08/12/2016

Quatre scientifiques s'expriment sur la continuité écologique

Nous publions les vidéos des conférences données le 23 novembre 2016 à l'Assemblée nationale par quatre experts de la gestion des milieux aquatiques. Ces scientifiques sont de formation et spécialisation diverses (géographie et morphologie, hydrobiologie, sociologie), ils ont abondamment publié, enseigné et/ou travaillé sur l'écologie des rivières, ils sont membres pour certains des conseils scientifiques des Agences de l'eau. Il s'agit donc d'une critique interne de certains dysfonctionnements de la politique publique de la rivière.




Christian Lévêque, "Restaurer la biodiversité des cours d’eau, mais laquelle ?" 
Docteur ès sciences – directeur de recherches émérite à l’IRD- Président honoraire de l’Académie d’Agriculture. Spécialiste des milieux aquatiques, de l'écologie et de la biodiversité, il a publié récemment : Quelles rivières pour demain ? Réflexions sur l'écologie et la restauration des cours d'eau (éditions Quae).


Jean-Paul Bravard, "Des mesures pavées de bonnes intentions pour des rivières semées d’embûches"
Géographe, professeur émérite à l’Université de Lyon, membre honoraire de l'Institut universitaire de France, médaille d'argent CNRS, il a été responsable de la Zone Atelier Bassin du Rhône et a publié de nombreux travaux scientifiques sur la morphodynamique fluviale et l’écomorphologie de cours d’eau de Franc comme dans différents pays du globe (impacts des barrages, plaines alluviales).


André Micoud, "Protéger les rivières, est-ce tout naturel?"
Sociologue, directeur de recherche honoraire au CNRS, ancien président de la Maison du fleuve Rhône, officier du Mérite agricole. Il a publié de nombreux articles sur l'environnement, le patrimoine et le rapport aux fleuves, notamment : "Des patrimoines aux territoires durables ; ethnologie et écologie dans les campagnes françaises", "La patrimonialisation du vivant", "La campagne comme espace public".


Guy Pustelnik, "Quelle continuité pour quels poissons et quels sédiments ?" 
Docteur en géographie, ingénieur hydrobiologiste, il est directeur d' Epidor, EPTB du bassin de la Dordogne. Spécialiste des poissons migrateurs, il travaille à concilier tous les usages de l'eau.

Ces interventions rejoignent et confirment le diagnostic porté par notre association depuis plusieurs années déjà. La réforme de continuité écologique ne souffre pas d'un problème superficiel d'"incompréhensions" qui seraient solubles dans la "pédagogie", comme le veut un certain discours paternaliste d'une administration refusant de reconnaître les limites et échecs de cette réforme. Elle pâtit d'abord de problèmes structurels de conception, de méthode et de gouvernance.

Malgré une base scientifique fragile, limitée à quelques disciplines avec très peu de retours d'expérience scientifiques sur les petits ouvrages majoritaires, la continuité écologique a donné lieu à des choix précipités et irréalistes, tant par l'ampleur du linéaire concerné que par le délai d'aménagement, la complexité des dossiers, le coût des chantiers, la rigidité de la mise en oeuvre. L'objectif d'abord mis en avant – faire remonter des grands migrateurs menacés en aménageant progressivement depuis l'aval, améliorer le transit sédimentaire là où il est déficient par rapport à la capacité d'érosion et transport – s'est transformé en une entreprise protéiforme de "renaturation" où l'on intervient sans grande cohérence, y compris pour des espèces communes de rivières ordinaires, y compris sur des rivières en équilibre sédimentaire. La violence matérielle et symbolique de ses "solutions", consistant souvent à faire pression pour détruire des ouvrages et changer le cadre de vie riverain, ne cesse d'envenimer les rapports humains et de dégrader l'image des gestionnaires sur les sites concernés.

Certaines interventions de cette séance à l'Assemblée nationale révèlent aussi les pressions qui existent autour de cette réforme, non seulement la pression que subissent les maîtres d'ouvrage et riverains sur le terrain, mais aussi la pression dans la production, la discussion et la diffusion des informations scientifiques. C'est inacceptable. Le libre échange des idées et le libre examen des hypothèses sont au coeur de notre pacte démocratique moderne. Que l'écologie des rivières, intéressante et nécessaire, soit ainsi l'otage et l'alibi de rapports opaques de pouvoir est déplorable. Ceux qui l'ont emmenée dans cette impasse portent une lourde responsabilité sur la montée de la méfiance, voire de la défiance des riverains et usagers face à tout discours de progrès environnemental désormais perçu comme une pente glissante visant à imposer des contraintes ingérables ou un discours de façade cachant des arbitrages assez peu scientifiques (voire parfois assez peu écologiques) en dernier ressort.

Il faut en sortir, et en sortir par le haut.

Notre premier besoin, c'est d'entendre la voix de l'ensemble de la communauté scientifique concernée, dans le cadre d'une expertise collective pluridisciplinaire visant à définir le cadre des connaissances actuelles, de leurs limites et de leurs incertitudes. Il faut dépasser l'omniprésence des "dires d'experts" (rapports de techniciens ou ingénieurs spécialisés) qui, s'ils ont une valeur d'information certaine, ne sont pas pour autant le reflet exact des connaissances scientifiques actuelles. Cette parole collective des chercheurs ne saurait être le monologue de telle ou telle spécialité : on ne peut pas parler des continuités biologiques et morphologiques sans parler aussi des continuités historiques, patrimoniales, paysagères, sociales et symboliques des territoires concernés ; on ne peut pas parler de l'impact des seuils et barrages sans préciser la nature exacte de ces impacts, la réalité des gains attendus, le coût pour atteindre ces objectifs, l'évaluation des services réellement rendus à la société dans l'hypothèse où les résultats sont au rendez-vous ; on ne peut pas parler de la "renaturation" des rivières sans problématiser ce paradigme qui n'a rien d'anodin ni d'évident au regard de plusieurs millénaires d'hybridation entre vivant, milieu et société, sans se demander "quelles natures" désirent les citoyens.

Notre second besoin, c'est de ré-inventer une gouvernance démocratique capable de porter le dialogue environnemental pour permettre aux citoyens de co-construire, et pas seulement subir, la programmation concernant leurs rivières. Le discours de la continuité (de la restauration de rivière en général) ne peut être limité à la contrainte réglementaire issue de normes, règles, classements décidés ailleurs, loin, dans des comités fermés où des experts mobilisent des savoirs partiels et ignorent les attentes des riverains. Nos sociétés démocratiques sont en panne d'espérance et de confiance, les citoyens ont un sentiment diffus d'être dépossédés de la capacité de décider de leur destin. S'il est un domaine où cette dépossession est perçue comme particulièrement illégitime, c'est celui de l'environnement, un domaine historiquement et socialement fondé sur la revendication d'une amélioration concrète et concertée des cadres de vie parfois malmenés, défigurés, pollués par les décennies passées. Si l'écologie devient synonyme de technocratie anonyme et lointaine, si son discours est confisqué par une oligarchie experte pratiquant le mépris des "non-sachants", si elle dérive dans des objectifs d'intégrité et muséification de milieux naturels faisant de toute présence humaine un problème, elle fera naufrage. Il faut l'éviter, car les rivières ont bel et bien besoin d'une attention qui leur a longtemps été déniée.

La séquence complète (plus de deux heures, incluant des interventions des députés) est aussi visionnable à ce lien.

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