les autorités comme des initiatives de première importance pour les milieux. En réalité, si ces travaux ont certainement des effets positifs sur le milieu local et pour certains espèces inféodés aux eaux vives, leur impact reste néanmoins très limité et ne correspond à aucune urgence écologique. La dépense conséquente d'argent public ne fait pas l'objet d'une analyse coût-avantage, alors même qu'elle a des effets manifestement négatifs sur d'autres dimensions de la rivière (patrimoine, culture, énergie). S'il y a donc un enseignement d'Essarois, c'est que la généralisation de telles initiatives représenterait un coût disproportionné au résultat écologique et un choix public déséquilibré par rapport aux autres enjeux d'intérêt général liés à nos cours d'eau.

Références citées
Benoit S (1988), Patrimoine sidérurgique en Bourgogne du Nord : Guide de découverte, Association pour la sauvegarde et l'animation des forges de Buffon, 56 p.
Bouchard J et al (2014), Diagnostic piscicole de la Digeanne à Essarois suite aux travaux de restauration hydromorphologique, Onema, 27 p.
FDAAPPMA 21 (2011), Etude des peuplements macrobenthique et piscicoles de l'Ource et de ses affluents au regard de la qualité physique et chimique de l'hydrosystème, 110 p.

Illustrations : photographie par C Jacquemin / Arpohc ; graphiques issus du rapport Onema.

27/10/2015

Idée reçue #03: "Jadis, les moulins en activité respectaient la rivière, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas"

On observe une dégradation massive des indicateurs de qualité chimique et biologique de bon nombre de rivières à partir des années 1950-1960, dans toutes les sociétés industrialisées. Or, à cette époque, les moulins étaient déjà en place de très longue date. Comme il est difficile de les incriminer, certains affirment que c'est l'abandon des usages de ces moulins qui serait à l'origine de la dégradation de l'eau. Cette idée sortie de nulle part ne correspond pas aux témoignages dont on dispose ni aux observations que l'on peut faire sur la conception et le fonctionnement des ouvrages anciens. En fait, les moulins en activité avaient probablement davantage d'impact sur l'environnement local que les moulins au chômage ; mais dans un cas comme dans l'autre, hier comme aujourd'hui, cet impact est tout à fait mineur et n'altère pas de manière significative la qualité de l'eau.


L'image de moulins anciens qui seraient vertueux en comparaison des moulins actuels est parfois reprise dans les publications FNE (France nature environnement) ou FNPF (Fédération nationale de la pêche) ; elle est même formulée par la Direction de l'eau au hasard d'un paragraphe dans la bavarde Circulaire d'application du classement des rivières(18 janvier 2013, NOR: DEVL1240962C), ce qui n'est pas très étonnant quand on connaît la porosité de certains rédacteurs de ces textes officiels à divers lobbies. En substance, on affirme qu'avant :
  • les moulins avaient des roues (et non des turbines), 
  • ils ne travaillaient pas toute l'année (contrairement à une centrale hydro-électrique), 
  • ils faisaient des chasses régulières de curage des retenues, 
  • ils étaient entretenus tous les jours,
  • donc leur impact était faible, à tout le moins plus faible qu'aujourd'hui où plus des quatre-cinquièmes des moulins ont perdu leur fonction de production.
Notons d'abord que si cette idée devait être prise au sérieux, elle serait réversible et ceux qui la portent devraient plutôt inciter les 60.000 à 100.000 moulins de France (chiffre exact encore inconnu) à s'équiper pour produire à nouveau de l'énergie. En général, ce n'est pas la conclusion tirée par ceux qui tentent d'opposer les moulins de jadis à ceux d'aujourd'hui, puisque leur principal programme idéologique consiste à effacer le maximum d'ouvrages en rivière et à diaboliser l'énergie hydro-électrique. Notons aussi que toute civilisation sédentaire est une civilisation hydraulique appelée à créer un petit cycle de l'eau artificiel (en plus du grand cycle de l'eau naturel), comme l'ont montré les remarquables travaux de Pierre-Louis Viollet (Viollet 2005, 2006). Donc l'homme a toujours des impacts sur l'eau en raison de la satisfaction de ses besoins économiques et sociaux.

