26/03/2025

Comment l’hydroélectricité anticipe et atténue les effets du réchauffement

 Dans un rapport venant de paraître, le Syndicat des énergies renouvelables (SER) met en lumière la capacité de l’hydroélectricité à s’adapter aux défis du réchauffement climatique. Parce qu’elle assure une production d’énergie bas-carbone, flexible et précieuse pour la stabilité du réseau, la filière hydroélectrique se révèle également un atout pour la gestion de la ressource en eau, confrontée à des sécheresses et des crues de plus en plus marquées.



L’hydroélectricité occupe aujourd’hui une place stratégique dans le mix énergétique français en tant que deuxième source de production d’électricité après le nucléaire et première source renouvelable. Ce rapport insiste sur le fait que cette filière, exploitant l’énergie de l’eau grâce à un réseau dense d’environ 2 500 centrales, contribue à la fois à la stabilité du réseau électrique et à l’atteinte d’objectifs climatiques. Son fonctionnement repose sur la mise en valeur de la chute d’eau et du débit, le plus souvent stockés dans des barrages ou gérés en temps réel sur des cours d’eau, ce qui permet une production flexible et modulable. Malgré une évolution du cadre réglementaire (par exemple l’augmentation du débit réservé pour la préservation des milieux), l’hydroélectricité continue d’occuper une fonction-clé pour compenser les fluctuations de la demande ou d’autres sources d’énergies renouvelables, en particulier lorsque la consommation nationale s’intensifie en période hivernale.

Le changement climatique se traduit par une hausse des températures moyennes, l’augmentation de la fréquence de phénomènes météorologiques extrêmes et des modifications sensibles des régimes hydrologiques. Le rapport rappelle que, d’après plusieurs modélisations (issues notamment des travaux du GIEC et du projet Explore2), les projections pour la France sont contrastées. On anticipe une hausse de la pluviométrie dans le Nord-Est, couplée à une baisse dans le Sud-Est. Les précipitations hivernales, elles, pourraient augmenter de près de 20 %, tandis que les précipitations estivales pourraient diminuer, parfois fortement, dans des régions comme le Sud-Ouest. À cela s’ajoute une plus grande évapotranspiration sous l’effet de températures plus élevées, ce qui accentue le manque d’eau pendant l’été. Dans les zones de montagne, les débits sont d’abord augmentés sur une période transitoire par la fonte accélérée des glaciers, mais cette contribution finira par décroître, voire disparaître à terme. Dans l’ensemble, les pics de débit liés à la fonte nivale se produisent plus tôt et s’étalent davantage, modifiant la saisonnalité de la production hydroélectrique.

Exemple de modélisation des évolutions des débits saisonniers d'une rivière (Arve) en contexte de changement climatique.

Malgré ces bouleversements, le rapport souligne la résilience de l’hydroélectricité. D’une part, les étiages d’été, encore plus faibles sous l’effet du réchauffement, n’ont qu’un impact limité sur la production, car les turbines ne peuvent souvent pas fonctionner en dessous d’un certain débit et doivent de toute façon assurer un débit minimum à l’aval pour la vie aquatique. D’autre part, les capacités de stockage de certains ouvrages permettent un lissage des variations de débits, que ce soit pour prévenir les inondations ou pour réalimenter les rivières pendant les périodes de sécheresse. La filière sait également mettre en place des adaptations techniques : ajout de groupes de plus faible puissance pour turbiner des débits réduits, amélioration du rendement de la chaîne de production, voire réhausse de certains barrages là où c’est pertinent. Ces démarches d’adaptation s’accompagnent d’innovations visant à renforcer la complémentarité entre les différents usages de l’eau : irrigation, alimentation en eau potable, loisirs ou soutien d’étiage.

Le rapport rappelle par ailleurs que l’hydroélectricité agit favorablement sur le plan écologique global puisqu’elle contribue à éviter des émissions de gaz à effet de serre liées aux énergies fossiles. Si son implantation peut impacter localement les écosystèmes, des mesures correctives et compensatoires (comme l’installation de passes à poissons ou le maintien des débits réservés) viennent atténuer ces effets. Dans le même temps, la gestion fine des bassins versants par l’exploitation hydroélectrique présente un intérêt pour la biodiversité aquatique, notamment grâce au soutien d’étiage en cas de sécheresse ou au ralentissement des crues. Les réservoirs ou canaux de dérivation font parfois office de refuges pour la faune lorsque de nombreux cours d’eau s’assèchent. Mais ces usages croisés doivent tenir compte de la nécessité, pour la filière, de conserver une flexibilité suffisante afin de répondre aux pics de consommation électrique, en particulier en hiver, et d’assurer un équilibre global sur le réseau national.

En conclusion, l’étude du SER souligne l’importance de maintenir et de développer cette filière pour soutenir la transition énergétique à long terme, en s’appuyant sur une connaissance de plus en plus fine des évolutions climatiques et hydrologiques. L’hydroélectricité, forte d’une longue tradition et d’un ancrage territorial profond, reste l’un des leviers majeurs pour équilibrer le réseau électrique et faire face aux enjeux du changement climatique, aussi bien en termes de production bas-carbone que de gestion de la ressource en eau. De nouveaux projets, destinés à accroître les capacités de stockage et à optimiser les installations existantes, sont donc identifiés comme cruciaux. Même si la production globale tend à diminuer légèrement sous la pression climatique à long terme, le potentiel de croissance demeure réel, d’autant que la maîtrise des variations de débit deviendra chaque année plus stratégique pour l’ensemble de la société.

Source : Syndicat des énergies renouvelables (2025), L’hydroélectricité : une énergie résiliente face au changement climatique, 20 p. 

22/03/2025

Des députés de tous bords interpellent le gouvernement sur la destruction des ouvrages hydrauliques en rivière

En ce moment, les politiques environnementales sont sous pression en raison de leurs contraintes et coûts mal acceptés pour des résultats incertains. Ce sont logiquement les choix les plus contestables et contestés de ces politiques qui refont surface dans le débat public. En particulier la fameuse "continuité écologique et renaturation des rivières" : cette politique incompréhensible a conduit l'administration française à privilégier la destruction du patrimoine des seuils et barrages desservant des moulins, étangs, petites usines à eau partout dans les territoires. Comme le soulignent les parlementaires, les aspects négatifs de ce choix sont patents : perte de la capacité de réguler les eaux pour atténuer crue et sécheresse, d'un productible hydro-électrique très bas carbone, d'un agrément culturel, d'un paysage aquatique et d'un patrimoine historique. Le pire est que la principale promesse de cette politique n'a nullement été tenue : malgré des milliers de chantiers ayant engagé des centaines de millions d'euros d'argent public, les poissons grands migrateurs ont vu leur situation se dégrader sur la plupart des bassins depuis 20 ans ! Il est temps d'arrêter les frais en révisant la loi sur l'eau. 



Barrage des Pipes en cours de destruction, source l'Est Républicain, Esteban Grepinet DR

Des parlementaires de tous bords s'interrogent sur le sujet de la destruction des seuils en rivière, dans le cadre des politiques de restauration de la continuité écologique. Ils soulignent toutes les conséquences négatives potentielles de cette politique, notamment en matière de gestion de l'eau et d'atténuation des effets du changement climatique.

Impacts hydrologiques et climatiques : les parlementaires mettent en avant le rôle historique des seuils et chaussées de moulins dans la régulation des cours d'eau. Ils estiment que leur suppression aggrave les sécheresses estivales, réduit la recharge des nappes phréatiques et intensifie les crues et inondations en aval. Des exemples récents de catastrophes climatiques (notamment dans le Pas-de-Calais et en Bretagne) sont cités pour appuyer ces inquiétudes.

Patrimoine et énergie renouvelable : ces ouvrages sont également considérés comme faisant partie du patrimoine historique et culturel français. Certains députés insistent sur leur potentiel en matière de production d’hydroélectricité décentralisée et décarbonée, qui pourrait être une alternative aux destructions systématiques.

Efficacité et justification des politiques de continuité écologique : si la nécessité de préserver la biodiversité est reconnue, plusieurs députés critiquent la pertinence de la destruction des moulins. Ils soulignent que les attentes liées au retour des poissons migrateurs ne se sont pas concrétisées, et que ces mesures pourraient être contre-productives en termes de préservation des écosystèmes aquatiques.

Demande de réévaluation des politiques publiques : les parlementaires interrogent le gouvernement sur les mesures envisagées pour concilier restauration écologique et préservation des ouvrages hydrauliques encore en usage. Certains demandent une application stricte de l’article 49 de la loi « climat et résilience », qui interdit la destruction des moulins, et suggèrent une modification des schémas d’aménagement de l’eau pour inclure les défenseurs des moulins dans la gouvernance.