Mais en fait, cette opposition artificielle des moulins anciens et des moulins actuels a toutes chances d'être fausse. Car elle méconnaît la réalité historique des moulins. Voici en vrac quelques réflexions et observations :
  • beaucoup de moulins avaient déjà abandonné la roue pour la turbine (de type Fourneyron, Fontaine, Jonval, Koechlin, Francis, etc.) entre 1840 et 1918, car les turbines étaient plus productives, sans qu'il soit fait état d'une mortalité piscicole massive au changement d'équipement;
  • la conscience de l'environnement est un phénomène récent, rien n'indique que les moulins de l'âge médiéval ou classique avaient des connaissances précises dans le domaine sédimentaire ou piscicole (au mieux trouve-t-on des règles pour les espèces d'intérêt alimentaire comme les saumons sur certains bassins, dans un but halieutique plus qu'écologique ; la pollution urbaine est en revanche vécue comme un problème très tôt, mais certains moulins n'en sont qu'un élément);
  • les moulins n'étaient pas seulement des producteurs de farine (meunerie, minoterie), c'étaient avant tout des usines hydrauliques capables d'utiliser la force de l'eau transformée en force mécanique pour tous les besoins ; certains usages avaient des impacts par leurs rejets locaux d'impuretés ou déchets comme les forges, les tanneries, les foulons, les papeteries, les scieries, les poudreries, etc.; 
  • le moulin avait besoin de l'eau a des moments précis en fonction de ses besoins de production, il travaillait en éclusée si c'était nécessaire (alternance de remplissage et vidange de la retenue) avec les variations de débit et sédiments fins que cela peut impliquer;
  • les seuils anciens que l'on peut observer sur nos rivières ont rarement des vannes de chasse (de la retenue) bien dimensionnées. Soit il n'y en a pas du tout, soit ces organes mobiles ont une section modeste (et ne permettent certainement pas de "curer" toute la retenue). C'était les biefs qui étaient souvent curés, pas forcément les retenues elles-mêmes (en dehors du curage naturel des crues sur ces ouvrages de petite dimension); 
  • les débits réservés n'existaient pas ou étaient réglementairement moins importants hier (1/40e) qu'ils ne le sont aujourd'hui;
  • les eaux stagnantes sont plus efficaces dans l'épuration de l'azote et du phosphore que les eaux courantes, de sorte que la non-activation de vanne ne fait pas perdre son rôle épurateur à la retenue, au contraire;
  • avec ou sans usage, un seuil de dimension modeste est rapidement transparent au plan de la charge sédimentaire (le volume de la retenue est négligeable par rapport au transport solide intégré dans la durée ; le comblement tend à rétablir une ligne d'énergie homogène ; les crues à divers temps de retour assurent les chasses des sédiments de diverses granulométries); 
  • on estime qu'il y a environ 2000 petites centrales hydro-électriques en France aujourd'hui (toutes ne sont pas des moulins), un nombre inconnu d'ouvrages en autoconsommation ou à usage hydromécanique (probablement du même ordre), alors qu'il y a entre 60.000 et 100.000 moulins en France. La tendance de long terme depuis le XXe siècle est donc la baisse d'impact des moulins. Par exemple dans la Statistique des forces motrices de 1931, il y avait encore 29.500 usines hydrauliques de moins de 150 kVA ou non-électriques en activité.
L'ensemble de ces observations converge et permet sérieusement de douter que les moulins anciens étaient des modèles de vertu écologique par rapport aux moulins actuels. En vérité, hier comme aujourd'hui, l'impact sédimentaire et piscicole des moulins a toujours été très faible et très local. Il est sans commune mesure avec les autres impacts des sociétés développées : ce ne sont pas les moulins qui dégradent les rivières et les ont dégradées de plus en plus massivement depuis un siècle, mais avant tout les rejets domestiques / industriels des sociétés de consommation de masse et les pratiques productivistes de l'agriculture moderne (intrants, pesticides, modification massive des sols, des berges et des écoulements sur le bassin). Ceux qui utilisent des images d'Epinal pour enjoliver les anciens usages des moulins le font avec une arrière-pensée très précise : pousser à la destruction de tout ouvrage hydraulique qui n'aurait pas un usage actuel. C'est une erreur historique pour justifier une idiotie contemporaine.

Voici donc une idée plus exacte de la réalité : les moulins à eau, apparus à l'époque romaine et ayant connu un grand développement médiéval, étaient avant tout des usines hydrauliques servant à tous les usages productifs de leurs sociétés. Certains pouvaient avoir des impacts locaux sur la qualité de l'eau, leurs pratiques n'étant pas pensées spécifiquement pour respecter l'environnement. Ces impacts restaient très modestes : malgré l'expansion quasi-continue des moulins pendant deux millénaires, on n'observe pas d'altération biologique ou chimique majeure dans les rivières avant l'émergence d'une plus grande hydraulique dans la seconde moitié du XIXe siècle, et surtout au XXe siècle. Mais même dans cette période contemporaine, les ouvrages hydrauliques ne sont qu'une cause mineure de variation de la qualité des rivières au regard des autres impacts connus. Les désigner comme des facteurs de premier plan de dégradation de l'eau est inexact et relève d'une manipulation de l'opinion.

Nota : notre association milite pour que le maximum de moulins retrouvent un usage énergétique et participent à la transition vers une économie bas-carbone. Mais nous n'en faisons évidemment pas une condition sine qua non de préservation ni de légitimation du patrimoine hydraulique. Par ailleurs, nous travaillons comme des centaines d'autres associations en France à diffuser des bonnes pratiques et une culture hydraulique minimale chez les propriétaires de moulins, afin d'assurer une gestion responsable quel que soit l'usage ou le non-usage d'un site.

Références citées : Viollet PL (2005), L'hydraulique dans les civilisations anciennes, Presses des Ponts et Chaussées ; Viollet PL (2006), Histoire de l'énergie hydraulique, Presses des Ponts et Chaussées.

A lire en complément :
Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"

25/10/2015

Idée reçue #02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"

Au coeur des politiques de continuité écologique, on trouve l'idée que les seuils des moulins et les barrages ont un impact de premier plan sur la qualité écologique et chimique des rivières. Seule cette conviction – notoirement portée par certains lobbies ayant l'oreille de la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie, comme FNE et FNPF – permet de justifier un classement massif de rivière à fin de continuité écologique et un effacement non moins massif d'ouvrages pour restaurer des habitats que l'on suppose "dégradés". Mais la science est meilleure conseillère que les lobbies. Et ses travaux récents ne confortent absolument pas l'idée d'une influence majeure des ouvrages hydrauliques (particulièrement les moulins) sur la qualité de l'eau et sur la biodiversité. Brève synthèse pour remettre les idées à l'endroit et combattre les manipulations. 



Avant toute chose, rejetons une idée fausse : les seuils de moulin n'auraient aucune influence sur la rivière et son peuplement. C'est évidemment inexact. N'importe quel obstacle (y compris naturel comme une cascade, un embâcle barrant une petite rivière ou encore un barrage de castor) a des effets sur la morphologie et la biologie du cours d'eau. A fortiori des constructions humaines pérennes. Sur une rivière fragmentée, on s'attend à des phénomènes comme une réduction de diversité génétique de certaines populations, un moindre accès vers l'amont de grands migrateurs remontant depuis la mer, un changement dans la fréquence relative d'espèces au sein des assemblages biotiques (poissons, invertébrés, macrophytes, unicellulaires, etc.),  une modification de la ligne d'énergie donc du processus érosion-sédimentation, une apparition de faciès calmes ou stagnants (lentiques) par rapport à des écoulements vifs (lotiques), un changement de substrat sur le linéaire directement modifié (remous des ouvrages), un réchauffement estival au moins superficiel de l'eau de retenue, etc. Il existe de nombreux articles et monographies à ce sujet dans la littérature scientifique (cf une synthèse partielle chez Souchon et Malavoi 2012).

En première réserve, il faut d'abord noter que cette littérature française ou internationale concerne au premier chef l'examen de la grande hydraulique c'est-à-dire des ouvrages de génie civil dépassant les 10 m ou 20 m de hauteur. Or, ces conditions d'observation n'ont rien à voir avec l'essentiel du patrimoine hydraulique français, formé de petits ouvrages. Sur la version documentée en hauteur du Référentiel des obstacles à l'écoulement de l'Onema (échantillon de plus de 14.000 ouvrages), il apparaît que 83,36% des seuils ont moins de 2 m de hauteur, 51,48% moins de 1 m. C'est donc une dominante de très petite hydraulique, différentes des grands barrages construits pour l'essentiel au XXe siècle. Une équipe de chercheurs américains a souligné la nécessité de cette distinction dans la politique de gestion écologique et a comparé l'impact de la petite et ancienne hydraulique à celui des barrages de castors (Hart et al 2002).

En seconde réserve, et de loin la plus importante, l'existence d'un impact quelconque est un résultat trivial car attendu (l'homme change en permanence les milieux depuis le début de son évolution et au long de son expansion sur Terre, particulièrement depuis la Révolution industrielle cf Steffen et al 2015), et un résultat neutre sur le point essentiel : savoir si les effets des seuils et barrages sont importants ou modestes pour la qualité de l'eau et des milieux qu'elle abrite. 

Les grands facteurs tendant à détériorer la qualité de l’eau et des milieux aquatiques sont assez bien identifiés dans la littérature scientifique internationale (par exemple des revues de synthèse chez Dudgeon et al 2006Stendera et al 2012). Ces facteurs agissent sur le temps long (plusieurs décennies voire davantage) et certains interagissent. On peut citer:
  • le changement climatique (hausse des tempértaures moyennes, fréquence accrue des événements extrêmes) ;
  • la hausse des prélèvements quantitatifs de la ressource en eau ;
  • la pêche (dont surpêche, pêche illégale, braconnage) ;
  • les espèces invasives / indésirables (dont les pathogènes et parasites affectant les espèces patrimoniales) ;
  • les pollutions (dont l’eutrophisation par excès de matières azotées / phosphorées, les molécules issues de la chimie de synthèse comme les biocides, les résidus médicamenteux, les polymères non dégradables, etc.) ;
  • la dégradation des habitats (dont l’hydrogéomorphologie, incluant la fragmentation des continuités longitudinales et latérales).
On voit que la question des seuils et barrages est très loin de concentrer toute l'attention de la recherche en rivière. Quelle est l'importance de chacun de ces impacts que nous venons d'énumérer? Aucun modèle scientifique n'est actuellement capable de les prendre tous en compte pour produire une estimation du poids relatif de chacun d'eux dans la variation de biodiversité (plus généralement l'évolution des peuplements biologiques de la rivière). D'une part, les données quantitatives de long terme manquent (sur les peuplements comme sur les impacts) ; d'autre part, les milieux aquatiques couplés à leurs influences physiques, biologiques, chimiques sont des systèmes complexes et non-linéaires qui défient encore la modélisation. La science des rivières est jeune et en construction : vouloir lui faire produire des conclusions définitives ou des orientations robustes est une erreur. Combien de fois le gestionnaire a-t-il prétendu développer une politique éclairée pour reconnaître ensuite, et trop tard, qu'elle était précipitée?

Il existe toutefois des travaux scientifiques permettant d'estimer certains impacts des seuils ou barrages sur des variables biologiques, et de comparer ces impacts à ceux d'autres pressions humaines. En particulier, l'obligation de mesure de qualité chimique, physique, morphologique et biologique des eaux superficielles, imposée par la Directive cadre européenne 2000, commence à produire des données à grande échelle, exploitables par des modèles descriptifs et prédictifs.

En France, dans le bassin de Loire, une analyse de 17.000 km de linéaire, divisés en 4930 segments homogènes avec plus de 5500 obstacles à l'écoulement présents sur le linéaire étudié, ne révèle qu'un impact modeste de la densité de barrage sur la qualité écologique, plus marqué sur l'amont que sur l'aval. Le score global de qualité piscicole (IPR) ou invertébrés (I2M2) ne montre aucune corrélation significative avec la densité locale de barrages, la corrélation n'apparaissant qu'avec l'échelle supérieure (sur le bassin versant). La variance globale des scores n'est que minoritairement associée à la densité des barrages : 25% pour les macro-invertébrés, mais 12% seulement pour les poissonsAu sein des indices, les métriques de la biodiversité (NTE et DTI pour l'IPR, indice de Shannon et richesse taxonomique pour l'I2M2) ne répondent pas à la présence des barrages par des variations significatives (Van Looy et al 2014).

Une deuxième étude récente a collecté sur 1100 sites répartis dans les 22 hydro-éco-régions françaises des mesures de qualité biologique : macro-invertébrés (I2M2), diatomées (IBD) et poissons (IPR+). La densité de barrage n'est qu'en 13e position des facteurs explicatifs de la variance des indicateurs piscicoles, et aucune corrélation n'est trouvée avec les diatomées. La réponse des invertébrés est plus forte (l'I2M2, qui a remplacé l'IBGN, répond plus fortement à la morphologie). En terme d'intensité de la réponse, les variables physicochimiques (nitrate, phosphate) ont les plus hauts coefficients, suivi par les variables d'usages des sols et, en dernier ressort seulement, les variables hydromorphologiques (Villeneuve et al 2015).

Ces deux études convergent pour montrer que l'effet des seuils et barrages sur les indicateurs biologiques de qualité de l'eau comme sur la biodiversité est faible, en particulier s'il est comparé à d'autres pressions. Ces recherches sont loin d'être isolées. Un précédent travail en France sur 301 sites avait montré que la qualité biologique des rivières avait comme premier prédicteur à échelle du bassin versant les usages des sols (agriculture, forêt) et non pas la morphologie, dont les seuils ne sont qu'un élément. Les seuils influencent en revanche les métriques de qualité à échelle du tronçon, maisl'ensemble des impacts humains confondus n'explique au total qu'un tiers de la variation des peuplements biologiques, ce qui suggère une forte variabilité naturelle de fond, à prendre en compte avant toute action sur une rivière (Marzin et al 2013, voir aussiMarzin et al 2012).