Mme Marie Pochon - Drôme (3e circonscription) - Écologiste et Social
Mme Marie Pochon alerte Mme la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche sur le sujet de l'effacement des moulins et des seuils de rivières. Du fait des changements climatiques, l'ensemble du pays est confronté à des sécheresses dramatiques transformant des cours d'eau en chemins de randonnée, condamnant les espèces aquatiques et la flore endémique de ces biotopes. Aux intersaisons, les épisodes de crues frappent durement plusieurs régions du pays. En 2024 le Pas-de-Calais, puis en 2025 l'Ile-et-Vilaine, ont fait les frais de ces catastrophes dramatiques. Dans ces deux départements, ce sont près de 400 seuils et ouvrages qui auraient été détruits sur les quinze dernières années. De quoi interroger le rôle de ces seuils dans la limitation du pic de crue et des inondations en amont. En tant qu'écologiste, Mme la députée tout à fait favorable aux mesures de restauration de la continuité écologique dans les rivières. Elle est sensible à la diminution inquiétante des populations de poissons, de batraciens et de l'ensemble des espèces qui peuplent les cours d'eau. Il est primordial de poursuivre ces démarches de renaturation de rivières et de restauration de la continuité écologique. Le contournement des seuils ou encore l'installation de passes à poissons doivent être soutenues par les agences de l'eau et sur ce point le plan national d'adaptation au changement climatique annoncé le 10 mars 2025 peut rassurer. Pour autant, Mme la députée a été alertée par certains des citoyens défenseurs des moulins qui s'inquiètent de voir disparaître ces ouvrages. On estime aujourd'hui que 10 000 moulins ont été détruits sur les 60 000 que comptait la France. Au-delà d'un rôle de régulateur des niveaux des cours d'eau, ces bâtiments font partie du patrimoine et peuvent également être des sources d'énergie renouvelable et décarbonée. La politique des agences de l'eau soutient l'effacement de ces ouvrages. Si on peut en comprendre la pertinence lorsqu'ils touchent des ouvrages abandonnés et dangereux, Mme la députée souhaiterait connaître les actions envisagées pour associer à la fois la restauration de la continuité écologique et le maintien de ces ouvrages utilisés à des fins de micro-hydroélectricité et qui font partie du patrimoine. Elle souhaiterait donc connaître les actions envisagées pour associer à la fois la restauration de la continuité écologique et le maintien de ces ouvrages.

M. Loïc Kervran - Cher (3e circonscription) - Horizons & Indépendants
M. Loïc Kervran appelle l'attention de M. le ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation sur la politique engagée depuis la circulaire du 25 janvier 2010 ayant entraîné la destruction de près de 10 000 ouvrages hydrauliques ( principalement des chaussées de moulins à eau ) sur un total de 60 000 ouvrages recensés en 2010 par l'office français de la biodiversité (OFB). Ces ouvrages, qui constituent un patrimoine hydraulique millénaire, ont été réalisés et entretenus pendant des siècles pour réguler les cours d'eau, préserver les nappes phréatiques et limiter les inondations en agissant comme de véritables régulateurs naturels des débits. En éliminant ces structures essentielles, la politique mise en œuvre risque d'aggraver significativement les phénomènes climatiques. En effet, en supprimant les retenues naturelles qui ralentissent les écoulements et favorisent la recharge des nappes, on observe une intensification des sécheresses estivales ainsi qu'un accroissement de la fréquence et de la gravité des inondations lors des épisodes de fortes pluies. Ces constats, étayés par plusieurs études et avis d'experts en hydrologie et en environnement, invitent à une reconsidération urgente de cette politique. Ils soulignent la nécessité d'un équilibre entre la modernisation des infrastructures de gestion de l'eau et la préservation d'un patrimoine historique qui a toujours joué un rôle crucial dans la régulation naturelle des écosystèmes fluviaux. Dans ce contexte, il souhaite savoir quelles mesures il envisage pour réévaluer et, le cas échéant, inverser, cette politique qui détruit massivement des ouvrages essentiels à la régulation naturelle des cours d'eau et à la prévention des crues. Il demande également s'il prévoit de modifier les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) ainsi que les programmes d'aides des agences de l'eau, notamment en intégrant les représentants des moulins à eau dans les instances de gouvernance, afin d'assurer une gestion équilibrée de la ressource hydrique.

M. Roger Chudeau, Loir-et-Cher (2e circonscription) - Rassemblement National
M. Roger Chudeau interroge Mme la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche, à la demande de la FFAM (Fédération française des associations de sauvegarde des moulins), sur les modalités d'application de l'article 49 de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre les effets du dérèglement climatique, dite loi « climat et résilience », qui modifie l'article L. 214-17 du code de l'environnement dans le but d'interdire la destruction des moulins à eau dans le cadre des obligations de continuité écologique. En l'espace de 15 ans, sur un total de 60 000 ouvrages en rivière recensés en 2010 par l'OFB, 12 000 ont été « partiellement » ou « totalement » détruits dans le cadre du « plan de restauration de la continuité écologique » mis en œuvre par la circulaire du 25 janvier 2010. Sur ces 12 000 ouvrages détruits, 10 000 environ sont des chaussées de moulins à eau ou leurs vannages. Ces destructions massives d'un patrimoine installé depuis des siècles sur les rivières françaises se sont accompagnées d'une explosion du coût de la sinistralité climatique en France (inondations, sècheresses), passé de moins de 3 milliards d'euros en moyenne au début des années 2010, à 6 milliards actuellement. En effet, en relevant le niveau des eaux des rivières et en ralentissant les écoulements sur l'ensemble du réseau hydrographique français, les dizaines de milliers de petites retenues de moulins à eau ont pour vertu à la fois de préserver les eaux et la vie aquatique lors des sècheresses estivales, de nourrir les nappes tout au long de l'année ; mais également, lors des fortes pluies, de faciliter les débordements précoces dans les plaines alluviales permettant de limiter le pic de crue et les inondations à l'aval des bassins versants. Dans le Pas-de-Calais par exemple, qui a subi de graves inondations en novembre 2023, 320 ouvrages ont été partiellement ou totalement détruits. Sur le seul bassin de la Vilaine, 100 ouvrages ont été détruits. Les eaux ne sont plus préservées, leur flux n'est plus régulé, ce pour quoi ces ouvrages avaient été aménagés et entretenus durant des siècles. En outre, alors que ces destructions devaient favoriser le retour des poissons migrateurs sur les rivières, ces espèces n'ont jamais été aussi peu nombreuses qu'en 2023. Ce résultat était prévisible, comme la FFAM l'a déjà fait connaître. À l'instar des barrages de castors de hauteur équivalente et modeste auxquels les chaussées de moulins n'ont fait que succéder : en conservant d'importants volumes d'eau dans les rivières lors des sècheresses estivales, ils préservent la vie et permettent le développement des alevins et juvéniles de saumons ou de truites. En conclusion, assise non sur la connaissance, mais sur une dangereuse dialectique d'opposition entre l'homme et la nature, cette politique de destruction est fille de l'ignorance et du dévoiement des lois. Elle aura déjà coûté plusieurs milliards d'euros à la France et ses conséquences sur la sinistralité climatique se fera de plus en plus durement sentir à mesure que les destructions s'accumulent. C'est pourquoi il lui demande si l'article 49 de la loi n° 2021-1104, qui interdit de détruire ces ouvrages anciens, sera enfin appliqué par les administrations de l'eau et si seront rénovés et remontés certains ouvrages détruits afin de rétablir les équilibres d'autrefois et juguler ces phénomènes.

17/03/2025

AquiSeuil, un outil pour évaluer l’impact de l’effacement des seuils sur les nappes

Mieux vaut tard que jamais : près de vingt ans après la loi sur l'eau de 2006, le gestionnaire public admet que l'effacement des seuils et barrages peut avoir des effets négatifs sur le stockage de l'eau dans le sol et les nappes. A la demande de l'Office français  de la biodiversité (OFB, le Bureau des ressources géologiques et minières (BRGM) a développé un outil analytique pour obtenir une première estimation de ces conséquences. 

L’effacement ou l’arasement d’un seuil en rivière entraîne une modification du niveau d’eau et des échanges entre la rivière et la nappe d’accompagnement. Ces transformations peuvent impacter les prélèvements en eau souterraine ainsi que la préservation des milieux aquatiques et humides. Face aux incertitudes liées à ces effets, le BRGM et l’OFB ont développé l’outil AquiSeuil, une solution de modélisation permettant d’anticiper les conséquences d’un arasement de seuil sur le niveau de la nappe phréatique.

Basé sur un modèle mathématique intégré à un macro Excel, AquiSeuil simule la distribution de la charge hydraulique dans l’aquifère avant et après l’effacement d’un seuil. Il permet ainsi une première évaluation des impacts hydrauliques, facilitant la prise de décision pour les gestionnaires de l’eau et les acteurs de la restauration des cours d’eau.

L’outil a été testé sur plusieurs cas d’étude, comme l’abaissement de seuils sur le Gardon d’Anduze ou encore la suppression du barrage de Milltown aux États-Unis. Ces simulations ont permis de mieux comprendre les dynamiques souterraines et d’évaluer les conséquences sur l’alimentation en eau potable et la gestion des ressources hydriques.

Référence : Dewandel B, Lanini S, Frissant N (2024). Impact hydraulique de l’effacement d’un seuil en rivière sur la nappe d’accompagnement. BRGM/OFB.

Extraits de l'introduction du manuel sur l'état de l'art

"L’édition la plus récente de la Commission Internationale des grands barrages (2023; https://www.icold-cigb.org) contient des informations sur 51 325 grands barrages (ouvrages supérieurs à 15 m de haut). Les références mondiales sur les petits barrages (<15 m) sont plus rares, les États-Unis (USACE, 2008) ont référencé 2,5 millions de petits barrages (moins de 1,8 m de haut) et 80 000 barrages moyens (plus de 1,8 m de haut). En Europe (sans la Russie), European Rivers Network estime le nombre de petits barrages (moins de 15 m de haut) à des centaines de milliers. Dans le monde, Lehner et al. (2011) estiment qu’il pourrait y avoir plus de 16 millions de ces petits barrages. Grands ou petits, les barrages et les seuils sont donc des structures omniprésentes des systèmes fluviaux.

Ces ouvrages assurent la régulation des crues, la production d’énergie hydroélectrique, une partie de l’approvisionnement en eau douce, des activités récréatives, etc., mais de nos jours, la suppression des barrages et des seuils suscite un intérêt croissant. Cet intérêt est motivé par les impacts écologiques et sociaux de tels ouvrages, les conditions de sécurité associées au vieillissement des barrages pour éviter leur rupture et l’appréciation des valeurs sociétales liées à des rivières saines et assurer leur continuité écologique (par exemple World Commission on Dams, 2000 ; Pejchar et Warner, 2001 ; Bednarek, 2001 ; Johnson et Graber, 2002 ; Collins et al., 2007 ; Graf, 2005). Ainsi, la suppression des barrages ou des seuils est souvent considérée comme un moyen de restaurer la continuité des cours d’eau et le transport des sédiments, d’améliorer leur état au sens de la continuité écologique, de faire revenir un cadre végétal plus pastoral, mais aussi de favoriser des activités récréatives comme la pêche ou le rafting. Cependant, la suppression des barrages peut avoir des impacts écologiques négatifs à court terme en raison de l’augmentation potentielle de la charge sédimentaire dans le cours d’eau (libération subite de sédiments accumulés dans le plan d’eau), qui peut provoquer l’étouffement et l’abrasion de divers biotes et habitats, la libération de sédiments contaminés ou augmenter le risque d’inondations à l’aval (Bednarek, 2001 ; Roberts et al., 2006).

Bien que la prévision des impacts suite à la mise en place ou la suppression de barrages ait historiquement suscité l’intérêt des chercheurs depuis plusieurs décennies dans des domaines variés : régime d’écoulement des rivières, écosystèmes, transport sédimentaire, processus géomorphologiques, dynamique des nutriments, végétation riveraine (ripisylve), impacts économiques et sociaux, peu d’attention a été portée à leur impact sur les eaux souterraines (Farinacci, 2009 ; Berthelote, 2013 ; Servière, 2021 ; Li et al., 2023).

Le plan d’eau créé par le barrage génère généralement un dôme piézométrique au droit du plan d’eau (Figure 1) qui peut s’étendre sur plusieurs kilomètres en amont et en aval de ce dernier (Berthelote, 2013). Par conséquent, la suppression du barrage peut créer une baisse du niveau des eaux souterraines, réduire la productivité des puits de pompage implantés dans la nappe d’accompagnement ou les assécher, ou encore assécher les zones humides créées par la hausse du niveau de la nappe (USDA, 2010 ; Learn, 2011 ; Berthelote, 2013).

Dès lors, l’arasement ou l’effacement d’un seuil en rivière entraîne l’abaissement du plan d’eau de surface (et sa vidange) et modifie les échanges entre la rivière et la nappe. Ces changements peuvent s’avérer problématiques pour la pérennité des prélèvements en eau souterraine et/ou la pérennité des écosystèmes dépendant de l’aquifère d’accompagnement. Les fortes incertitudes sur les impacts potentiels de l’arasement d’un seuil conduisent parfois à renoncer à son arasement ou son effacement.

L’influence des plans d’eau sur les eaux souterraines et sur les interactions nappe-rivière peut être évaluée à l’aide d’observations de terrain et de modélisations numériques pour quantifier les flux d’eau souterraine, le transport de contaminants ou les effets des barrages de surface pour repousser l’intrusion d’eau salée (Girard et al., 2003 ; Constantz et Essaid, 2007 ; Ashraf et al., 2007 ; Berthelote, 2013 ; Chang et al., 2019 ; Åberg, 2022 ; Fang et al., 2022 ; Li et al., 2023). Cependant, la modélisation numérique nécessite un grand nombre d’observations sur le terrain qui ne sont pas disponibles dans la plupart des contextes. Par conséquent, dans ces cas, une approche plus simple est nécessaire pour modéliser l’impact sur les eaux souterraines lié à la suppression des barrages, qui peut être basée sur des solutions analytiques. Bien qu’un modèle analytique ne puisse pas représenter les interactions du plan d’eau ou du cours d’eau avec l’aquifère avec le même degré de détail qu’un modèle numérique, il peut s’avérer être un outil utile pour examiner l’influence de divers facteurs et obtenir des estimations en adéquation avec la quantité et la qualité des données disponibles. De plus, comme sa mise en œuvre nécessite bien moins de données qu’un modèle numérique, son application en est largement facilitée.

L’impact des fluctuations du niveau d’eau d’une rivière, d’un lac ou d’une mer sur le niveau des eaux souterraines est un problème théorique bien connu. Sa formulation mathématique conduit à un ensemble d’équations différentielles pour lesquelles des solutions analytiques peuvent être trouvées dans divers ouvrages et autres publications scientifiques. Une partie de ces solutions sont présentées au § 3. Bien que ces solutions soient développées pour des situations hydrogéologiques variées : nappes infinies à chenalisées, cours d’eau de longueur infinie, plan d’eau rectangulaire isolé, lit du cours d’eau partiellement colmaté, etc., aucune solution analytique n’a été proposée pour évaluer la répartition spatiale de la charge hydraulique induite par un plan d’eau créé par un barrage ou un seuil, ou ses modifications dues à sa suppression ou son nivellement. Pour ressembler le plus possible aux conditions d’un cas réel (Figure 1), une telle solution doit pouvoir prendre en compte à la fois les interactions « plan d’eau-aquifère » et celles entre le cours d’eau et l’aquifère en amont et en aval du plan d’eau, et le fait que les échanges ne sont pas nécessairement parfaits et identiques au niveau du plan d’eau et du cours d’eau. De plus, la solution doit également tenir compte du fait que la hauteur du niveau d’eau dans le plan d’eau varie dans l’espace."

17/03/2025

AquiSeuil, un outil pour évaluer l’impact de l’effacement des seuils sur les nappes

 

Mieux vaut tard que jamais : près de vingt ans après la loi sur l'eau de 2006, le gestionnaire public admet que l'effacement des seuils et barrages peut avoir des effets négatifs sur le stockage de l'eau dans le sol et les nappes. A la demande de l'Office français  de la biodiversité (OFB, le Bureau des ressources géologiques et minières (BRGM) a développé un outil analytique pour obtenir une première estimation de ces conséquences. 


L’effacement ou l’arasement d’un seuil en rivière entraîne une modification du niveau d’eau et des échanges entre la rivière et la nappe d’accompagnement. Ces transformations peuvent impacter les prélèvements en eau souterraine ainsi que la préservation des milieux aquatiques et humides. Face aux incertitudes liées à ces effets, le BRGM et l’OFB ont développé l’outil AquiSeuil, une solution de modélisation permettant d’anticiper les conséquences d’un arasement de seuil sur le niveau de la nappe phréatique.

Basé sur un modèle mathématique intégré à un macro Excel, AquiSeuil simule la distribution de la charge hydraulique dans l’aquifère avant et après l’effacement d’un seuil. Il permet ainsi une première évaluation des impacts hydrauliques, facilitant la prise de décision pour les gestionnaires de l’eau et les acteurs de la restauration des cours d’eau.