Ces travaux français sont rejoints dans leurs conclusions par d'autres études scientifiques européennes ou internationales. Un travail sur 2302 sites de mesure enAllemagne et en Autriche a permis l'analyse des populations de poissons (n=713), de macro-invertébrés (n=1753) et de diatomées (n=808) en fonction de quatre impacts : hydromorphologie, qualité physico-chimique, occupation des sols en rive, usage des sols sur le bassin versant. Il en ressort que l'excès de nutriment et l'occupation des sols sur le bassin versant sont les deux facteurs de stress discriminant pour tous les groupes d'organisme, dépassant les effets du stress hydromorphologique à l'échelle des sites – l'hydromorphologie recouvrant de nombreuses pressions autres que les seuils et barrages (Dahm et al 2013). En Allemagne toujours, un modèle pour mieux comprendre la distribution des poissons en rivières, en fonction des habitats disponibles, des capacités de dispersion des espèces et des barrières à la migration a été développé et testé sur une rivière : pour 17 espèces de poissons, il ne trouve aucune influence des obstacles à l'écoulement(Radinger et Wolter 2015). Au Portugal, l'analyse des distributions de 7 espèces de poissons sur 196 sites de 3 bassins ne parvient pas à trouver une influence significative des obstacles à l'écoulement sur les peuplements piscicoles (Branco et al 2012). Au Canada, un travail montre que l'influence de la connectivité (seuils et barrages) sur les assemblages piscicoles existe localement mais qu'elle diminue et devient peu significative quand on analyse l'ensemble du bassin versant (Mahlum et al 2014). Aux Etats-Unis, une étude menée sur 1227 tronçons de rivière comportant 5215 barrages conclut que la variance expliquée des populations piscicoles est de 16% pour l'intégrité biotique et 19% pour les préférences d'habitat. Ce résultat est plutôt à considérer comme un maximum car les auteurs ont choisi d'exclure les tronçons ayant des impacts anthropiques fort en urbanisation et agriculture, ce qui augmente le poids relatif des ouvrages sur les assemblages piscicoles (Wang et al 2011)

Un autre moyen d'analyser l'influence des obstacles à l'écoulement est de considérer l'histoire des peuplements piscicoles. C'est en particulier utile pour comprendre l'impact des petits ouvrages de moulins, qui étaient pour la plupart déjà présents au XVIIIe siècle. Les données historiques relatives à l'anguille dans la zone ibérique montre que les seuils et barrages anciens, présents de l'époque romaine jusqu'au XIXe siècle, n'ont pas empêché la colonisation de tous les bassins de la Péninsule, et que l'intervention sur un faible nombre de barrages permet de restaurer 40 à 80% du territoire historique (Clavero et Hermoso 2015). En France, des travaux déjà classiques sur l'histoire du saumon en tête de bassin Loire ou Seine parviennent à des résultats similaires : le saumon n'a régressé qu'à partir du milieu du XIXe siècle avec l'apparition d'ouvrages de navigation sur les fleuves ou de barrages de plus hautes dimensions sur les rivières, alors qu'il circulait jusqu'en tête de bassin à l'âge des moulins (Bachelier 1963Bachelier 1964Beslagic 2013Roule 1920). Certains de ces travaux montrent aussi que les peuplements de poissons changent par l'introduction d'espèces exotiques davantage que par des extinctions.

Remettons donc les idées à l'endroit : les travaux les plus récents de la recherche montrent que les seuils et barrages (plus largement la morphologie) sont très loin d'être les premiers facteurs de dégradation des indicateurs biologiques de qualité des rivières. Leur influence sur ces indicateurs, comme sur la biodiversité, est faible voire nulle selon les hydrosystèmes étudiés. Des travaux préliminaires suggèrent en particulier que la petite hydraulique des moulins (qui représente plus de 80% des obstacles à l'écoulement en rivière) représente un impact très faible à l'époque historique et contemporaine. Cela ne signifie pas que les seuils et barrages n'ont aucun effet sur la biologie ni la morphologie : simplement que cet effet n'a nullement la gravité que d'aucuns lui accordent dans le débat public et dans les choix de gestion. A effets modestes doivent répondre des aménagements modestes, certainement pas des effacements d'ouvrages à grande échelle ni des dépenses d'équipement exorbitantes par rapport à leur résultat.


Quelles conclusions peut-on tirer ?
  • La recherche scientifique est un processus ouvert de consolidation progressive de nos connaissances et, dans le domaine des rivières (hydro-écologie, hydromorphologie, histoire de l'environnement, écologie évolutive et moléculaire, etc.), elle est encore en pleine phase de construction. Les débats y sont nombreux, comme les incertitudes. Une communication correcte de la science vers le grand public et vers le décideur exige d'en faire mention au lieu de mettre en avant des croyances et des pseudo-certitudes . 
  • La continuité longitudinale est un angle légitime d'analyse, gestion et parfois amélioration du fonctionnement d'une rivière, ou de restauration d'axes migrateurs. Mais la politique française de continuité visant à classer massivement des rivières et tous leurs ouvrages est disproportionnée aux enjeux écologiques au regard de nos connaissances actuelles. Elle est de surcroît erronée au plan de la méthode, car tous les travaux scientifiques insistent sur la nécessité d'agir sur la rivière après avoir pris la mesure exacte de l'ensemble des pressions sur le bassin versant, faute de quoi les choix de restauration auront des effets faibles à nuls (voire négatifs, nous y reviendrons dans une autre idée reçue).
  • La politique de restauration des grands axes migrateurs doit distinguer la petite de la grande hydraulique, déployer d'abord une analyse à grande échelle de l'histoire des peuplements piscicoles et cibler les interventions avec une analyse coût-avantage. L'histoire de l'environnement est aussi indispensable pour comprendre la variabilité naturelle des peuplements de rivière, qui est semble-t-il bien plus forte que ne laissaient penser des anciennes biotypologies développées au XXe siècle.
  • Le choix radical de l'effacement du plus grand nombre d'ouvrages, privilégié par les gestionnaires, n'a ni légitimité démocratique ni base scientifique : il doit être combattu avec la plus grande vigueur en raison de la dépense indue d'argent public mais aussi de ses nombreux effets négatifs sur les autres dimensions de la rivière et de son patrimoine hydraulique (histoire, culture, énergie, irrigation, pisciculture, activité récréative, etc.).
  • La recherche publique et l'acquisition de données sur les rivières doivent faire l'objet d'un effort national conséquent (ce que permet notamment le budget des Agences de l'eau, dont une part est dépensée dans des actions sans intérêt) car elles sont à la base de toute politique éclairée de l'eau et de la biodiversité. De nombreux facteurs – y compris de premier ordre comme le changement climatique – sont encore trop mal connus, alors qu'il est indispensable de faire les bons choix à l'échelle du siècle. 
Pour aller plus loin : les travaux de recherche cités dans cette page sont pour la plupart recensés en détail dans notre rubrique science.