L’outil a été testé sur plusieurs cas d’étude, comme l’abaissement de seuils sur le Gardon d’Anduze ou encore la suppression du barrage de Milltown aux États-Unis. Ces simulations ont permis de mieux comprendre les dynamiques souterraines et d’évaluer les conséquences sur l’alimentation en eau potable et la gestion des ressources hydriques.

Référence : Dewandel B, Lanini S, Frissant N (2024). Impact hydraulique de l’effacement d’un seuil en rivière sur la nappe d’accompagnement. BRGM/OFB.

Extraits de l'introduction du manuel sur l'état de l'art

"L’édition la plus récente de la Commission Internationale des grands barrages (2023; https://www.icold-cigb.org) contient des informations sur 51 325 grands barrages (ouvrages supérieurs à 15 m de haut). Les références mondiales sur les petits barrages (<15 m) sont plus rares, les États-Unis (USACE, 2008) ont référencé 2,5 millions de petits barrages (moins de 1,8 m de haut) et 80 000 barrages moyens (plus de 1,8 m de haut). En Europe (sans la Russie), European Rivers Network estime le nombre de petits barrages (moins de 15 m de haut) à des centaines de milliers. Dans le monde, Lehner et al. (2011) estiment qu’il pourrait y avoir plus de 16 millions de ces petits barrages. Grands ou petits, les barrages et les seuils sont donc des structures omniprésentes des systèmes fluviaux.

Ces ouvrages assurent la régulation des crues, la production d’énergie hydroélectrique, une partie de l’approvisionnement en eau douce, des activités récréatives, etc., mais de nos jours, la suppression des barrages et des seuils suscite un intérêt croissant. Cet intérêt est motivé par les impacts écologiques et sociaux de tels ouvrages, les conditions de sécurité associées au vieillissement des barrages pour éviter leur rupture et l’appréciation des valeurs sociétales liées à des rivières saines et assurer leur continuité écologique (par exemple World Commission on Dams, 2000 ; Pejchar et Warner, 2001 ; Bednarek, 2001 ; Johnson et Graber, 2002 ; Collins et al., 2007 ; Graf, 2005). Ainsi, la suppression des barrages ou des seuils est souvent considérée comme un moyen de restaurer la continuité des cours d’eau et le transport des sédiments, d’améliorer leur état au sens de la continuité écologique, de faire revenir un cadre végétal plus pastoral, mais aussi de favoriser des activités récréatives comme la pêche ou le rafting. Cependant, la suppression des barrages peut avoir des impacts écologiques négatifs à court terme en raison de l’augmentation potentielle de la charge sédimentaire dans le cours d’eau (libération subite de sédiments accumulés dans le plan d’eau), qui peut provoquer l’étouffement et l’abrasion de divers biotes et habitats, la libération de sédiments contaminés ou augmenter le risque d’inondations à l’aval (Bednarek, 2001 ; Roberts et al., 2006).

Bien que la prévision des impacts suite à la mise en place ou la suppression de barrages ait historiquement suscité l’intérêt des chercheurs depuis plusieurs décennies dans des domaines variés : régime d’écoulement des rivières, écosystèmes, transport sédimentaire, processus géomorphologiques, dynamique des nutriments, végétation riveraine (ripisylve), impacts économiques et sociaux, peu d’attention a été portée à leur impact sur les eaux souterraines (Farinacci, 2009 ; Berthelote, 2013 ; Servière, 2021 ; Li et al., 2023).

Le plan d’eau créé par le barrage génère généralement un dôme piézométrique au droit du plan d’eau (Figure 1) qui peut s’étendre sur plusieurs kilomètres en amont et en aval de ce dernier (Berthelote, 2013). Par conséquent, la suppression du barrage peut créer une baisse du niveau des eaux souterraines, réduire la productivité des puits de pompage implantés dans la nappe d’accompagnement ou les assécher, ou encore assécher les zones humides créées par la hausse du niveau de la nappe (USDA, 2010 ; Learn, 2011 ; Berthelote, 2013).

Dès lors, l’arasement ou l’effacement d’un seuil en rivière entraîne l’abaissement du plan d’eau de surface (et sa vidange) et modifie les échanges entre la rivière et la nappe. Ces changements peuvent s’avérer problématiques pour la pérennité des prélèvements en eau souterraine et/ou la pérennité des écosystèmes dépendant de l’aquifère d’accompagnement. Les fortes incertitudes sur les impacts potentiels de l’arasement d’un seuil conduisent parfois à renoncer à son arasement ou son effacement.

L’influence des plans d’eau sur les eaux souterraines et sur les interactions nappe-rivière peut être évaluée à l’aide d’observations de terrain et de modélisations numériques pour quantifier les flux d’eau souterraine, le transport de contaminants ou les effets des barrages de surface pour repousser l’intrusion d’eau salée (Girard et al., 2003 ; Constantz et Essaid, 2007 ; Ashraf et al., 2007 ; Berthelote, 2013 ; Chang et al., 2019 ; Åberg, 2022 ; Fang et al., 2022 ; Li et al., 2023). Cependant, la modélisation numérique nécessite un grand nombre d’observations sur le terrain qui ne sont pas disponibles dans la plupart des contextes. Par conséquent, dans ces cas, une approche plus simple est nécessaire pour modéliser l’impact sur les eaux souterraines lié à la suppression des barrages, qui peut être basée sur des solutions analytiques. Bien qu’un modèle analytique ne puisse pas représenter les interactions du plan d’eau ou du cours d’eau avec l’aquifère avec le même degré de détail qu’un modèle numérique, il peut s’avérer être un outil utile pour examiner l’influence de divers facteurs et obtenir des estimations en adéquation avec la quantité et la qualité des données disponibles. De plus, comme sa mise en œuvre nécessite bien moins de données qu’un modèle numérique, son application en est largement facilitée.

L’impact des fluctuations du niveau d’eau d’une rivière, d’un lac ou d’une mer sur le niveau des eaux souterraines est un problème théorique bien connu. Sa formulation mathématique conduit à un ensemble d’équations différentielles pour lesquelles des solutions analytiques peuvent être trouvées dans divers ouvrages et autres publications scientifiques. Une partie de ces solutions sont présentées au § 3. Bien que ces solutions soient développées pour des situations hydrogéologiques variées : nappes infinies à chenalisées, cours d’eau de longueur infinie, plan d’eau rectangulaire isolé, lit du cours d’eau partiellement colmaté, etc., aucune solution analytique n’a été proposée pour évaluer la répartition spatiale de la charge hydraulique induite par un plan d’eau créé par un barrage ou un seuil, ou ses modifications dues à sa suppression ou son nivellement. Pour ressembler le plus possible aux conditions d’un cas réel (Figure 1), une telle solution doit pouvoir prendre en compte à la fois les interactions « plan d’eau-aquifère » et celles entre le cours d’eau et l’aquifère en amont et en aval du plan d’eau, et le fait que les échanges ne sont pas nécessairement parfaits et identiques au niveau du plan d’eau et du cours d’eau. De plus, la solution doit également tenir compte du fait que la hauteur du niveau d’eau dans le plan d’eau varie dans l’espace."

13/03/2025

Un ingénieur des Ponts et Chaussées ayant compris l’intérêt des retenues d’eau (Belgrand 1846)

 En 1846, M. Belgrand, ingénieur des Ponts et Chaussées, publie une étude détaillée de l’infiltration et de l’écoulement des eaux pluviales dans les terrains granitiques et jurassiques du bassin supérieur de la Seine. Il note l’intérêt des étangs et retenues de moulins pour réguler le débit des rivières en période de crue ou de sécheresse, déplorant que l’administration de son époque soit (déjà) frileuse quand il s’agit de créer de tels aménagements. Qu’aurait dit M. Belgrand s’il avait assisté à l'actuelle et aberrante politique de destruction massive des retenues humaines, cela alors même que le changement climatique devrait renforcer notre vigilance sur la régulation de l’eau  ? 



L’ objectif de l’auteur est d’établir le degré de perméabilité des formations géologiques du bassin de Seine amont et leurs effets sur le régime des cours d’eau, la conception des ouvrages hydrauliques et l’aménagement des vallées. Il s’oppose aux méthodes alors utilisées par certains ingénieurs et plaide pour une approche fondée sur des observations rigoureuses.

Belgrand distingue trois grands groupes de terrains selon leur perméabilité :
  • Les granites et le lias sont globalement imperméables, entraînant un ruissellement rapide des eaux de pluie. Les crues sont intenses, et les cours d’eau sont bien alimentés en période humide, mais connaissent de fortes variations saisonnières.
  • Les terrains oolithiques inférieurs (calcaire à entroques, grande oolithe, forest marble) sont très perméables. L’eau s’infiltre massivement et n’atteint presque pas le réseau hydrographique en surface, ce qui provoque la disparition estivale de ruisseaux et rivières.
  • L’Oxford-clay présente une perméabilité intermédiaire : l’eau s’infiltre partiellement, et l’alimentation des rivières dépend des caractéristiques locales des formations argileuses.
Il note que ces différences ont des implications majeures sur le tracé et l’alimentation des canaux de navigation, la gestion des crues et l’irrigation, l’urbanisme et les ouvrages d’art, avec nécessité d'approches adaptées aux caractéristiques hydrologiques locales.

Belgrand recommande plusieurs mesures pour améliorer la gestion des eaux :
  • Construire des réservoirs et des barrages dans les terrains imperméables (granite, lias) pour retenir les eaux de crue et mieux répartir les débits.
  • Éviter les canaux sur terrains oolithiques où l’eau s’infiltre trop rapidement.
  • Privilégier les prairies naturelles plutôt que le reboisement (jugé peu efficace) dans le lias pour stabiliser les sols et limiter les pertes par évaporation.
  • Maintenir ou restaurer les étangs et retenues d’eau dans le Morvan, qui jouent un rôle clé dans la régulation hydrologique.

Extrait : 

« Autrefois les petites vallées granitiques du Morvan étaient toutes preservee5 par une multitude d’étangs où les crues venaient s’emmagasiner ; dans la partie supérieure des vallées ; où le terrain a peu de valeur, il existe encore un grand nombre de ces étangs.

Les plus importants servent presque toujours de biefs à des moulins qui marchent d’une manière continue pendant les sécheresses, et alimentent ainsi les petits cours d’eau situés en Aval qui, sans cela, seraient promptement mis à sec; mais, depuis quelques années, la conversion des étangs en prairies a pris beaucoup d’extension, et on en a desséché un grand nombre.

C'est là un grand mal bien autrement désastreux que le déboisement et qu’il faudrait arrêter promptement, en donnant à l’administration les pouvoirs nécessaires (note).

Il faudrait aussi encourager le rétablissement des anciens étangs, dont les digues existent toutes encore, et la création de nouvelles retenues , surtout en amont de riches prairies. C’est la seule méthode certaine de régulariser les petits cours d’eau dans les terrains granitiques.

Mais dans le lias et les marnes supra-liasiques , sans doute par suite du prix élevé des terrains, il existe peu d’étangs, et il ne serait pas prudent d’en établir un grand nombre, en raison de la grande quantité de vase qui s’y rassemblerait et de l’insalubrité qui pourrait en résulter pour le pays (voir la note L).

Cependant ces terrains, par cela même qu’ils sont très fertiles, ont besoin plus que les autres d’un préservatif. Combien n’y voit-on pas de riches prairies qu’un faible ruisseau couvre tous les deux ou trois ans , au moment des récoltes , d’un torrent d’eau et de boue! Le moyen d’arrêter ce fléau serait bien simple. Il suffirait en effet de construire en amont de la prairie une digue d’étang avec des moyens de décharge tels que dans les saisons où les crues n’ont aucun inconvénient, l’eau s’écoulât sans difficultés et sans former d'amas; mais au printemps et jusqu’au moment des récoltes , toutes les issues seraient fermées, à l’exception d’une vanne de fond assez grande pour laisser échapper les eaux ordinaires , mais insuffisante pour l’écoulement des crues dès qu’elles deviendraient dangereuses. On perdrait sans doute les récoltes sur une certaine étendue en amonts mais en établissant la digue avec intelligence, cette perte serait infiniment moindre que celle d’aval qui aurait eu lieu sans cela.

Dans l’état actuel de notre législation sur les cours d’eau, la réalisation des améliorations que je signale serait sans doute bien difficile et rencontrerait de nombreux obstacles même de la part des propriétaires intéressés. .

Chacun reconnaît aujourd’hui l’insuffisance et les inconvénients de cette législation , et nous ne voyons pas pourquoi, lorsque par une étude consciencieuse , des enquêtes, etc., on aurait reconnu qu’un ruisseau dangereux peut être maîtrisé par l’établissement de deux ou trois barrages, on ne pourrait pas forcer par un règlement d'administration publique, les propriétaires intéressés à faire les dépenses d’établissement de digues et les acquisitions de terrains nécessaires, dût-on recourir à l’expropriation.

(note) Il est vraiment singulier que l'administration qui, avec raison, empêche l'établissement d'une retenue d'eau lorsqu’elle peut nuire au moindre des riverains , ne puisse s'opposer à la destruction d'un étang ; qui, dans certains cas, préserve les récoltes d'immenses prairies, d'une ruine certaine.  »

Source : Conseil général des Ponts et Chaussées (1846), Annales des Ponts et Chaussées. Mémoires et documents relatifs à l'art des constructions et au service de l'ingénieur. N°153, « Études hydrologiques dans les granites et les terrains jurassiques formant la zone supérieure du bassin de la Seine », par M. Belgrand, ingénieur des ponts et chaussées.

Référence Gallica, notice 

01/03/2025

L'hydro-électricité est présumée d'intérêt public majeur, confirme le Conseil d'Etat

 

Dans son arrêt du 20 décembre 2024, le Conseil d'État a rejeté les recours visant l’annulation du décret du 28 décembre 2023 relatif à l’application de la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur pour certaines installations d’énergies renouvelables, en particulier l'hydro-électricité. Les associations requérantes (pêcheurs, écologistes) soulevaient plusieurs moyens tenant à la légalité interne du texte, à sa compatibilité avec le droit de l’Union, à la méconnaissance du principe de non-régression et à d’autres irrégularités substantielles. Retour détaillé sur les points de droit examinés.


Le Conseil d'Etat a examiné un contentieux  portant sur l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 28 décembre 2023 relatif à la production d'énergies renouvelables, notamment hydroélectriques et éoliennes, en raison de son impact sur la biodiversité et la continuité écologique des cours d'eau.

L'affaire regroupe trois requêtes déposées par plusieurs associations halieutique (pêche de loisir), environnementales et de protection des milieux aquatiques. Elles contestaient ce décret en invoquant des irrégularités procédurales (consultation du public insuffisante, absence d'évaluation environnementale, méconnaissance du principe de non-régression) et des vices de fond (incompatibilité avec le droit de l'Union, notamment la directive "habitats", et atteinte à la préservation des cours d’eau).

Le Conseil d'État a rejeté les irrégularité procédurales alléguées et, de manière plus intéressante, a examiné le fond.  

Concernant la légalité interne du décret attaqué, le Conseil d’État rappelle que l’article L. 411-2 du code de l’environnement impose trois conditions cumulatives pour qu’une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées soit accordée :
  • Absence d’autre solution satisfaisante
  • Absence de nuisance au maintien des populations dans un état de conservation favorable
  • Justification par une raison impérative d’intérêt public majeur
Le décret attaqué fixe les critères selon lesquels certaines installations d’énergies renouvelables sont réputées répondre à cette raison impérative d’intérêt public majeur, sur le fondement de l’article L. 211-2-1 du code de l’énergie. Le Conseil d’État confirme que cette présomption est irréfragable, mais qu’elle ne dispense pas du respect des deux autres conditions relatives aux espèces protégées.

En conséquence, l’argument selon lequel le décret méconnaîtrait le 4° du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement est écarté comme inopérant, car la procédure de dérogation reste applicable dans son ensemble.

Concernant la compatibilité avec le droit de l’Union européenne, le Conseil d'Etat examine d'abord la directive 92/43/CEE (directive Habitats, faune, flore). L’article 16 de cette directive autorise des dérogations aux interdictions de destruction d’espèces protégées sous trois conditions (absence de solution alternative, absence d’impact négatif sur les populations d’espèces, justification par une raison impérative d’intérêt public majeur).

Le Conseil d’État juge que la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur instituée par l’article L. 211-2-1 du code de l’énergie et mise en œuvre par le décret n’est pas contraire à cette directive, car elle ne remet pas en cause les autres conditions nécessaires à l’octroi d’une dérogation.

Le conseil d'Etat examine ensuite le règlement 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022. Ce règlement établit une présomption d’intérêt public supérieur pour les projets d’énergies renouvelables. Il permet même aux États membres de restreindre son application à certaines zones ou technologies spécifiques.

Le décret attaqué s’inscrit pleinement dans cette logique en instaurant une présomption pour certains projets, mais sans supprimer l’obligation de respecter les autres critères environnementaux.Le Conseil d’État considère donc que les requérants ne peuvent utilement soutenir que le décret méconnaît l’article 3 du règlement 2022/2577.

Concernant la directive 2000/60/CE (directive-cadre sur l’eau) et le règlement 1100/2007 sur la reconstitution du stock d’anguilles européennes, le Conseil d’État écarte ces arguments en rappelant que les projets hydroélectriques restent soumis aux exigences de protection écologique des cours d’eau et que le décret ne dispense en rien du respect des règles de continuité écologique ou de préservation des populations d’anguilles.