Précision méthodologique : nous ne citons ici que des articles scientifiques parus dans la littérature "revue par les pairs". Les débats sur l'eau produisent en abondance ce que l'on appelle la "littérature grise", c'est-à-dire des rapports d'agences, de bureaux d'études, de techniciens, d'associations, etc. Ces travaux sont souvent informatifs, mais ils ne sont pas à proprement parler scientifiques. Par ailleurs, ces travaux sont parfois commandés et financés par le gestionnaire, ou rédigés par une partie prenante de l'objet d'étude, ce qui implique un biais. Par construction, la publication scientifique est conçue pour minimiser de tels travers et c'est à elle qu'il faut se référer en priorité.

Illustration : seuil sur le Serein, à Toutry, datant du Moyen Âge ; barrage d'alimentation du canal de Bourgogne sur la Brenne, à Grosbois-en-Montagne, datant du XIXe siècle. 

17/10/2015

Idée reçue #01 : "Le propriétaire n'est pas obligé d'effacer son barrage, il est entièrement libre de son choix"


Nous inaugurons une nouvelle rubrique dédiée aux idées reçues sur les moulins et usines à eau, ainsi que sur les politiques publiques de l'eau. La première idée reçue (entendue encore à titre d'exemple cette semaine à la dernière réunion syndicale du SICEC) consiste à laisser croire que rien n'est fait en France pour imposer l'effacement des ouvrages hydrauliques et que les propriétaires sont parfaitement libres de choisir d'autres solutions. Au mieux, c'est une ignorance du terrain ; au pire, une hypocrisie et une tromperie.  Voici comment les choses se passent réellement au bord des rivières.

En réunion publique ou dans les médias, on lit parfois de la part des syndicats de rivière ou des représentants de l'Etat que "les propriétaires ne sont nullement contraints d'effacer leur ouvrage en rivière". Cette phrase est formellement exacte, et à dire vrai la loi n'a même jamais prévu l'effacement (ni la LEMA 2006 ni la loi de Grenelle 2009, ni la DCE 2000 ni sa transposition par la loi de 2004), de sorte que le caractère légal des nombreuses destructions d'ouvrage en cours sur nos rivières reste un point à éclaircir devant le juge.

Mais en réalité, toutes les associations travaillant la question savent ce qui se passe sur le terrain. Les syndicats de rivière et les administrations le savent aussi, de sorte que leur affirmation est parfaitement hypocrite – et cette hypocrisie creuse un peu plus le fossé avec les propriétaires et riverains, la concertation étant évidemment impossible avec des personnes qui nient la réalité et trompent le public.



Que se passe-t-il donc en rivière classée au titre de l'article L 214-17 C env, c'est-à-dire classée pour la continuité écologique ?

Si vous acceptez d'effacer (araser ou déraser) votre ouvrage hydraulique :
  • la DDT et l'Onema font le service minimum en dossier d'instruction, ce qui a pour effet d'accélérer le chantier – au risque de le bâcler – et de minimiser les coûts (par exemple ils n'exigent pas systématiquement d'inventaire complet de biodiversité du système hydraulique avant intervention, d'analyse chimique complète des sédiments, d'enquête patrimoniale auprès des services culturels STAP / DRAC, de modélisation avant/après de crues et étiages, etc. ) ;
  • pour féliciter le "bon élève" de la destruction du patrimoine hydraulique, le syndicat propose fréquemment avec accord de l'administration des aménagements complémentaires à l'effacement (restauration paysagère des berges, pose grâcieuse de clôtures, etc.)
  • l'Agence de l'eau propose un financement à 80% et, par des montages avec d'autres sources de financements publics, vous parvenez généralement à 95%, 98% voire 100% des frais couverts.
En clair : vous effacez, vous êtes aidé au plan réglementaire et financier.