Ainsi, le décret ne contrevient pas aux objectifs fixés par ces textes européens.

S'agissant du principe français de non-régression du droit de l'environnement, le moyen n'est pas jugé davantage recevable. L’article L. 110-1 du code de l’environnement pose un principe de non-régression, selon lequel la protection de l’environnement ne peut être affaiblie par des mesures législatives ou réglementaires.

Cependant, ce principe ne s’applique pas lorsque le législateur a expressément prévu une dérogation. Or, la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur découle d’une loi, et le décret attaqué se contente de préciser ses modalités d’application. Le Conseil d’État juge donc que ce principe ne peut pas être invoqué contre le décret.

Enfin, le Conseil d'Etat examine 6 autres moyens soulevés, pour les écarter.
  • Compatibilité avec l’article L. 411-2 du code de l’environnement : le décret ne dispense pas les projets d’énergie renouvelable de l’ensemble des conditions de dérogation pour destruction d’espèces protégées. Moyen écarté.
  • Atteinte à la continuité écologique des cours d’eau : le Conseil d’État souligne que le décret exclut expressément les installations situées sur des cours d’eau en très bon état écologique ou jouant un rôle de réservoir biologique. L’argument tiré d’une atteinte à la continuité écologique est donc inopérant.
  • Seuil de puissance fixé pour la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur 1 MW pour l’hydroélectricité : le Conseil d’État considère que ce seuil est cohérent avec les objectifs de développement de la petite hydroélectricité et la rénovation des centrales. Pas d’erreur manifeste d’appréciation.
  • Référence aux objectifs nationaux plutôt que régionaux pour la programmation pluriannuelle de l’énergie: le décret se base sur les objectifs nationaux, et non régionaux, pour apprécier si un projet répond aux critères de la présomption de raison impérative d’intérêt public majeur. Le Conseil d’État juge que cela ne viole pas la loi et que cette approche est justifiée.
  • Référence à la puissance installée plutôt qu’à la puissance autorisée : le décret prend en compte la puissance déjà raccordée plutôt que celle simplement autorisée pour évaluer si un projet d’énergie renouvelable répond aux objectifs de la programmation pluriannuelle de l’énergie. Le Conseil d’État considère que ce choix est rationnel et ne constitue pas une erreur manifeste d’appréciation.
  • Clarté et intelligibilité des dispositions du décret : le décret fixe de manière claire et précise les critères de reconnaissance d’une raison impérative d’intérêt public majeur. Le Conseil d’État rejette donc l’argument selon lequel il serait insuffisamment précis.
Pour conclure, notons que le seuil de 1 MW pour la présomption d'intérêt public majeur d'un projet hydro-électrique n'est guère satisfaisante du point de vue des porteurs de projet, la plupart des projets étant inférieurs à ce seuil de puissance. Si la France et l'Europe veulent réellement accélérer la transition bas carbone et viser une autonomie énergétique stratégique, il faudra réviser le droit de l'eau et de la biodiversité de manière plus substantielle, afin de réellement libérer la petite hydro-électricité et multiplier les projets dans tous les territoires. 

Référence : Conseil d'Etat, arrêt n°492185, 20 décembre 2024 

A lire en complément

06/01/2025

Marais d'Andryes : quand la renaturation tourne à l’artificialisation

 

Et si renaturer signifiait parfois détruire ? Plongez dans l’histoire du marais d’Andryes, un projet controversé qui interroge notre rapport à l’écologie et à l’aménagement du territoire.


Le document, écrit par Sylvain Noël, ancien vice-président pour l’environnement de la communauté de communes Forterre Val d’Yonne, analyse de manière critique les travaux réalisés dans le marais d’Andryes. Il met en lumière les incohérences et les impacts négatifs d’un projet visant à renaturer ce site ayant déjà une forte valeur écologique et paysagère, tout en dénonçant l’absence de concertation avec les habitants et les naturalistes locaux. À travers des exemples précis, l’auteur montre comment une forêt humide a été détruite pour créer une roselière artificielle, au mépris des dynamiques naturelles. Ce texte met également en perspective les dimensions éthiques et esthétiques de la relation homme-nature, tout en soulignant l’importance d’un aménagement respectueux des paysages et des communautés locales. Une réflexion critique qui interpelle sur les dérives possibles des initiatives environnementales mal encadrées.

A télécharger (pdf)

 


13/12/2024

Zones d’ombre dans la cartographie des rivières françaises (Messager et al 2024)

 

En France, des milliers de rivières et de ruisseaux échappent à la protection environnementale de la loi en raison d'une cartographie réglementaire lacunaire. Cette situation, révélée par Mathis Loïc Messager, Hervé Pella et Thibault Datry dans leur publication récente, met en lumière les incohérences administratives et territoriales ainsi que leurs conséquences écologiques. Elle montre aussi qu'il existe une construction sociale et politique permanente des paysages et des usages de l'eau, les divergences sur les définitions n'étant que le cas particulier d'une diversité plus générale des préférences et des attentes à l'œuvre dans la société. 


Etat actuel de la cartographie des cours d'eau en France métropolitaine, extrait de Messager et al , art cit.

L’article de Mathis Loïc Messager, Hervé Pella et Thibault Datry explore l’impact des cartographies réglementaires incohérentes sur la protection des rivières et des cours d’eau. Prenant la France comme étude de cas, les auteurs montrent comment l’application variable de la définition légale des cours d’eau peut menacer les écosystèmes aquatiques et les services qu’ils fournissent. Ils expliquent que la protection des cours d'eau repose sur des critères juridiques définis nationalement mais appliqués de manière décentralisée, entraînant une protection inégale.

La protection des cours d’eau en France dépend de leur reconnaissance légale, qui repose sur trois critères majeurs selon le code de l'environnement (article L215-7-1) :
  • Présence d’un lit d'origine naturelle : un cours d’eau doit avoir un lit visible, même s'il a été modifié par l'homme.
  • Alimentation par une source autre que les précipitations : les cours d’eau doivent être alimentés par des sources permanentes, comme des sources souterraines ou des ruisseaux voisins.
  • Débit suffisant la majeure partie de l’année : le débit peut être intermittent, mais doit être à cycle assez régulier selon les conditions locales (à la différence d'un débit éphémère n'apparaissant qu'aléatoirement, par exemple).
La décision de cartographier les cours d’eau repose sur une directive nationale de 2015, qui impose aux départements français de créer des cartes détaillées en collaboration avec des parties prenantes locales, notamment les agriculteurs, les associations environnementales et les collectivités. Chaque département devait appliquer les critères juridiques pour différencier les cours d'eau des fossés ou canaux. Cependant, le manque de normes uniformes a entraîné des interprétations divergentes selon les ressources et les priorités locales.

Les chercheurs ont compilé et harmonisé les cartes réglementaires fournies par 91 départements français. Ils ont utilisé les bases de données hydrographiques nationales (BD TOPO et BD Carthage) pour comparer les segments protégés, observant qu'aucune base de données actuelle n'est complète. Ils ont consolidé 139 catégories administratives initiales en cinq classes standardisées : cours d'eau, non-cours d'eau, non catégorisé, inexistant et hors du département. Cette harmonisation a permis de créer une carte nationale uniforme. Chaque segment a été classé selon son statut légal et son type (cours d'eau ou non-cours d'eau). Les chercheurs ont calculé le ratio de densité de drainage (RDD), représentant la longueur totale des cours d'eau classés rapportée à la longueur totale des segments potentiellement classables selon la BD TOPO.

Les modèles statistiques ont été utilisés pour examiner les corrélations entre le RDD et des variables socio-environnementales telles que la couverture agricole, l’aridité estivale et la densité de population. Une analyse comparative inter-départements a permis de mieux comprendre les disparités.


Disparité départementale des choix de classement, extrait de Messager et al, art cit. 

Voici les principaux résultats :
  • Environ 680 000 km de segments hydrographiques ont été évalués (93 % de la France métropolitaine, 2,2 millions de segments).
  • 25 % des segments ont été exclus de la protection selon les cartes départementales, soit environ 170 000 km de cours d'eau potentiellement non protégés.
  • 59 % des segments exclus sont des cours d'eau intermittents, 42 % des cours d'eau de tête de bassin (premier ordre), représentent pourtant dans certains caq doubés d'une éude de terrain des écosystèmes utiles à la biodiversité, à la filtration de l'eau, à la réduction des crues et aux habitats aquatiques.
  • Les disparités sont importantes : certains départements protègent presque tout le réseau hydrographique et ont classé davantage que la BD TOPO, tandis que d'autres excluent plus de 50 % des segments potentiels.
  • Une corrélation négative existe entre le RDD et la couverture agricole intensive. Les départements dominés par l’agriculture montrent des cartes plus restrictives, mais avec de fortes disparités montrant surtout l'absence de cohérence nationale dans la démarche.
  • L’aridité estivale accentue cette tendance à la faible cartographie, en raison de la difficulté à observer des cours d'eau intermittents.
Les auteurs développent le concept du "cycle hydro-social", qui décrit l'interaction continue entre les sociétés humaines et les systèmes hydrologiques. Selon cette perspective, l’eau n’est pas seulement un élément naturel, mais un objet social façonné par des processus historiques, politiques et culturels. Les rivières et les cours d'eau sont modifiés au fil du temps par les activités humaines, comme le détournement des eaux, la construction de barrages ou l’intensification agricole.