Si vous refusez d'effacer et demandez le respect de la consistance légale de votre ouvrage (ce qui est la loi!), les choses se passent beaucoup plus mal :
  • la DDT et l'Onema exigent que vous leur fassiez des propositions à vos frais (coût d'un bureau d'étude entre 5 et 50 k€ selon la complexité du site ; si vous demandez une subvention Agence de l'eau pour l'étude, l'Agence impose son cahier des charges orienté vers l'effacement ou vers des solutions "ambitieuses" c'est-à-dire coûteuses. Autant dire qu'accepter la subvention Agence pour l'étude consiste à s'imposer à l'avance des frais futurs bien plus élevés que le montant de la subvention) ;
  • les aménagements demandés sont exorbitants, en particulier pour des ouvrages modestes présents depuis des siècles comme les moulins ou usines de petite puissance : passes à poissons ou autres dispositifs de franchissement, intégration d'enjeux sur des poissons non migrateurs (au contraire de ce que dit la loi), modernisation des vannes, grilles fines et goulotte de dévalaison, analyse d'impact des solutions proposées, procédure de suivi des impacts et preuve du résultat positif de l'aménagement, etc. (coût de ces travaux : des dizaines à des centaines de milliers d'euros selon les sites) ;
  • contrairement à l'effacement, l'Agence de l'eau oppose une fin de non-recevoir à vos demandes de subvention pour les travaux : 0% si votre ouvrage est considéré comme "sans usage structurant", entre 20 et 50% dans les autres cas. Le restant dû représente évidemment des sommes très élevées, alors même que le propriétaire ne retire aucun profit personnel des travaux exigés, et que ceux-ci lui imposent une servitude à vie d'entretien et surveillance.
Sur l'ensemble de la procédure d'aménagement (hors effacement donc), vous êtes entièrement abandonné à l'arbitraire des agents administratifs : DDT, Onema, Agence de l'eau apprécient selon leur bon vouloir les enjeux locaux. C'est la raison pour laquelle, dans des cas relativement similaires, on peut trouver des prescriptions très différentes d'une rivière à l'autre. L'inégalité des citoyens face à l'exécution de la loi est patente, et chacun est entretenu dans l'incertitude complète de ce qui sera exigé pour son bien (moyen de pression psychologique supplémentaire pour pousser à l'effacement).

En clair : vous ne voulez pas effacer votre seuil ou barrage, on vous matraque au plan réglementaire et financier, en espérant que votre insolvabilité vous poussera à accepter à contrecoeur le dogme de l'effacement.

Donc voici la vérité rétablie : "Le propriétaire n'est pas obligé d'effacer son barrage, il est entièrement libre de son choix ; mais refuser l'effacement peut conduire à la ruine, car les services administratifs (DDT, Onema) usent de tous les moyens de pression dont ils disposent pour empêcher cette issue. Qui veut garder son bien se trouve exposé à des dépenses exorbitantes, qui sont non ou très peu subventionnées par les Agences de l'eau. Cette politique déséquilibrée est très consciemment imposée par la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie, sans aucune sanction démocratique de choix décidés en petit comité et en opposition à l'esprit de la loi sur l'eau. Les syndicats de rivière sont tout à fait informés de cette réalité et certains participent hélas! aux pressions en délivrant une information biaisée, partiale ou incomplète"

A signaler : par le coup de force du décret du 1er juillet 2014 et de l'arrêté du 11 septembre 2015, alors même que les retours d'expérience montraient la tension sur le terrain et que les rencontres au Ministère tiraient la sonnette d'alarme, l'administration prétend imposer ces pratiques arbitraires non seulement sur les cours d'eau classés au titre de la continuité écologique, mais sur tout ouvrage en rivière, à la seule discrétion du Préfet ! Ces textes font l'objet de requête en annulation devant le tribunal, tout comme le classement des rivières de 2012-2013.

Quelles solutions pour sortir du blocage ? 
  • Financement public bien plus élevé des aménagements (et non de la seule destruction)
  • Révision des classements dans un sens économiquement réaliste et conforme aux résultats scientifiques les plus récents sur l'optimisation des restaurations écologiques (inutilité d'aménager la plupart des seuils dont l'impact sur les milieux est minime par rapport aux autres pressions, voire dans certains cas à effet positif)
  • Moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique, car la situation est totalement figée. Le dialogue avec l'administration est devenu quasi-impossible, tant avec les services déconcentrés en département qu'avec la Direction de l'eau au Ministère, tandis qu'un nombre croissant d'élus locaux, de parlementaires et même de ministres expriment leur incompréhension sur cette impasse et la manière dont on y est parvenu.
Illustration : source, Université Drexel, DR

16/10/2015

Anne-Catherine Loisier (sénatrice Côte d’Or): "Les politiques de l’eau ont besoin d’un choc de simplification !"


Anne-Catherine Loisier, sénatrice de la Côte-d’Or, s’inquiète de la mise en œuvre sur le terrain du principe de continuité écologique. Elle a interpellé la Ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie sur ce principe, introduit en 2006 par la loi sur l’eau et les milieux aquatiques. « Huit ans se sont écoulés depuis l’adoption de cette loi qui a malheureusement donné lieu à une application aveugle et précipitée » déplore la sénatrice.

Barrages, écluses, buses, déversoirs, chaussées, seuils... plus de 80 000 ouvrages barrent les cours d’eau français. Ils produisent des transformations locales des milieux en modifiant la vie aquatique et le transfert des sédiments. Pour autant, la sénatrice rappelle que les rivières souffrent de nombreuses pressions : changement climatique, prélèvements excessifs d'eau, pollutions... «Il est réducteur d'imputer toute la responsabilité aux moulins, présents pour la plupart depuis plus de deux siècles!»

Pour Anne-Catherine Loisier, «la restauration des continuités écologiques s'impose sur le terrain, sans concertation, dans un contexte budgétaire difficile pour tous les propriétaires d'ouvrages situés sur les cours d'eau, qu'ils soient publics ou privés». «Nous assistons ainsi à une destruction du patrimoine des territoires ruraux, sans parler de la perte de potentiel hydroélectrique pour les barrages ou les installations qui contribuent pourtant aux objectifs de transition énergétique» souligne la sénatrice.

Entre l'arasement complet de ces ouvrages ou l'obligation d'équipement, il existe pourtant d'autres options respectueuses de l'intérêt collectif. Anne–Catherine Loisier évoque par exemple l'abaissement de seuil ou l'ouverture de vanne.

Les propriétaires font face à un empilement de contraintes réglementaires. «Les acteurs locaux sont inquiets, d'autant plus que les investissements peuvent être particulièrement lourds et plutôt faiblement financés par l'État», dénonce la sénatrice. Des études scientifiques démontrent que la continuité écologique n'a qu'un poids très faible sur les obligations de bon état chimique et écologique : «Sans remettre en cause ce principe, il est légitime de s'interroger sur sa réelle efficacité en matière de qualité des milieux. La dépense d'argent public doit aujourd'hui être justifiée par des bénéfices environnementaux avérés.»

Un certain nombre de sites présentent un risque de catastrophe réel alerte la sénatrice citant l'ouvrage hydraulique de la Bèze : «Fissures, risque d’effondrement des habitations riveraines liés à la rétraction des argiles et à l'assèchement des sites, qui paiera en cas de préjudice immobilier pour les propriétaires ?» s’interroge la sénatrice.

Anne-Catherine Loisier appelle à «un choc de simplification pour les politiques de l’eau» et demande une plus grande concertation avec les acteurs locaux afin de parvenir «à des projets réalistes, partagés, s'inscrivant dans un développement durable et global des territoires». La sénatrice a annoncé qu’elle restera attentive au travail engagé par le gouvernement : «Il est important que le Gouvernement étudie ce sujet transversal, qui concerne à la fois l'écologie, mais aussi notre patrimoine architectural. Il est essentiel que les décisions prises soient fondées sur les réalités du terrain et fassent l'objet d'un engagement de la part des acteurs locaux, afin que nous puissions réellement avancer vers une meilleure prise en compte de notre environnement».

10/10/2015

Lettre ouverte à M. François Sauvadet sur le SDAGE Seine-Normandie


Le SDAGE Seine-Normandie est sur le point d'être adopté. Trois associations de Bourgogne saisissent le Président du Comité de bassin Seine-Normandie, M. François Sauvadet, pour exposer la dérive grave de ce texte, dont les orientations en matière de continuité écologique vont très au-delà des exigences de la loi et dont certaines propositions inacceptables feraient l'objet d'une requête en annulation si elles devaient être votées en l'état. 

Monsieur le Président,

Comme vous le savez, car nous avons échangé sur ce sujet encore récemment, la mise en oeuvre de la continuité écologique soulève de nombreuses difficultés et inquiétudes :assèchement brutal des biefs et canaux, changement peu prévisible des écoulements, affaiblissement de berges et des bâtis, perte esthétique et paysagère dans les villages et les vallées, disparition du patrimoine historique et du potentiel énergétique, choix d'aménagement décidés alors que les rivières ne sont pas scientifiquement étudiées sur l'ensemble de leur bassin versant, dépense publique conséquente malgré le manque de résultats probants sur nos engagements européens de qualité chimique et écologique des masses d'eau.

Ce n'est pas une fatalité : c'est le résultat de choix tout à fait excessifs visant à imposer contre la volonté des propriétaires, des riverains et souvent des élus locaux, ainsi que contre l'esprit des lois françaises, la seule solution de la destruction du patrimoine hydraulique. Malheureusement, l'Agence de l'eau Seine-Normandie dont vous présidez le Comité de bassin s'inscrit dans cette perspective excessive, autoritaire, brutale.

Pour comprendre l'ampleur et la nature du problème, un petit retour en arrière est nécessaire. Dans la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006), la représentation nationale a souhaité que les ouvrages en rivière classée au titre de la continuité soient "entretenus, équipés, gérés" selon les prescriptions concertées de l'autorité administrative. De la même manière, la loi dite de Grenelle 1 créant la trame bleue (2009) a souhaité une "mise à l'étude" de l'"aménagement des ouvrages les plus problématiques" pour les poissons migrateurs.

En aucun cas nos députés et sénateurs n'ont inscrit les mots "effacement", "arasement", "dérasement" ou "destruction" dans le texte de la loi ni dans l'horizon commun de gestion équilibrée des rivières. Au cours du vote de la loi de Grenelle 1, une commission mixte paritaire a même volontairement écarté une rédaction qui préconisait cet effacement.

C'est donc un choix démocratique clair et lucide : la suppression totale ou partielle des ouvrages n'est pas le souhait des représentants des citoyens français. Vous le savez fort bien, Monsieur le Président, au regard des responsabilités que vous exerciez lorsque ces textes ont été débattus et votés.

Plus récemment, vous n'êtes pas sans ignorer que Madame la Ministre de l'Ecologie Ségolène Royal, saisie des dérives de la mise en oeuvre administrative des lois de continuité, a déclaré aux sénateurs qui l'interpellaient à ce sujet que "les règles du jeu doivent être revues, pour encourager la petite hydroélectricité et la remise en état des moulins". Mme la Ministre de la Culture Fleur Pellerin a affirmé pour sa part aux députés lors de la discussion parlementaire sur la loi du patrimoine :"Je partage moi aussi votre souci de ne pas permettre la dégradation, voire la destruction, des moulins, qui représentent un intérêt patrimonial, par une application trop rigide des textes destinés à favoriser les continuités écologiques."

Le problème, Monsieur le Président, est que l'Agence de l'eau Seine-Normandie ne respecte nullement ces choix posés par le législateur et ré-affirmés par le gouvernement. 

Quand on consulte les services de l'Agence de l'eau Seine-Normandie pour aménager un moulin à fin de continuité, il est répondu que seul l'effacement est financé à 80%. Les passes à poissons (très coûteuses et inaccessibles aux maîtres d'ouvrage) ne font l'objet d'aucune subvention s'il n'existe pas d'usage économique avéré (90% des cas), et d'une subvention bien trop faible dans les rares autres cas. Même avec un soutien à 50%, le propriétaire devrait encore débourser des dizaines à des centaines de milliers d'euros restant dus pour payer les aménagements de continuité, ce qui est une dépense privée exorbitante pour des travaux relevant de l'intérêt général, créant une servitude permanente d'entretien et n'apportant strictement aucun profit aux particuliers ni aux communes à qui il est fait injonction de les réaliser.

On peut poser des normes très strictes pour des biens communs tels la qualité des milieux, mais la moindre des choses est d'en provisionner un financement public conséquent, pas d'en faire reposer la charge disproportionnée sur les seules épaules de quelques milliers de propriétaires insolvables à hauteur de ce qu'on exige d'eux.