La cartographie des cours d’eau est ainsi perçue comme un acte social et politique. Les cartes officielles cristallisent une certaine vision du paysage aquatique, qui peut refléter des rapports de pouvoir asymétriques. Les décisions sur ce qui est considéré comme un cours d’eau protégé sont influencées par des intérêts économiques, des pratiques culturelles et des politiques publiques. Par exemple, exclure un cours d’eau d'une carte réglementaire peut faciliter son exploitation, tout en masquant son existence écologique et son utilité sociale.

Les auteurs montrent que cette dynamique est particulièrement visible dans le processus de cartographie français, où les conflits d'intérêts entre agriculteurs, administrations et associations environnementales façonnent les résultats finaux. Cette interaction perpétuelle entre les représentations cartographiques et les réalités hydrologiques illustre  le concept du cycle hydro-social.


Le cycle hydro-social vu par les auteurs.

Discussion
Il nous semble important de distinguer deux aspects liés à la gestion des cours d'eau : s'accorder sur la typologie et s'accorder sur les conséquences normatives de cette typologie. S'accorder sur la typologie implique de définir clairement ce qui constitue un cours d'eau (et d'autres hydrosystèmes), selon des critères écologiques, hydrologiques, usagers et administratifs. Cette étape repose sur une base scientifique et technique permettant d'unifier les définitions. S'accorder sur les conséquences normatives signifie déterminer les droits, obligations et restrictions associés à chaque catégorie définie dans la typologie. Cela inclut les protections environnementales, les contraintes d'aménagement, les responsabilités légales et les capacités d'action.  

Car un aspect incontournable du sujet traité par Thibault Datry et ses collègues est la conflictualité sous-jacente  des normes écologiques, particulièrement marquée en milieu rural. Ce sujet a refait surface récemment dans l'actualité, mais il est récurrent dans l'histoire des politiques environnementales. A la différence d'un territoire urbain déjà quasi totalement artificialisé, les territoires ruraux disposent d'une richesse en milieux quasi-naturels et semi-naturels, mais subissent aussi une pression d’exploitation agricole, forestière, industrielle, récréative ou urbanistique de ces espaces. Cela crée des tensions entre conservation écologique et usages socio-économiques, cristallisées dans des régulations environnementales perçues comme contraignantes par une partie des locaux, nécessaires pour une autre partie. L’incapacité à s’accorder sur la typologie des cours d’eau découle le plus souvent d’un refus d’accepter les conséquences normatives liées à certaines classifications. Un cours d’eau classé comme tel entraîne des restrictions sur les pratiques agricoles, des limitations d’aménagement, des coûts supplémentaires d'entretien et de mise en conformité. Ces implications peuvent expliquer la résistance à intégrer certaines zones dans les catégories réglementées, même lorsqu’un consensus technique et scientifique existe sur la catégorisation.

Autre point  à souligner : l’acceptation d’une certaine complexité est nécessaire pour une gestion réaliste des cours d’eau et, plus généralement, des segments hydrographiques. Chercher à simplifier à outrance la typologie avec le choix cours d'eau / non cours d'eau comme seule information peut mener à des omissions importantes et à une perte de précision écologique. En outre, une gestion différencié peut alléger la complexité normative et procédurale dans certains cas, donc dépasser des résistances tenant à la crainte de créer des zones intouchables rendant l'exploitation ou l'entretien trop complexes. On peut imaginer qu'un cours d'eau intermittent et un cours d'eau permanent n'impliquent pas les mêmes obligations, par exemple. De plus, l’intégration des drains artificiels tels que les canaux, biefs, fossés et autres infrastructures hydrauliques serait nécessaire. Bien qu’ils soient souvent exclus des cartes réglementaires, ces structures jouent un rôle  dans la gestion des flux hydriques, la prévention des inondations, l'épuration de certains intrants et la régulation des niveaux d’eau. Ils participent également à la connectivité écologique, servant parfois de corridors pour la faune aquatique, et sont des ressources pour la faune / flore terrestre. 

Ainsi, une approche globale nécessiterait de considérer à la fois les systèmes naturels et artificiels, la complexité interne de chacun de ces systèmes, en reconnaissant leurs interconnexions et leurs contributions au réseau hydrographique. Cette approche globale devrait ensuite intégrer, au même niveau que les informations écologiques, les informations symboliques, sociales et économiques tenant aux perceptions et usages de l'eau dans le bassin versant. Ensuite seulement des débats politiques peuvent prioriser les enjeux dans des normes et des procédures, chaque partie prenante acceptant le même niveau d'information comme base de la discussion. 

Référence : Messager M L, Pella H, Datry T (2024), Inconsistent regulatory mapping quietly threatens rivers and streams, Environmental Science & Technology, 58, 17201-17214.

Version française sous forme de rapport rédigé par les auteurs : Messager, M. L., Pella, H., & Datry, T. (2024). Une cartographie réglementaire incohérente menace les rivières et les ruisseaux français. Environmental Science & Technology 

01/12/2024

La continuité écologique des rivières face à ses incertitudes et controverses (Alp et al 2024)

 Fruit d’un travail interdisciplinaire mobilisant 19 universitaires, une nouvelle étude explore les défis scientifiques, sociaux et politiques de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau en France, tout en proposant une démarche stratégique adaptée aux spécificités locales. Une synthèse très intéressante car elle ne contourne pas les problèmes réels et incertitudes fortes de la continuité écologique. Mais une synthèse  ne tirant pas selon nous toutes les conséquences des critiques qu'elle émet.



Les différentes dimensions de la continuité, image extraite de Alp 2024, art.cit.

La recherche de Maria Alp et de ses collègues rappelle que les projets de restauration de la continuité écologique des cours d’eau rencontrent de nombreux obstacles et attirent de nombreuses critiques. Ainsi, les conflits d’usages et de valeurs émergent fréquemment, notamment autour de la suppression d’ouvrages tels que moulins ou étangs, qui possèdent une forte valeur patrimoniale ou jouent un rôle dans la création de nouveaux écosystèmes locaux. Les riverains ont en ce cas des préférences et priorités alternatives à celles des gestionnaires de l'écologie : "Certains acteurs questionnent la pertinence de la politique publique visant à effacer les ouvrages qui contribuent à l’interruption de la continuité des cours d’eau." Ces tensions sont renforcées par un cadre réglementaire complexe et parfois contradictoire. Par exemple, "la réglementation encourage à la fois la restauration de la continuité écologique et la production d’une énergie hydroélectrique renouvelable". En parallèle, l’approche descendante et technocratique des projets, souvent imposés sans réelle concertation locale (et surtout sans donner la prime à l'initiative locale vraiment portée par des acteurs, comme le préfèrent certains pays, dont les Etats-Unis), suscite des résistances et des incompréhensions : "la politique de restauration de la continuité écologique appliquée en France depuis les années 2000 s'est construite selon une approche majoritairement descendante (top-down en anglais). La restauration est prise en charge par l'État, qui fixe les objectifs et les modes d'action au titre de l'intérêt général (le « paradigme du gouvernement » ; Mermet, 2020)." La disproportion des ambitions et des moyens conduit aussi à des choix bâclés : les défis de financement, les contraintes de calendrier et le manque de communication constante entre les parties prenantes compliquent davantage la situation.

En outre, la rupture de continuité écologique est une pression parmi d'autres (prélèvements, pollutions, réchauffement, espèces exotiques, etc.), dont la part relative dans la baisse de biodiversité ou dans l'altération de fonctions écosystémiques est difficile à quantifier. Et les effets des ouvrages concernés sont parfois ambivalents. Par exemple, un plan d'eau peut être une zone favorable au développement d'espèces invasives mais un obstacle peut aussi être un frein à la colonisation du bassin par ces espèces. De même, les écosystèmes artificiels des plans d'eau ou des canaux n'atteignent pas le niveau de biodiversité d'un milieu non humanisé, mais dans un contexte globalement dégradé et simplifié propre à l'Anthropocène, ils peuvent néanmoins avoir des intérêts de conservation écologique. 

A la différence de certains gestionnaires tenant parfois un discours de certitude, les chercheurs sont donc obligés d'admettre que les connaissances restent lacunaires, ce qui implique toute une chaîne d'incertitudes : 
"- Les incertitudes scientifiques relevant des connaissances fondamentales encore incomplètes sur les processus biophysiques et sociaux ;
- Les incertitudes techniques liées aux limites des mesures possibles techniquement pour quantifier les réponses physiques et biologiques (avec un cumul d’incertitudes associées aux données provenant de différentes disciplines et intégrées dans les modèles) ;
- Les incertitudes associées aux processus stochastiques que nous ne pouvons ni prédire avec exactitude ni contrôler, mais dont nous pouvons parfois estimer la probabilité d'occurrence, comme la variabilité hydro-climatique au niveau local ou à plus large échelle ;
- Les incertitudes liées aux modalités de réaction des socio-écosystèmes impactés puis restaurés."

Les auteurs pointent également que la recherche travaille peu sur les cas négatifs, c'est-à-dire les échecs: "Un autre défi pour la communauté scientifique serait de mieux documenter les échecs des projets de restauration qui sont nombreux mais beaucoup moins visibles dans la littérature scientifique." Or, cette absence de retour sur les échecs nuit à l'amélioration des pratiques de restauration et à la compréhension du fonctionnement des bassins versants. Il nuit aussi à l'image de la recherche scientifique, qui est censée être indépendante des choix de politiques publiques, donc critiquer librement ces choix quand les résultats ne sont pas au rendez-vous.

Dix points de vigilance sont finalement identifiés par les chercheurs pour assurer une bonne restauration de la continuité écologique des cours d'eau:
  • Trajectoire historique (PV1) : intégrer les connaissances historiques sur les usages, métamorphoses fluviales, et trajectoire politique pour comprendre les causes des changements.
  • Périmètre et priorités (PV2) : délimiter le périmètre territorial et hiérarchiser les sites d'action en fonction des enjeux prioritaires​.
  • Co-construction (PV3) : impliquer les acteurs locaux dès le début pour assurer une prise de décision concertée et partagée​.
  • Objectifs clairs (PV4) : définir des objectifs précis, mesurables et adaptés au contexte local pour guider les actions de restauration​.
  • Diagnostic systémique (PV5) : réaliser un diagnostic global des dimensions biophysiques, sociales, politiques et économiques à des échelles spatiales et temporelles appropriées​.
  • Incertitudes et risques (PV6) : reconnaître et intégrer les incertitudes et risques dans le processus de décision​.
  • Suivi à long terme (PV7) : assurer des suivis avant et après les travaux pour évaluer les effets en fonction des objectifs.
  • Standardisation des méthodes (PV8) : utiliser des protocoles standardisés pour les suivis afin de garantir la comparabilité des résultats​.
  • Calendrier adapté (PV9) : planifier les travaux en tenant compte de la saisonnalité écologique et des contextes socio-politiques​.
  • Communication continue (PV10) : maintenir un dialogue clair et régulier avec les parties prenantes et le public tout au long du projet​.

Discussion
Il s'est écoulé un quart de siècle depuis l'introduction du concept de "continuité hydrographique" dans une annexe de la directive cadre européenne sur l'eau (2000), près de 20 ans depuis la mise en avant de ce choix dans le concept de "continuité écologique" glissé dans la loi française sur l'eau et les milieux aquatiques (2006). Cette idée de continuité avait déjà une histoire plus ancienne en recherche (voir cet article). La synthèse de Maria Alp et de ses collègues met en lumière la difficulté de mise en œuvre de cette politique, dont la France a été sinon la pionnière en Europe, du moins le pays où l'ensemble de la puissance publique a mis le maximum d'efforts pour imposer un agenda de restauration de continuité. Les nombreux problèmes rencontrés en France n'ont pas empêché l'Union européenne d'adopter en 2024 (avec quelques difficultés) une règlementation de "restauration de la nature" qui s'inspire de l'objectif de démantèlement d'ouvrages, même si le périmètre de ce texte européen est finalement peu ambitieux (ou plus réaliste) par rapport aux choix français (25 000 km de rivières à restaurer dans toute l'Union versus le même linéaire classé dans notre seul pays).  

Si cet article de recherche a le mérite de faire l'état des lieux et de pointer les carences de la restauration de continuité écologique en France, tout en suggérant des pistes de changement ayant tout à fait notre soutien, il n'en présente pas moins diverses limites.

Dans la manière de présenter la question des ouvrages, les auteurs nous semblent minorer l'importance de certains travaux sur la biodiversité des milieux artificiels ou semi-naturels ainsi que  sur les services écosystémiques associés à ces milieux (dont la dépollution, assez bien documentée mais à peine survolée dans l'article, ou encore la régulation des crues et sécheresses, un des motifs d'existence des ouvrages). La qualification de l'effet d'un ouvrage transversal comme apparition d'un tronçon "lentique" semble aussi décalée des connaissances sur les dynamiques plus complexes à l'oeuvre quand le régime d'écoulement change (vers un style davantage semi-lotique, ou de transition). On pourrait également regretter que la continuité temporelle de l'écoulement, 4e dimension du concept, ne soit pas vraiment traitée, alors que le sujet a une certaine importance dans le double contexte d'une pression sur les demandes de prélèvement et de forts changements attendus du fait du réchauffement climatique. 

De même, il y a bel et bien depuis 15 ans des travaux d'hydro-écologie quantitative qui essaient de pondérer l'importance des impacts sur les milieux selon les indicateurs biologiques retenus par la règlementation : la plupart sinon la totalité de ces travaux concluent que les changements d'usages des sols du lit majeur et les pollutions sont un facteur bien plus important que la fragmentation, en particulier longitudinale. Celle-ci affecte assurément des espèces spécialisées et ayant besoin de migration à longue distance, mais le tableau est nettement moins clair pour la grande majorité des espèces aquatiques, amphibies et rivulaires n'ayant pas ce besoin particulier dans leur cycle de vie. En outre, il n'y a pas de hiérarchisation entre des analyses sur l'effet local des obstacles à l'écoulement (qui créent un habitat différent, donc avec des variations observées dans de nombreuses monographies) et des analyses en terme d'équilibre physique, chimique, biologique du bassin versant (permettant de dire si ces variations locales liées aux ouvrages sont importantes ou négligeable, notamment en impact sur la diversité biologique de type bêta et gamma d'un bassin versant). Trouver une différence locale avant / après une construction ou un effacement d'ouvrage est presque un truisme : mais évaluer si cela fait la différence par rapport à la diversité biologique (ou à la dynamique sédimentaire) déjà présente dans un bassin est censé être l'objectif réel des politiques publiques concernées. Or ce point est généralement inconnu, ce qui est ennuyeux pour une politique se disant fondée sur la science et sur la preuve. 

Enfin, et plus essentiellement peut-être, l'article de Maria Alp et de ses collègues évite ce qui devrait être selon nous le premier point de vigilance : assumer pleinement et non superficiellement les conséquences d'une définition de la nature comme construction sociale et politique. Ou d'une définition du milieu comme "hybride" social et écologique. En tant qu'acteur associatif, nous anticipons que les points de vigilance des auteurs risquent (en France) d'être interprétés par l'acteur public en charge de la restauration écologique comme un simple besoin d'accompagnent et de pédagogie d'une politique toujours posée comme indiscutable dans ses finalités comme indiscutée dans ses fondements. On fera peut-être l'effort de dire qu'il y a des patrimoines et des usages de l'eau, mais sans voir ces patrimoines et usages comme des forces actives du bassin versant au même titre que d'autres – juste des "impacts" à minimiser ou supprimer. 

Or, si la recherche met en évidence que les milieux de l'Anthropocène sont composés de "socio-écosystèmes" où l'influence humaine a été et sera toujours inextricablement combinée à des facteurs non-humains, alors il ne s'agit plus de "restaurer" un état ancien et perdu des rivières et de leurs lits majeurs, mais d'"instaurer" des états futurs en fonction des réalités et des attentes propres à chaque bassin. Ces états futurs auront peut-être (sans doute) une dimension importante de continuité hydrographique... mais peut-être pas : il n'existe plus une vision préconçue et valable pour tout territoire de ce que doit être la "nature" si celle-ci co-évolue selon nos choix hier, aujourd'hui et demain. La continuité ne peut pas se justifier par une tautologie où le simple écart d'une nature théorique sans humain et d'une nature effective avec humain deviendrait un motif suffisant pour supprimer cet écart. Encore faut-il que la société y trouve du sens, de la valeur et de l'intérêt. Car c'est bien ainsi que les eaux et les hommes évoluent ensemble depuis quelques milliers de générations.

Référence : Alp M et al (2024). Restaurer la continuité écologique des cours d’eau : que sait-on et comment passer collectivement à l’action ? VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, 24(2).