Ces choix déplorables, à l'origine d'une tension croissante au bord des rivières, ne sont pas modifiés mais au contraire aggravés dans le projet de SDAGE 2016-2021 que vous vous apprêtez à adopter. Ce projet comporte en effet de nouvelles dérives dans le domaine de la continuité écologique, et des dérives inacceptables compte tenu des nombreux retours d'expérience accumulés depuis le classement de 2012, des progrès des connaissances et du rappel législatif évoqué plus haut.

Ainsi, le SDAGE intègre la notion de "taux d'étagement" de la rivière et le préconise comme objectif pour les cours d'eau (taux à 20 ou 30 %). Or, ce concept inventé dans un bureau ne figure à notre connaissance dans aucune loi ni aucune règlementation française. Il n'a aucune base scientifique solide (un simple mémoire de master d'étudiant lui a été consacré) et l'intérêt du taux d'étagement est totalement contredit par les résultats récents de la recherche française, européenne et internationale, montrant le faible lien entre les seuils et la qualité piscicole des rivières (ou la biodiversité). Il n'est pas acceptable que l'Agence de l'eau Seine-Normandie propage des objectifs sans fondement scientifique solide. De tels dispositifs génériques n'ont par ailleurs aucun sens par rapport à nos obligations réelles : comme nous y enjoint l'Union européenne, chaque rivière doit faire l'objet d'une analyse complète de ses impacts (physico-chimiques, morphologiques, chimiques) et de ses indicateurs de qualité biologiques, après quoi seulement on choisit des solutions adaptées aux déséquilibres constatés. Le simplisme et l'arbitraire du taux d'étagement nient cette nécessité d'une action localement conçue et scientifiquement étayée.

Plus gravement encore, le projet de SDAGE soumis à consultation se permet des affirmations comme celles-ci : "pour les ouvrages n’ayant plus de fonction ou d’usages ou en très mauvais état d’entretien ou de gestion, l’autorité administrative veille à la suppression des ouvrages et des installations et à la remise en état des sites naturels et du linéaire influence". Jamais la loi n'a donné mandat à l'administration de "supprimer" un ouvrage sous le seul prétexte qu'il n'aurait pas de fonction ni d'usage ! 

De la même manière, quand le projet de SDAGE écrit que "l’effet résiduel cumulé des obstacles même équipés de dispositifs de franchissement conduit à privilégier des solutions d’effacement par rapport aux solutions d’équipement", il se place en contradiction formelle avec les lois de 2006 et 2009 dont nous avons vu qu'elles ont privilégié l'aménagement et la gestion des ouvrages, en aucun cas l'effacement. Depuis quand une Agence de bassin prétend-elle imposer ses vues au détriment de celles du législateur ?

Monsieur le Président,

Le rôle des Agences de l'eau n'est pas d'employer des termes agressifs et hors-de-propos, encore moins de se substituer au législateur dans la définition de la politique de l'eau ni d'intimer à l'administration des actions que ni la loi ni la règlementation n'exige. Il n'est pas non plus de créer des inégalités des citoyens devant la loi – or c'est bien ce qui se passe, puisque chaque Agence choisit ses financements et que si tous sont soumis à la loi commune en matière de continuité écologique, certains sont moins aidés que d'autres. Cela révolte la décence commune et le sens élémentaire de la justice des citoyens français, dont on sait l'attachement au principe d'égalité de tous devant la loi.

Les Agences de l'eau sont d'autant moins fondées à des prétentions normatives qu'elles représentent un modèle de démocratie très perfectible : nous vous rappelons que les associations de moulins, les associations de riverains, les associations de défense du patrimoine rural et technique, les sociétés locales des sciences et tant d'autres acteurs légitimes de la civilisation hydraulique ne figurent pas dans votre Comité de bassin. De sorte que les principaux concernés par la continuité écologique sont totalement écartés de la discussion et de l'élaboration des mesures qui les regardent au premier chef. Cela rend à tout le moins fragile la prétention du SDAGE à imposer ses vues à une société civile exclue de tout pouvoir autre que très vaguement consultatif.

Le projet du SDAGE 2016-2021, poursuivant et aggravant les erreurs du SDAGE 2010-2015 dans le domaine de la continuité écologique, interdit une politique équilibrée sur les rivières. S'il devait être adopté en l'état, le SDAGE ferait l'objet de requêtes en annulation devant les cours administratives, le point de vue de nos associations étant partagé par de nombreuses consoeurs, de la Bourgogne et la Champagne à l'Ile-de-France et la Normandie. Et si l'Agence de l'eau Seine-Normandie persistait à refuser par principe le financement à 80% des ouvrages de continuité écologique, ce sont des centaines de contentieux qui s'ouvriront d'ici 2017, terme prévu du classement des rivières. Car les propriétaires de moulins, les riverains et un nombre croissant d'élus locaux sont désormais bien décidés à se battre contre les mesures injustes et les financements inégaux que promeut l'Agence de l'eau Seine-Normandie.

Nous vous prions donc de porter à la connaissance du Comité de bassin les points soulevés dans la présente lettre, et nous ne pouvons qu'espérer un abandon pur et simple des mesures les plus contestables du SDAGE 2016-2021, comme nous l'avons déjà exprimé en phase de consultation.

Le SDAGE nous engage collectivement pour 6 ans. Ces années peuvent être constructives plutôt que destructives, apaisées plutôt que tendues, consensuelles plutôt que polémiques.Si l'Agence de l'eau persiste dans la voie dogmatique qui est la sienne dans le domaine de la continuité écologique, elle aura pris la responsabilité de rendre parfaitement ingérable la question des ouvrages hydrauliques en rivière sur l'ensemble du bassin.

Veuillez recevoir, Monsieur le Président, l'expression de nos respectueuses salutations.

C.F. Champetier, président de l'Association Hydrauxois
C. Jacquemin, président de l'Association des riverains et propriétaires d'ouvrages hydrauliques du Châtillonnais (Arpohc)
F. Lefebvre-Vary, président de l'Association des moulins du Morvan et de la Nièvre (AMMN)

Copie à M. le Préfet de Bassin et Mme la Directrice de l'Agence de l'eau